Elle le sait. Il sait qu’elle le sait. Ce jeu de miroirs, c’est leur rituel à eux, la reprise au niveau du couple conjugal du grand jeu gémellaire dont Jean-Paul est en train d’instaurer patiemment les règles, une reprise triviale et superficielle, semblable aux amours ancillaires qui dans certaines pièces de théâtre doublent sur le mode comique les amours sublimes du seigneur et de la princesse.
Il y a vingt ans, Édouard a obligé Maria-Barbara à choisir avec lui et à décorer un bel appartement dans l’île Saint-Louis. C’était – disait-il – pour leurs fugues d’amoureux – grand restaurant, théâtre, souper. Avait-il oublié – ou seulement feint d’oublier – le peu de goût de Maria-Barbara pour les déplacements, pour Paris, pour les parties fines ? Elle voulut bien se prêter au jeu, par gentillesse, par paresse, visita, décida, signa, décora, mais, le dernier artisan parti, elle ne retourna plus dans l’île Saint-Louis, laissant à Édouard le champ libre pour ses rendez-vous d’affaires. Ces rendez-vous s’étaient vite multipliés, prolongés. Édouard disparaissait des semaines entières, laissant Maria-Barbara à ses enfants, et les ateliers des Pierres Sonnantes au contremaître Guy Le Plorec. Apparemment au moins elle a pris son parti de ces absences, absorbée par les soins jardiniers, la surveillance du ciel, la grande volière, la foule de ses enfants à laquelle se mêlaient toujours des innocents de Sainte-Brigitte, et surtout les jumeaux dont la présence rayonnante suffit à l’apaiser.
Elle se lève et aidée par Édouard elle rassemble les objets familiers qui entourent traditionnellement ses après-midi de chaise longue. Ses lunettes repliées sur un roman – le même depuis des mois –, la corbeille où elle range le tricot rendu vain par l’improbabilité d’une nouvelle naissance, son châle tombé dans l’herbe qu’elle jette sur ses épaules. Puis laissant à Méline le soin de rentrer tables, chaises et hamac, appuyée au bras d’Édouard, elle emprunte d’une démarche lourde le sentier scabreux qui monte en lacets vers la Cassine où les jumeaux se précipitent en gazouillant.
La Cassine est une vaste bâtisse assez peu caractéristique, comme la plupart des maisons de haute Bretagne, à l’origine une vieille et pauvre ferme, promue à la fin du siècle dernier maison bourgeoise par les maîtres des Pierres Sonnantes. De son passé modeste elle conserve des murs en pisé – le granit n’apparaissant qu’aux angles, aux encadrements des portes et des fenêtres et au soubassement –, une toiture à deux fortes pentes dont le chaume a été remplacé par des ardoises grises, un escalier extérieur qui gagne les combles. Ceux-ci ont été aménagés par Édouard pour y loger les enfants, et la lumière y pénètre par quatre lucarnes saillant fortement avec leur propre toiture à versant frontal formant auvent. Édouard a refoulé toute sa progéniture dans ce grenier où il ne s’est pas aventuré trois fois en vingt ans. Il avait rêvé que le rez-de-chaussée demeurât le domaine privé du couple Surin, celui où Maria-Barbara consentirait à oublier un moment qu’elle était mère pour redevenir épouse. Mais ces combles, où régnait un désordre chaleureux et secrètement organisé selon la personnalité de chacun et le réseau de ses relations avec les autres, exerçaient sur elle un attrait irrésistible. Tous ses enfants qui lui avaient échappé en grandissant, elle les retrouvait dans cette confusion affectueuse et elle s’oubliait dans la foule disparate des jeux et des sommeils. Il fallait qu’Édouard dépêchât Méline à sa recherche pour qu’elle consentît à redescendre vers lui.
Sainte-Brigitte, un établissement destiné aux jeunes handicapés, partageait de l’autre côté de la route avec l’usine de tissage les bâtiments de l’ancienne Chartreuse du Guildo, désaffectés depuis 1796. Les innocents disposaient des bâtiments de servitude – anciens dortoirs, réfectoires, ouvroirs, infirmerie et bailliage – auxquels s’ajoutait naturellement la jouissance des jardins qui descendaient en pente douce vers la Cassine. De leur côté les ateliers de l’usine occupaient le palais abbatial, les appartements des officiers groupés autour du cloître, la ferme, les écuries et l’église dont le clocher-pignon couvert de lichen doré se voit de Matignon à Ploubalay.
La Chartreuse du Guildo a connu ses heures de gloire et de détresse lors du désastre essuyé par les Blancs en 1795. Le débarquement à Carnac d’une armée royaliste le 27 juin avait été précédé d’une action de diversion dans la baie de l’Arguenon. Là, un groupe armé, débarqué à l’avance, avait infligé de lourdes pertes aux troupes républicaines avant de se retrancher dans l’abbaye dont le chapitre lui était acquis. Mais la victoire de Hoche sur Cadoudal et ses alliés avait scellé le sort des chouans du Guildo, dont le rembarquement avait été retardé par la marée basse. L’abbaye avait été prise d’assaut la veille du 14 juillet, et les cinquante-sept prisonniers blancs fusillés et enterrés dans le cloître transformé en fosse commune. L’année suivante le décret de désaffectation ne fit que consacrer la disparition de la Chartreuse du Guildo, effective depuis la disparition de ses moines.
L’usine avait logé ses bureaux dans les appartements du chapitre. On avait couvert le cloître d’une toiture légère pour y entreposer les rouleaux de toile et les caisses de bobines, cependant que la récente matelasserie avait été reléguée dans les anciennes écuries grossièrement restaurées. Le cœur de l’usine se situait dans la nef de l’église où ronflaient vingt-sept métiers, servis par une ruchée d’ouvrières en blouse grise, les cheveux serrés dans des fichus de couleur.
L’usine, Sainte-Brigitte, et, en contrebas, de l’autre côté de la petite route descendant vers la plage des Quatre Vaux, la Cassine où vivait la grande tribu Surin formaient ainsi l’ensemble des Pierres Sonnantes, assez hétéroclite en principe et qui n’avait d’autre raison de composer un tout organique que la force de l’habitude et de la vie. Les enfants Surin étaient chez eux dans les ateliers et à Sainte-Brigitte, et on s’était accoutumé à voir des innocents divaguer dans l’usine et se mêler aux familiers de la Cassine.
L’un d’eux, Franz, fut un temps le compagnon inséparable des jumeaux. Mais c’était Maria-Barbara qui entretenait avec les innocents les relations les plus tendres. Elle se défendait autant que ses forces y suffisaient contre l’appel d’une redoutable violence qui montait vers elle de ce troupeau maladif, désarmé, d’une simplicité animale. Combien de fois dans le jardin ou la maison, elle sentit des lèvres se poser sur sa main abandonnée ! Alors d’un mouvement doux, elle caressait une tête, une nuque sans regarder le masque batracien levé vers elle avec adoration.
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