Il pensait alors que sa place était auprès de sa compagne de toujours, sur ses terres bretonnes, dans la demi-retraite érotique et sentimentale de la solide et calme tendresse des vieux couples.

Les guerres semblent faites tout exprès pour trancher ces insolubles alternatives.

CHAPITRE II
 
Le sacre d’Alexandre

 

Alexandre

Je pense que c’est l’effet de l’âge auquel j’arrive et qu’il en va ainsi pour tout le monde. Ma famille, mes origines familiales dont je me souciais jusqu’à ce jour comme d’une guigne m’intéressent de plus en plus. Il y avait certainement un fond d’hostilité dans la conviction orgueilleuse que j’étais parmi les miens un phénomène unique, inexplicable, imprévisible. Ce milieu familial où j’ai été si totalement incompris s’éloignant, ses membres tombant les uns après les autres, mon aversion désarme, et je suis de plus en plus disposé à me reconnaître comme son produit. Oserais-je avouer que je ne revois plus la grande maison du Vieux Rennes, rue du Chapitre, où sont nées et mortes plusieurs générations de Surin sans une certaine émotion ? Voilà un sentiment nouveau, assez proche en somme de la piété filiale, et dont l’évocation m’aurait fait sauvagement ricaner, il n’y a pas si longtemps.

C’est donc là que vécut Antoine Surin (1860-1925) d’abord entrepreneur de construction et de démolition, puis à la fin de sa vie négociant en tissus et confection. Nous étions trois. L’aîné, Gustave, qu’il a eu le temps d’associer à son premier métier, est demeuré fidèle à la vieille maison où habitent encore sa femme et ses quatre filles. L’entreprise que lui a abandonnée notre père a évolué vers la récupération et la « répurgation » municipales. Le second, Édouard, a épousé la fille d’un des fournisseurs en tissus du négoce paternel qui possédait une petite usine de tissage dans les Côtes-du-Nord. Ma belle-sœur, cette Maria-Barbara, est si prolifique – comme il arrive aux filles uniques – que je la soupçonne de ne pas savoir exactement le nombre de ses enfants. Il est vrai qu’elle paraît avoir mis un terme provisoire à ses grossesses après la naissance de deux jumeaux, Jean et Paul.

Reste le plus jeune des frères Surin, moi, Alexandre. Je n’imagine pas sans jubilation les lignes qui me seraient consacrées dans une chronique familiale traditionnelle et bien-pensante. « Sans doute excessivement choyé par ses parents, il se montra incapable de rien entreprendre, demeura auprès de sa mère aussi longtemps qu’elle fut en vie, et, donnant après sa mort libre cours à ses mauvais penchants, s’abandonna ensuite aux pires turpitudes. »

Rétablissons les faits. Mon père, ayant exercé en somme deux métiers – travaux publics et confection – mes deux frères aînés ont hérité respectivement de l’un et de l’autre. Il ne me restait rien. Rien que ma petite chérie à laquelle je ressemble et qui n’a jamais été heureuse avec son Antoine de mari. Si elle est venue s’installer avec moi à Paris, c’est par libre choix et parce qu’elle ne se sentait plus chez elle dans la maison de la rue du Chapitre envahie par les filles de Gustave et régentée par le dragon qu’il a épousé. Ma fierté et mon réconfort, c’est de lui avoir donné les seules années pleinement heureuses qu’elle a vécues.

Le 20 septembre 1934 une tempête d’équinoxe d’une rare violence ravagea la Bretagne et eut des suites incalculables pour moi. En effet Gustave fut tué ce jour-là sur l’un de ses chantiers par la chute d’une grue qui l’écrasa sous trois tonnes d’ordures ménagères. Cette mort répugnante et grotesque aurait pu me faire sourire, elle me blessa indirectement par le chagrin qu’éprouva ma petite chérie. Il fallut faire avec elle le voyage de Rennes pour les funérailles, serrer la main de tous les notables du cru, affronter ma belle-sœur rendue plus redoutable que jamais par son veuvage, la dignité de chef de famille et les crêpes noirs dont il la revêtait. Mais ce n’était rien encore en comparaison du conseil de famille qu’il fallut endurer le lendemain. Je pensais n’avoir rien à faire de la succession de mon frère, et j’avais projeté d’aller herboriser sur les rives de la Vilaine – la mal-nommée car on y cueille de beaux brins de garçons pas trop farouches. Ah bien ouiche ! La veuve avait dû subodorer mes velléités vagabondes, car elle m’épingla le soir devant toute la famille et me dit de sa voix de violoncelle mûr et meurtri :

– Demain, notre vieil ami de toujours, Me Dieulefît, présidera notre conseil de famille. Nous comptons tous sur vous, cher Alexandre. Votre présence est ab-so-lu-ment indispensable.

Fallait-il qu’elle me connût bien, la harpie, pour insister aussi fort !

Je n’ai jamais su si le coup avait été monté à l’avance par toute la famille, mais je me suis trouvé tout soudain après une heure et demie de parlotes anesthésiantes devant un piège énorme, béant, totalement imprévu. Des parlotes précitées en effet auxquelles je n’avais prêté qu’une très lointaine attention, il découlait tout à coup avec une nécessité apodictique que les affaires de Gustave étaient considérables, qu’elles ne pouvaient demeurer sans direction, que celle-ci devait émaner du sein de la famille, et que moi seul pouvais en assumer la charge.

Moi ? Je me vois encore, foudroyé de stupéfaction, l’index pointé sur la poitrine, parcourant d’un visage ébahi le demi-cercle de figures de marbre qui m’entouraient et que faisait hocher le oui, oui, oui d’un destin impitoyable. Moi ? Me glisser dans les pantoufles encore chaudes de ce pisse-vinaigre qui conduisait chaque dimanche son dragon d’épouse et ses quatre filles laides à la grand-messe de la cathédrale Saint-Pierre ? Moi ? Prendre la direction de cette entreprise ridicule et malodorante ? Cette inénarrable bouffonnerie me suffoquait.

Je me levai, sortis et me jetai dans une marche de chasseur à pied à travers la ville. Mais le soir, en regagnant rue du Chapitre, la petite chambre de mon adolescence, je trouvai sur la table de chevet une plaquette assez luxueuse, imprimée sobrement sur papier couché et portant ce titre énigmatique :

 

LA SEDOMU ET SON ŒUVRE DE RÉPURGATION

 

Une main invisible pourvoyait à ce qu’une certaine idée fît son chemin.

Répurgation ! Cela semblait échappé d’un traité de médecine digestive ou d’une étude de casuistique religieuse. Tout Gustave était dans ce néologisme – inutile de le chercher dans un dictionnaire – qui traduisait bien son effort pour surcompenser son horrible métier par des airs de recherches intestino-spirituelles.