je ne puis bouger d'ici... elle me ferait arrêter comme voleuse... Je lui appartiens... il faut que je m'acquitte...
En prononçant ces dernières et horribles paroles, la malheureuse ne put s'empêcher de frissonner.
—Alors reste comme tu es, et ne te compare plus à une campagnarde, dit le Chourineur. Est-ce que tu deviens folle? Mais songe donc que toi tu brilles dans la capitale, tandis que la laitière s'en va faire la bouillie à ses moutards, traire ses vaches, chercher de l'herbe pour ses lapins, et recevoir une raclée de son mari quand il sort du cabaret. En voilà une de ces destinées qui peut se vanter d'être... flatteuse!
—À boire, Chourineur, dit brusquement Fleur-de-Marie après un assez long silence; et elle tendit son verre. Non, pas de vin, de l'eau-de-vie... c'est plus fort, dit-elle de sa voix douce, en écartant le broc de vin que le Chourineur approchait de son verre.
—De l'eau-de-vie! à la bonne heure! Voilà comme je t'aime, ma fille; t'es crâne! dit cet homme, sans comprendre le mouvement de la jeune fille et sans remarquer une larme qui vint trembler au bout des cils de la Goualeuse.
—C'est dommage que l'eau-de-vie soit si mauvaise à boire... car ça étourdit bien..., dit Fleur-de-Marie en remettant son verre sur la table après avoir bu avec autant de répugnance que de dégoût.
Rodolphe avait écouté ce récit d'une triste naïveté avec un intérêt croissant. La misère, l'abandon, plus que ses mauvais penchants, avaient perdu cette misérable jeune fille.
Le lecteur n'a pas oublié que deux des hôtes du tapis-franc étaient attentivement observés par un troisième personnage récemment arrivé dans le cabaret.
L'un de ces deux hommes, on l'a dit, portait un bonnet grec, cachait toujours sa main gauche, et avait instamment demandé à l'ogresse si le Maître d'école n'était pas encore venu.
Pendant le récit de la Goualeuse, qu'ils ne pouvaient entendre, ces deux hommes s'étaient plusieurs fois parlé à voix basse, en regardant du côté de la porte avec anxiété.
Celui qui portait un bonnet grec dit à son camarade:
—Le Maître d'école n'aboute pas [42]; pourvu que le zig [43] ne l'ait pas escarpé à la capahut [44].
—Ça serait flambant pour nous qui avons nourri le poupard [45]! reprit l'autre.
Le nouveau venu, qui observait ces deux hommes, était placé trop loin d'eux pour que leurs dernières paroles arrivassent jusqu'à lui; après avoir plusieurs fois très-adroitement consulté un petit papier caché dans le fond de sa casquette, il parut satisfait de ses remarques, se leva de table et dit à l'ogresse, qui sommeillait dans son comptoir, les pieds sur sa chaufferette, son gros chat noir sur ses genoux:
—Dis donc, mère Ponisse, je vais rentrer tout de suite; veille à mon broc et à mon assiette... car il faut se défier des francs licheurs.
—Sois tranquille, mon homme, dit la mère Ponisse, si ton assiette est vide et ton broc aussi, on n'y touchera pas.
L'homme se prit à rire de la plaisanterie de l'ogresse et disparut sans que son départ fût remarqué.
Au moment où cet homme sortit, Rodolphe aperçut dans la rue le charbonnier à figure noire et à taille colossale dont nous avons parlé; avant que la porte fût refermée, Rodolphe eut le temps de manifester par un geste d'impatience combien lui était importune l'espèce de surveillance protectrice du charbonnier; mais ce dernier, sans tenir compte de la contrariété de Rodolphe, ne quitta pas les abords du tapis-franc.
Malgré le verre d'eau-de-vie qu'elle avait bu, la Goualeuse ne retrouvait pas sa gaieté; sous l'influence de cet excitant, sa physionomie devenait au contraire de plus en plus triste: le dos appuyé au mur, la tête baissée sur sa poitrine, ses grands yeux bleus errant machinalement autour d'elle, la malheureuse créature semblait accablée des plus sombres pensées.
Deux ou trois fois Fleur-de-Marie, rencontrant le regard fixe de Rodolphe, avait détourné la vue; elle ne se rendait pas compte de l'impression que lui causait cet inconnu. Gênée, oppressée par sa présence, elle se reprochait de se montrer si peu reconnaissante envers celui qui l'avait arrachée des mains du Chourineur; elle regrettait presque d'avoir si sincèrement raconté sa vie devant Rodolphe.
Le Chourineur, au contraire, se trouvait fort en gaieté; à lui seul il avait dévoré l'arlequin; le vin et l'eau-de-vie le rendaient très-communicatif; la honte d'avoir trouvé son maître, comme il disait, s'était effacée devant les généreux procédés de Rodolphe, et il lui reconnaissait d'ailleurs une si grande supériorité que son humiliation avait fait place à un sentiment qui tenait de l'admiration, de la crainte et du respect.
Cette absence de rancune, la sauvage franchise avec laquelle il avouait avoir tué et avoir été justement puni, l'orgueil féroce avec lequel il se défendait d'avoir jamais volé, prouvaient au moins que, malgré ses crimes, le Chourineur n'était pas un être complètement endurci.
Cette nuance n'avait pas échappé à la sagacité de Rodolphe; il attendait curieusement le récit du Chourineur.
L'ambition de l'homme est si insatiable, si bizarre dans ses prétentions infinies, que Rodolphe désirait l'arrivée du Maître d'école, de ce brigand terrible qu'il venait presque de détrôner. Il engagea donc le Chourineur à tromper son impatience par la narration de ses aventures.
—Allons... mon garçon, lui dit-il, nous t'écoutons.
Le Chourineur vida son verre et commença ainsi:
—Toi, ma pauvre Goualeuse, t'as au moins été recueillie par la Chouette, que l'enfer confonde! tu as eu un gîte jusqu'au moment où l'on t'a emprisonnée comme vagabonde... Moi, je ne me rappelle pas avoir couché dans ce qui s'appelle un lit avant dix-neuf ans... bel âge où je me suis fait troupier.
—Tu as servi, Chourineur? dit Rodolphe.
—Trois ans; mais ça viendra tout à l'heure. Les pierres du Louvre, les fours à plâtre de Clichy et les carrières de Montrouge, voilà les hôtels de ma jeunesse. Vous voyez, j'avais maison à Paris et à la campagne, rien que ça.
—Et quel métier faisais-tu?
—Ma foi, mon maître... j'ai comme un brouillard d'avoir gouépé [46] dans mon enfance avec un vieux chiffonnier qui m'assommait de coups de croc. Faut que ça soit vrai, car je n'ai jamais pu rencontrer un de ces cupidons à carquois d'osier sans avoir envie de tomber dessus: preuve qu'ils avaient dû me battre dans mon enfance. Mon premier métier a été d'aider les équarisseurs à égorger les chevaux à Montfaucon... J'avais dix ou douze ans. Quand j'ai commencé à chouriner ces pauvres vieilles bêtes, ça me faisait une espèce d'effet: au bout d'un mois, je n'y pensais plus; au contraire, je prenais goût à mon état. Il n'y avait personne pour avoir des couteaux affilés et aiguisés comme les miens... Ça donnait envie de s'en servir, quoi! Quand j'avais égorgé mes bêtes, on me jetait pour ma peine un morceau de la culotte d'un cheval mort de maladie, car ceux qu'on abattait se vendaient aux fricoteurs du quartier de l'École-de-Médecine, qui en faisaient du bœuf, du mouton, du veau, du gibier, au goût des personnes... Ah! mais c'est que, lorsque j'avais attrapé mon lopin de chair de cheval, le roi n'était pas mon maître, au moins! Je m'ensauvais avec ça dans mon four à plâtre, comme un loup dans sa tanière; et là, avec la permission des chaufourniers, je faisais sur les charbons, une grillade soignée. Quand les chaufourniers ne travaillaient pas, j'allais ramasser du bois sec à Romainville, je battais le briquet, et je faisais mon rôti au coin d'un des murs du charnier. Dame! c'était saignant et presque cru: mais de cette manière-là, je ne mangeais pas toujours la même chose.
—Et ton nom? Comment t'appelait-on? dit Rodolphe.
—J'avais les cheveux encore plus couleur de filasse que maintenant, le sang me portait toujours aux yeux; eu égard à ça, on m'appelait l'Albinos. Les Albinos sont les lapins blancs des hommes, et ils ont les yeux rouges, ajouta gravement le Chourineur, en manière de parenthèse physiologique.
—Et tes parents, ta famille?
—Mes parents? Logés au même numéro que ceux de la Goualeuse...
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