Lieu de ma naissance? Le premier coin de n'importe quelle rue, la borne à gauche ou à droite, en descendant ou en remontant vers le ruisseau.
—Tu as maudit ton père et ta mère de t'avoir abandonné?
—Ça m'aurait fait une belle jambe!... Mais c'est égal, ils m'ont joué une vilaine farce en me mettant au monde... Je ne m'en plaindrais pas, si encore ils m'avaient fait comme le meg des megs [47] devrait faire les gueux, c'est-à-dire sans froid, ni faim, ni soif; ça ne lui coûterait rien, et ça coûterait pas tant aux gueux d'être honnêtes.
—Tu as eu faim, tu as eu froid, et tu n'as pas volé, Chourineur?
—Non! et pourtant j'ai eu bien de la misère, allez... J'ai fait la tortue [48] quelquefois pendant deux jours, et plus souvent qu'à mon tour... Eh bien! je n'ai pas volé.
—Par peur de la prison?
—Oh! c'te garce! dit le Chourineur en haussant les épaules et riant aux éclats. J'aurais donc pas volé du pain par peur d'avoir du pain?... Honnête, je crevais de faim; voleur on m'aurait nourri en prison!... Non, je n'ai pas volé parce que... parce que... enfin parce que ce n'est pas dans mon idée de voler.
Cette réponse véritablement belle, et dont le Chourineur ne comprit pas la portée, étonna profondément Rodolphe.
Il sentit que le pauvre qui restait honnête au milieu des plus cruelles privations était doublement respectable, puisque la punition du crime pouvait devenir pour lui une ressource assurée.
Rodolphe tendit la main à ce malheureux sauvage de la civilisation, que la misère n'avait pas absolument perdu.
Le Chourineur regarda son amphitryon avec étonnement, presque avec respect; à peine il osa toucher la main qu'on lui offrait. Il pressentit qu'entre lui et Rodolphe il y avait un abîme.
—Bien, bien! lui dit Rodolphe, tu as encore du cœur et de l'honneur...
—Ma foi! je n'en sais rien, dit le Chourineur tout ému; mais ce que vous me dites là... voyez-vous... jamais je n'avais rien senti de pareil... Ce qu'il y a de sûr, c'est que ça... et les coups de poing de la fin de ma raclée... qui étaient si bien festonnés, et qui auraient pu ne finir que demain, tandis qu'au contraire vous me payez à souper... et vous me dites des choses... Enfin suffit, c'est à la vie et à la mort, vous pouvez compter sur le Chourineur.
Rodolphe reprit plus froidement, ne voulant pas laisser deviner l'émotion qu'il ressentait:
—Es-tu resté longtemps aide-équarisseur?
—Je crois bien... D'abord ça avait commencé par m'écœurer d'égorger ces pauvres vieilles bêtes... après, ça m'avait amusé; mais quand j'ai eu dans les environs de seize ans et que ma voix a mué, est-ce que ça n'est pas devenu pour moi une rage, une passion que de chouriner! J'en perdais le boire et le manger... je ne pensais qu'à ça!... Il fallait me voir au milieu de l'ouvrage: à part un vieux pantalon de toile, j'étais tout nu. Quand, mon grand couteau bien aiguisé à la main, j'avais autour de moi (je ne me vante pas) jusqu'à quinze et vingt chevaux qui faisaient queue pour attendre leur tour... tonnerre! quand je me mettais à les égorger, je ne sais pas ce qui me prenait... c'était comme une furie; les oreilles me bourdonnaient! je voyais rouge, tout rouge, et je chourinais... et je chourinais... et je chourinais jusqu'à ce que le couteau me fût tombé des mains! Tonnerre! c'était une jouissance! J'aurais été millionnaire que j'aurais payé pour faire ce métier-là...
—C'est ce qui t'aura donné l'habitude de chouriner, dit Rodolphe.
—Ça se peut bien; mais, quand j'ai eu seize ans, cette rage-là a fini par devenir si forte qu'une fois en train de chouriner je devenais comme fou, et je gâtais l'ouvrage... Oui, j'abîmais les peaux à force d'y donner des coups de couteau à tort et à travers. Finalement, on m'a mis à la porte du charnier. J'ai voulu m'employer chez les bouchers: j'ai toujours eu du goût pour cet état-là...
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