J’ai toujours pensé qu’une taille excessive était un handicap qui pouvait devenir mortel au-delà de certaines limites. Certains animaux de l’ère secondaire en ont fait la cruelle expérience. Édouard est plus grand que moi sans doute ; en vérité, il est trop grand. Cela le sert auprès des femmes. J’ai maintes fois observé qu’une stature hors du commun est un atout sans réplique aux yeux de ces pintades, quelles que soient les disgrâces qui puissent l’accompagner. Vous pouvez être myope, chauve, obèse, bossu et avoir l’haleine fétide, si vous mesurez plus d’un mètre quatre-vingt-cinq toute la volaille sera à vos pieds. Au demeurant Édouard n’a nul besoin de cette grossière séduction. Jeune, il était beau, il était mieux que beau. Il émanait de lui une force, un goût de la vie, un dynamisme calme qui vous atteignaient en vagues chaleureuses. L’affabilité. Je ne trouve pas de meilleur mot pour désigner cette atmosphère de courtoisie tendre qu’il transportait avec lui. Elle agissait sur les hommes. Quel n’était pas son pouvoir de séduction sur les femmes ! Il avait une certaine façon de les regarder, ironique et tendre, de biais un peu, en passant son index sur les bouts de sa moustachette aux commissures de ses lèvres… Sacré Édouard ! L’a-t-il humé à larges lampées le nectar empoisonné de l’hétérosexualité ! Quel appétit ! Quel bonheur !

Le résultat ne s’est pas fait attendre. Le charme d’Édouard est celui – souvent irrésistible – des hommes faibles et sans caractère. Il sortait à peine de l’adolescence qu’il se trouvait marié. Maria-Barbara accoucha peu de temps après leur voyage de noces. Depuis elle n’a plus arrêté. Ses relevailles étaient si précipitamment suivies de recouchailles qu’on aurait dit qu’elle se faisait féconder par l’air du temps. Je l’ai vue rarement, mais jamais ailleurs que sur une chaise longue. Belle, ô belle ! Majestueuse, l’alma genitrix dans toute sa sereine grandeur. Un ventre doux, étalé, plein de fructueuses fermentations, toujours entourée d’une marmaille de louve romaine. Comme si les délais de la gestation étaient encore trop longs pour elle, elle a eu des jumeaux. Jusqu’où n’ira-t-elle pas ?

J’ai continué à voir Édouard de loin en loin à Paris. Notre mère était l’occasion de rencontres qui n’étaient pas déplaisantes, mais que nous n’aurions provoquées sans elle ni l’un, ni l’autre. J’ai vu la fatigue, puis la maladie miner cette belle nature. Entre la vie familiale et professionnelle accablante de monotonie qu’il menait aux Pierres Sonnantes et les escapades, puis les séjours de fiesta de plus en plus prolongés à Paris, sa prestance s’est courbée, sa jactance s’est dégonflée, tandis que la rondeur un peu enfantine de ses joues fondait en bajoues malsaines. Sa vie se partageait entre l’ennui breton et la fatigue parisienne, alimentés par la trop maternelle Maria-Barbara et la trop mondaine Florence, sa maîtresse. J’ai appris qu’il était diabétique. Sa corpulence s’est alourdie, puis elle est tombée en tunique de peau et de plis sur un squelette qui révéla son étroitesse.

En vérité son cas a de quoi rendre pessimiste. Voilà un homme beau, généreux, séduisant, travailleur, un homme en accord parfait avec son époque et son entourage, un homme qui a toujours dit oui à tout, sincèrement, du fond du cœur, oui à la famille, oui aux plaisirs de tout le monde, oui aux peines inséparables de la condition commune.