Sa grande force a toujours été d’aimer. Il a aimé les femmes, la bonne cuisine, les vins, les réunions brillantes, mais aussi sûrement sa femme, ses enfants, les Pierres Sonnantes, et plus sûrement encore la Bretagne, la France.

En toute justice il aurait dû connaître une vie ascendante, en voie triomphale, semée de bonheurs et d’honneurs, jusqu’à une fin en apothéose. Au lieu de quoi, le voilà décliner, tourner à l’aigre, jaunir… Sûrement, il aura une fin lamentable.

Tandis que moi, contraint au départ à prendre les gens et les choses carrément à rebrousse-poil, tournant toujours dans le sens contraire de la rotation de la terre, je me suis construit un univers, fou peut-être, mais cohérent et surtout qui me ressemble, tout de même que certains mollusques sécrètent autour de leur corps une coquille biscornue mais sur mesure. Je ne m’illusionne pas sur la solidité et l’équilibre de ma construction. Je suis un condamné en sursis d’exécution. Je constate cependant que mon frère ayant mangé son blé en herbe à une époque où j’étais petit, laid et malheureux, doit m’envier aujourd’hui ma belle santé et mon joyeux appétit de vivre.

Cela prouve que le bonheur doit comporter une juste proportion de donné et de construit. Celui d’Édouard lui a été presque entièrement donné au berceau. C’était un irréprochable et très confortable vêtement de confection dans lequel ayant la taille « standard », il s’est glissé comme dans un gant. Puis avec les années, il s’est râpé, effiloché, il est tombé en guenilles, et Édouard a assisté impuissant et navré à cette ruine.

Il y a dans mon cas un excès inverse. Tout chez moi a été savamment obtenu, la part du hasard et de la chance y étant réduite à portion congrue. L’édifice est fragile. Il suffira d’une saute un peu forte du milieu pour que cette coquille par trop raffinée vole en éclats. Du moins saurai-je alors en fabriquer une autre. Si j’en ai le temps et la force. Et surtout s’il m’en reste le goût…

*

Je ne retourne pas à Rennes sans que mes pas me conduisent au collège du Thabor, en bordure du jardin du même nom, installé dans les murs de l’ancienne abbaye bénédictine de Saint-Mélaine. Le Thabor ! nom mystérieux, environné d’un prestige magique, nom sacré où il y a de l’or et du tabernacle ! Toute mon adolescence tressaille en moi en l’entendant retentir… Mais s’il contient des promesses d’extases et de transfiguration, je fus le seul des trois enfants Surin que visita en ces vieux murs la lumière de l’Esprit-Saint.

J’imagine avec peine et non sans accablement l’ennui des années de collège d’un hétérosexuel. Plongé corps et âme dans un milieu humain sexuellement sans saveur, sans couleur et sans odeur pour lui, quelle ne doit pas être la grisaille de ses jours et de ses nuits ! Mais en somme n’est-ce pas le juste apprentissage de ce que la vie lui prépare ?

Tandis que moi, grands dieux ! Le Thabor a été la fournaise de désir et d’assouvissement de mon enfance et de mon adolescence. J’ardais de tous les feux de l’enfer dans une promiscuité qui ne se relâchait pas une seconde à travers les douze avatars dont notre emploi du temps l’habillait : dortoir, chapelle, étude, réfectoire, cour, urinoir, salle de gymnastique, terrain de sports, salle d’armes, escaliers, préaux, lavabos. Chacun de ces lieux était un haut lieu en son genre, et un terrain de chasse et de prise selon douze méthodes différentes. Dès le premier jour, j’avais été saisi par une ébriété amoureuse en m’enfonçant dans l’atmosphère saturée de virilités naissantes du collège. Que ne donnerais-je pas aujourd’hui, rejeté dans les ténèbres hétérosexuelles, pour retrouver quelque chose de cet embrasement !

Je fus initié par surprise, en devenant la proie consentante et heureuse de ce que les « Fleurets » appelaient « la pêche à la coquille ». L’étude du soir venait de s’achever et nous sortions en rangs pour nous rendre au réfectoire par le préau. J’étais l’un des derniers à sortir, mais non le dernier, et je me trouvais à quelques mètres encore de la porte de la classe quand l’élève préposé à ce soin éteignit les lampes. Je poursuivis lentement dans une pénombre déchirée par les lampadaires du préau. J’avais les mains unies derrière le dos, les paumes ouvertes à hauteur de fesses. J’eus le sentiment vague qu’une légère bousculade se produisait derrière moi, et je sentis un relief s’enfoncer dans mes mains avec une insistance qui ne pouvait être le fait du hasard. Poussé en avant et bientôt arrêté par les élèves qui me précédaient, je dus bien admettre que j’étais en train de serrer à deux mains le sexe bandé sous la mince étoffe de son pantalon de l’élève qui me suivait. En dénouant mes mains, en les soustrayant à cette offrande, j’aurais d’un geste imperceptible repoussé l’avance qui m’était faite. Je répondis au contraire en reculant, en ouvrant toutes grandes mes mains, comme des coquilles, comme des corbeilles pour recueillir les premiers fruits de l’amour furtif.

C’était ma première rencontre avec le désir, vécu non plus solitairement et comme un honteux secret, mais dans la complicité, j’allais dire – mais ce serait bientôt vrai – dans la communauté. J’avais onze ans.