Nul doute qu’il n’y eût du Bécassin dans cette image de lui-même qu’il voyait dans ses yeux sombres, mais il y lisait aussi qu’il était un homme d’amour, une chair si étroitement pénétrée de cœur qu’une femme se sentait confiante et rassurée par sa seule présence.

Florence et lui avaient vite été d’accord pour « faire un bout de chemin ensemble », une formule dont le scepticisme aimable le séduisait en le choquant un peu. Elle ne se lassait pas de le faire parler des Pierres Sonnantes, de Maria-Barbara, des enfants, des bords de l’Arguenon, de ses origines rennaises. Il paraissait que cette nomade, cette errante était fascinée par la musique des noms qu’il citait au hasard de ses évocations et qui sentaient la grève et le bocage, Plébouille, la Rougerais, le ruisseau Quinteux, le Kerpont, la Grohandais, le Guildo, les Hébihens… Il était peu probable qu’elle allât jamais dans ce fond de province, et ils ne firent jamais allusion l’un ou l’autre à une pareille éventualité. L’appartement du quai d’Anjou où elle s’était risquée au début de leur liaison lui inspirait un éloignement qu’elle justifiait en invoquant la froide distinction, l’ordre compassé, la beauté morte de ces grandes pièces vides dont les parquets de chêne mosaïqués répondaient aux plafonds à caissons peints. Cette demeure, expliquait-elle à Édouard, ce n’était ni la famille bretonne, ni un quelconque aspect de Paris, mais le produit manqué et comme l’enfant mort-né de deux sources vainement mêlées.

Édouard répondait à ce refus par des arguments contradictoires, à l’image de ses propres incohérences. Les belles demeures de jadis, disait-il, étaient normalement vides. Lorsqu’on avait besoin d’une table, de chaises, de fauteuils, voire d’une chaise percée, les domestiques accouraient avec l’objet demandé. C’est la raréfaction des gens de maison qui nous oblige à vivre dans un encombrement où les contemporains de Molière auraient vu à coup sûr un déménagement imminent ou un emménagement récent. Et il vantait la beauté large et noble des pièces chichement meublées, hautes de plafond et dont la principale et subtile richesse est l’espace même qu’elles offrent à la respiration et aux mouvements corporels. Mais il ajoutait aussitôt que si son appartement restait froid et inhospitalier, c’était faute de présence féminine. Maria-Barbara clouée à la Cassine ne venait jamais à Paris, et si Florence elle-même refusait d’habiter avec lui, il n’y avait aucune chance pour que ces lieux prissent jamais vie.

– Une maison sans femme est une maison morte, argumentait-il. Débarquez ici avec vos malles, répandez dans ces pièces votre désordre personnel. Moi-même, croyez-vous que je me plaise dans ce musée désaffecté ? Une simple salle de bains, tenez ! Je ne m’y sens à l’aise que si je dois chercher mon rasoir au milieu des pots de démaquillant, des crèmes astringentes et des vaporisateurs de parfum. Tout le plaisir de faire sa toilette c’est dans l’indiscrète découverte de la panoplie féminine qu’il réside. Ici la salle de bains est triste comme un bloc opératoire !

Elle souriait, se taisait, disait finalement que cela lui ressemblait vraiment, voulant défendre un appartement trop chic, de se retrouver si vite dans la salle de bains au milieu des pots de crème, des houppettes et des papillotes. Mais finalement, c’était toujours dans son appartement à elle qu’ils se rencontraient, rue Gabrielle, sur la butte Montmartre, une caverne rouge surchargée de tentures, encombrée de bibelots, faite pour vivre la nuit à la lueur de veilleuses rouges et au ras du sol, sur des divans, des poufs, des fourrures, dans un bric-à-brac levantin dont Édouard avait dès le premier jour vanté « l’exquis mauvais goût ». En vérité il était attaché à Florence et à sa bonbonnière par un lien très fort mais complexe qu’il ressentait dans sa chair et dans son cœur, chair captive, mais cœur réticent. Il ne pouvait se nier qu’il aimât Florence d’une certaine manière. Mais paradoxe incroyable, il l’aimait à contrecœur, toute une part de lui-même – la part Gustave aurait dit Alexandre en ricanant – restant sur la réserve. Or cette part de lui-même, il savait qu’elle se trouvait à la Cassine, au chevet de Maria-Barbara, auprès des enfants, des jumeaux surtout.

Sa maladie, après vingt années de mariage heureuses et créatrices, c’était une certaine fêlure de son être qui séparait en lui la soif de tendresse et la faim sexuelle. Il avait été fort, équilibré, sûr de lui et des siens aussi longtemps que cette faim et cette soif étroitement mêlées s’étaient confondues avec son goût de la vie, son assentiment passionné à l’existence. Mais voici que Maria-Barbara ne lui inspirait plus qu’une grande tendresse, vague et douce, dans laquelle il englobait ses enfants, sa maison, sa côte bretonne, un sentiment profond mais sans ardeur, comme ces après-midi d’automne où le soleil émerge des brumes de l’Arguenon pour y redescendre aussitôt dans des nuées suaves et dorées. Sa virilité, il la recouvrait auprès de Florence, dans sa caverne rouge, pleine de maléfices naïfs et douteux qui lui répugnaient un peu bien qu’ils affectassent d’en rire ensemble. Cela aussi l’étonnait et l’attirait, cette faculté qu’elle possédait de prendre ses distances à l’égard de ses origines méditerranéennes, de sa famille à laquelle elle faisait allusion avec désinvolture, et en somme d’elle-même. Savoir observer, juger, moquer, sans rien renier pour autant, en maintenant intacte sa solidarité, son amour profond et intangible, voilà ce dont il était incapable, et dont Florence lui donnait un exemple magistral.

Lui se sentait déchiré, doublement traître et défaillant. Il rêvait d’une rupture, d’une fuite qui restaureraient son ancien bon cœur tout d’une pièce. Il dirait un adieu définitif à Maria-Barbara, aux enfants, aux Pierres Sonnantes, et recommencerait une vie nouvelle à Paris, avec Florence. Le malheur d’un homme comme lui – de beaucoup d’hommes – c’est d’avoir en leur vie assez de ressource pour faire au moins deux fois carrière de mari et de père de famille, alors qu’une femme est épuisée, rebutée bien avant d’avoir établi son dernier enfant. Le second mariage d’un homme avec une femme neuve, d’une génération plus jeune que l’ancienne, est dans la nature des choses. Mais parfois Édouard se trouvait lui-même las, usé, sa virilité ne parlait plus si fort en présence de Florence, quand elle ne faisait pas tout à fait silence.