Mais, bah! quand Helmina me raconte le malheur de la Lorraine, je renvoie le milord, je cours à ma chambre prendre ce que j'avais de linge, mon matelas, ma couverture, je fais mettre ça sur le dos d'un commissionnaire, et je trotte à la cave avec la femme à Goubin... Ah! fallait voir comme elle était contente, la pauvre Lorraine! Nous l'avions veillée nous deux, Helmina; quand elle a pu se lever, je l'ai aidée du reste de mon argent jusqu'à ce qu'elle ait pu se remettre à son bateau. Maintenant elle gagne sa vie; mais je ne puis pas venir à bout de lui faire donner ma note de blanchissage! Je vois bien qu'elle veut s'acquitter comme ça! D'abord... si ça continue, je lui ôterai ma pratique..., dit la Goualeuse d'un air important.
—Et la femme à Goubin? demanda le Chourineur.
—Comment! tu ne sais pas? dit la Goualeuse.
—Non, quoi donc?
—Ah! la malheureuse!... Goubin ne l'a pas manquée! Trois coups de couteau entre les deux épaules! On lui avait dit qu'elle rôdait du côté de l'Hôtel-Dieu; et un soir, comme elle sortait de sa cave pour aller chercher du lait pour la Lorraine, il l'a tuée.
—C'est donc pour ça qu'il a une fièvre cérébrale [37], et qu'il sera, dit-on, fauché [38] dans huit jours? dit le Chourineur.
—Justement, dit la Goualeuse.
—Et quand tu as eu donné ton argent à la Lorraine, qu'as-tu fait, ma fille? dit Rodolphe.
—Dame, alors j'ai cherché de l'ouvrage. Je savais très-bien coudre; j'avais bon courage, je n'étais pas embarrassée; j'entre dans une boutique de lingère de la rue Saint-Martin. Pour ne tromper personne, je dis que je sors de prison depuis deux mois, et que j'ai bonne envie de travailler: on me montre la porte. Je demande de l'ouvrage à emporter; on me dit que je me moque du monde en demandant qu'on me confie seulement une chemise. Comme je m'en retournais bien triste... j'ai rencontré l'ogresse et une des vieilles qui étaient toujours après moi depuis ma sortie de prison... Je ne savais plus comment vivre... Elles m'ont emmenée... elles m'ont fait boire de l'eau-de-vie... Et voilà...
—Je comprends, dit le Chourineur: je te connais maintenant comme si j'étais tes père et mère et que tu n'aurais jamais quitté mon giron. Eh bien! voilà, j'espère, une confession.
—On dirait que ça t'attriste, ma fille, d'avoir raconté ta vie, dit Rodolphe.
—Le fait est que ça me chagrine de regarder ainsi derrière moi; depuis mon enfance, c'est la première fois qu'il m'arrive de me rappeler toutes ces choses-là à la fois... et ça n'est pas gai... n'est-ce pas, Chourineur?
—C'est ça, dit celui-ci avec ironie, tu regrettes peut-être d'avoir pas été fille de cuisine dans une gargote, ou domestique chez de vieilles bêtes à soigner les leurs?
—C'est égal... ça doit être bon d'être honnête..., dit Fleur-de-Marie avec un soupir.
—Honnête! oh!... c'te bête!... s'écria le bandit avec un bruyant éclat de rire. Honnête!... Et pourquoi pas rosière tout de suite, pour honorer tes père et mère que tu ne connais pas?
La figure de la jeune fille avait perdu depuis quelques moments l'expression d'insouciance qui la caractérisait. Elle dit au Chourineur:
—Tiens, Chourineur, je ne suis pas pleurnicheuse... Mon père ou ma mère m'ont jetée au coin de la borne comme un petit chien qu'on a de trop; je ne leur en veux pas; ils n'avaient pas sans doute de quoi se nourrir eux-mêmes! Ça n'empêche pas, vois-tu, Chourineur, qu'il y a des sorts plus heureux que le mien.
—Toi? mais qu'est-ce donc qu'il te faut? T'es flambante comme une Vénus; t'as pas dix-sept ans; tu chantes comme un rossignol; tu as l'air d'une vierge, on t'appelle Fleur-de-Marie, et tu te plains! Mais qu'est-ce que tu diras donc quand tu auras une chaufferette sous les arpions [39], et une teignasse en chinchilla, comme voilà l'ogresse!
—Oh! je ne viendrai jamais à cet âge-là.
—Peut-être que tu auras un brevet d'invention pour ne pas bivarder [40]!
—Non, mais je n'aurai pas la vie si dure! j'ai déjà une mauvaise toux!
—Ah! bon! je te vois d'ici dans le mannequin du trimbaleur des refroidis [41]. Es-tu bête... va!
—Est-ce que ça te prend souvent, ces idées-là, Goualeuse? dit Rodolphe.
—Quelquefois... Tenez, monsieur Rodolphe, vous comprenez peut-être ça, vous: le matin, quand je vais acheter mon sou de lait à la laitière au coin de la rue de la Vieille-Draperie, et que je la vois s'en retourner dans sa petite charrette avec son âne, elle me fait bien souvent envie, allez... Je me dis: Elle s'en va dans la campagne, au bon air, dans sa maison, dans sa famille... et moi je remonte toute seule dans le chenil de l'ogresse, où on ne voit pas clair en plein midi.
—Eh bien! sois honnête, ma fille, fais-en la farce... sois honnête dit le Chourineur.
—Honnête! mon Dieu! et avec quoi donc veux-tu que je sois honnête! Les habits que je porte appartiennent à l'ogresse; je lui dois pour mon garni et pour ma nourriture...
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