Sa robe d'alépine brune, beaucoup trop large, laissait deviner une taille fine, souple et ronde comme un jonc. Un mauvais petit châle orange, à franges vertes, se croisait sur son sein.
Le charme de la voix de la Goualeuse avait frappé son défenseur inconnu. En effet, cette voix douce, vibrante, harmonieuse, avait un attrait si irrésistible, que la tourbe de scélérats et de femmes perdues au milieu desquels vivait cette jeune fille la suppliaient souvent de chanter, l'écoutaient avec ravissement et l'avaient surnommée la Goualeuse (la chanteuse).
La Goualeuse avait reçu un autre surnom, dû sans doute à la candeur virginale de ses traits...
On l'appelait encore Fleur-de-Marie, mots qui en argot signifient la Vierge.
Pourrons-nous faire comprendre au lecteur notre singulière impression, lorsqu'au milieu de ce vocabulaire infâme, où les mots qui signifient le vol, le sang, le meurtre, sont encore plus hideux et plus effrayants que les hideuses et effrayantes choses qu'ils expriment, lorsque nous avons, disons-nous, surpris cette métaphore d'une poésie si douce, si tendrement pieuse: Fleur-de-Marie?
Ne dirait-on pas un beau lis élevant la neige odorante de son calice immaculé au milieu d'un champ de carnage?
Bizarre contraste, étrange hasard! Les inventeurs de cette épouvantable langue se sont ainsi élevés jusqu'à une sainte poésie! Ils ont prêté un charme de plus à la chaste pensée qu'ils voulaient exprimer!
Ces réflexions n'amènent-elles pas à croire, en songeant ainsi à d'autres contrastes qui rompent souvent l'horrible monotonie des existences les plus criminelles, que certains principes de moralité, de piété, pour ainsi dire innés, jettent encore quelquefois çà et là de vives lueurs dans les âmes les plus ténébreuses? Les scélérats tout d'une pièce sont des phénomènes assez rares.
Le défenseur de la Goualeuse (nous nommerons cet inconnu Rodolphe) paraissait âgé de trente à trente-six ans; sa taille moyenne, svelte, parfaitement proportionnée, ne semblait pas annoncer la vigueur surprenante que cet homme venait de déployer dans sa lutte avec l'athlétique Chourineur.
Il eût été très-difficile d'assigner un caractère certain à la physionomie de Rodolphe; elle réunissait les contrastes les plus bizarres.
Ses traits étaient régulièrement beaux, trop beaux peut-être pour un homme.
Son teint d'une pâleur délicate, ses grands yeux d'un brun orangé, presque toujours à demi fermés et entourés d'une légère auréole d'azur, sa démarche nonchalante, son regard distrait, son sourire ironique, semblaient annoncer un homme blasé, dont la constitution était sinon délabrée, du moins affaiblie par les aristocratiques excès d'une vie opulente.
Et pourtant, de sa main élégante et blanche, Rodolphe venait de terrasser un des bandits les plus robustes, les plus redoutés de ce quartier de bandits.
Nous disons aristocratiques excès, parce que l'ivresse d'un vin généreux diffère complètement de l'ivresse d'un affreux breuvage frelaté; parce qu'en un mot, aux yeux de l'observateur, les excès diffèrent de symptômes comme ils diffèrent de nature et d'espèce.
Certains plis du front de Rodolphe révélaient le penseur profond, l'homme essentiellement contemplatif... et pourtant la fermeté des contours de sa bouche, son port de tête quelquefois impérieux et hardi, décelaient alors l'homme d'action dont la force physique, dont l'audace, exercent toujours sur la foule un irrésistible ascendant.
Souvent son regard se chargeait d'une triste mélancolie, et tout ce que la commisération a de plus secourable, tout ce que la pitié a de plus touchant, se peignait sur son visage. D'autres fois, au contraire, le regard de Rodolphe devenait dur, méchant; ses traits exprimaient tant de dédain et de cruauté qu'on ne pouvait le croire capable de ressentir aucune émotion douce.
La suite de ce récit montrera quel ordre de faits ou d'idées excitait chez lui des passions si contraires.
Dans sa lutte avec le Chourineur, Rodolphe n'avait témoigné ni colère ni haine contre cet adversaire indigne de lui. Confiant dans sa force, dans son adresse, dans son agilité, il n'avait eu qu'un mépris railleur pour l'espèce de bête brute qu'il venait de terrasser.
Pour achever le portrait de Rodolphe, nous dirons que ses cheveux étaient châtain clair, de la même nuance que ses sourcils noblement arqués et que sa petite moustache fine et soyeuse; son menton un peu saillant était soigneusement rasé.
Du reste, les manières et le langage qu'il affectait avec une incroyable aisance donnaient à Rodolphe une complète ressemblance avec les hôtes de l'ogresse. Son cou svelte, aussi élégamment modelé que celui du Bacchus indien, était entouré d'une cravate noire nouée négligemment, et dont les bouts retombaient sur le collet de sa blouse bleue, d'une nuance blanchâtre annonçant la vétusté. Une double rangée de clous armait ses gros souliers. Enfin, sauf ses mains d'une distinction rare, rien ne le distinguait matériellement des hôtes du tapis-franc; tandis que son air de résolution, et, pour ainsi dire, d'audacieuse sérénité, mettait entre eux et lui une distance énorme.
En entrant dans le tapis-franc, le Chourineur, posant une de ses larges mains velues sur l'épaule de Rodolphe, s'écria:
—Salut au maître du Chourineur!... Oui, les amis, ce cadet-là vient de me rincer... Avis aux amateurs qui auraient l'idée de se faire casser les reins ou crever la sorbonne [22], en comptant le Maître d'école qui, cette fois-ci, trouvera son maître... J'en réponds et je le parie!
À ces mots, depuis l'ogresse jusqu'au dernier des habitués du tapis-franc, tous regardèrent le vainqueur du Chourineur avec un respect craintif.
Les uns reculèrent leurs verres et leurs brocs au bout de la table qu'ils occupaient, s'empressant de faire une place à Rodolphe, dans le cas où il aurait voulu se placer à côté d'eux; d'autres s'approchèrent du Chourineur pour lui demander à voix basse quelques détails sur cet inconnu qui débutait si victorieusement dans le monde.
L'ogresse, enfin, avait adressé à Rodolphe l'un de ses plus gracieux sourires. Chose inouïe, exorbitante, fabuleuse dans les fastes du Lapin-Blanc, elle s'était levée de son comptoir pour venir prendre les ordres de Rodolphe et savoir ce qu'il fallait servir à sa société, attention que l'ogresse n'avait jamais eue pour le fameux Maître d'école, terrible scélérat qui faisait trembler le Chourineur lui-même.
Un des deux hommes à figure sinistre que nous avons signalés (celui qui, très-pâle, cachait sa main gauche et rabattait toujours son bonnet grec sur son front) se pencha vers l'ogresse, qui essuyait soigneusement la table de Rodolphe, et lui dit d'une voix enrouée:
—Le Maître d'école n'est pas venu aujourd'hui?
—Non, dit la mère Ponisse.
—Et hier?
—Il est venu.
—Avec sa nouvelle largue [23]?
—Ah ça! est-ce que tu me prends pour un raille [24], avec des drogueries? Est-ce que tu crois que je vais manger mes pratiques sur l'orgue [25]? dit l'ogresse d'une voix brutale.
—J'ai rendez-vous ce soir avec le Maître d'école, répéta le brigand, nous avons des affaires ensemble.
—Ça doit être du propre, vos affaires, tas d'escarpes [26] que vous êtes!
—Escarpes! répéta le bandit d'un air irrité, c'est les escarpes qui te font vivre!
—Ah çà! vas-tu me donner la paix! s'écria l'ogresse d'un air menaçant, en levant sur le questionneur le broc qu'elle tenait à la main.
L'homme se remit à sa place en grommelant.
Fleur-de-Marie, entrant dans la taverne de l'ogresse sur les pas du Chourineur, avait échangé un signe de tête amical avec l'adolescent à figure flétrie.
Le Chourineur dit à ce dernier:
—Eh! Barbillon, tu pitanches donc toujours de l'eau d'aff [27]?
—Toujours! j'aime mieux faire la tortue et avoir des philosophes aux arpions que d'être sans eau d'aff dans l'avaloir et sans tréfoin dans ma chiffarde [28], dit le jeune homme d'une voix cassée, sans changer de position et en lançant d'énormes bouffées de tabac.
—Bonsoir, mère Ponisse, dit la Goualeuse.
—Bonsoir, Fleur-de-Marie, répondit l'ogresse en s'approchant de la jeune fille pour inspecter les vêtements qui couvraient la malheureuse et qu'elle lui avait loués.
Après cet examen, elle lui dit avec une sorte de satisfaction bourrue:
—C'est un plaisir de te louer des effets, à toi... tu es propre comme une petite chatte... aussi je n'aurais pas confié ce joli châle orange à des canailles comme la Tourneuse ou la Tête-de-Mort. Mais aussi c'est moi qui t'ai éduquée depuis ta sortie de prison... et il faut être juste, il n'y a pas un meilleur sujet que toi dans toute la Cité.
La Goualeuse baissa la tête et ne parut nullement fière des louanges de l'ogresse.
—Tiens! dit Rodolphe, vous avez du buis bénit sur votre coucou, la mère?
Et il montra du doigt le saint rameau placé derrière la vielle horloge.
—Eh bien, faut-il pas vivre comme des païens! répondit naïvement l'horrible femme.
Puis, s'adressant à Fleur-de-Marie, elle ajouta:
—Dis donc, la Goualeuse, est-ce que tu ne vas pas nous goualer une de tes goualantes [29]?
—Après souper, mère Ponisse, dit le Chourineur.
—Qu'est-ce que je vais vous servir, mon brave? dit l'ogresse à Rodolphe, dont elle voulait se faire bien venir et peut-être au besoin acheter le soutien.
—Demandez au Chourineur, la mère; il régale; moi, je paye.
—Eh bien! dit l'ogresse en se tournant vers le bandit, qu'est-ce que tu veux à souper, mauvais chien?
—Deux doubles cholettes de tortu à douze, un arlequin et trois croûtons de lartif bien tendre (deux litres de vin à douze sous, trois croûtons de pain très-tendre) et un arlequin [30], dit le Chourineur, après avoir un moment médité sur la composition de ce menu.
—Je vois que tu es toujours un fameux licheur et que tu as toujours une passion pour les arlequins.
—Eh bien! maintenant, la Goualeuse, dit le Chourineur, as-tu faim?
—Non, Chourineur.
—Veux-tu autre chose qu'un arlequin, ma fille? dit Rodolphe.
—Oh! non... ma faim a passé...
—Mais regarde donc mon maître... ma fille! dit le Chourineur en riant d'un gros rire et indiquant Rodolphe du regard. Est-ce que tu n'oses pas le reluquer?
La Goualeuse rougit et baissa les yeux sans répondre.
Au bout de quelques moments, l'ogresse vint elle-même placer sur la table de Rodolphe un broc de vin, un pain et l'arlequin, dont nous n'essayerons pas de donner une idée au lecteur, mais que le Chourineur sembla trouver parfaitement de son goût, car il s'écria:
—Quel plat! Dieu de Dieu!... quel plat! C'est comme un omnibus! Il y en a pour tous les goûts, pour ceux qui font gras et pour ceux qui font maigre, pour ceux qui aiment le sucre et ceux qui aiment le poivre... Des pilons de volaille, des queues de poisson, des os de côtelette, des croûtes de pâté, de la friture, du fromage, des légumes, des têtes de bécasse, du biscuit et de la salade. Mais mange donc, la Goualeuse... c'est du soigné... Est-ce que tu as nocé aujourd'hui?
—Nocé! ah bien oui! J'ai mangé ce matin comme toujours, mon sou de lait et mon sou de pain.
L'entrée d'un nouveau personnage dans le cabaret interrompit toutes les conversations et fit lever toutes les têtes.
C'était un homme entre les deux âges, alerte et robuste, portant veste et casquette, parfaitement au fait des usages du tapis-franc; il employa le langage familier à ses hôtes pour demander à souper.
Quoique cet étranger ne fût pas un des habitués du tapis-franc, on ne fit bientôt plus attention à lui: il était jugé.
Pour reconnaître leurs pareils, les bandits, comme les honnêtes gens, ont un coup d'œil sûr.
Ce nouvel arrivant s'était placé de façon à pouvoir observer les deux individus à figure sinistre dont l'un avait demandé le Maître d'école. Il ne les quittait pas du regard; mais, par leur position, ceux-ci ne pouvaient s'apercevoir de la surveillance dont ils étaient l'objet.
Les conversations, un moment interrompues, reprirent leur cours. Malgré son audace, le Chourineur témoignait une sorte de déférence à Rodolphe; il n'osait pas le tutoyer.
Cet homme ne respectait pas les lois, mais il respectait la force.
—Foi d'homme! dit-il à Rodolphe, quoique j'aie eu ma danse, je suis tout de même flatté de vous avoir rencontré.
—Parce que tu trouves l'arlequin de ton goût?
—D'abord... et puis parce que je grille de vous voir vous crocher avec le Maître d'école, lui qui m'a toujours rincé... le voir rincé à son tour... ça me flattera...
—Ah çà, est-ce que tu crois que pour t'amuser je vais sauter comme un bouledogue sur le Maître d'école?
—Non, mais il sautera sur vous dès qu'il entendra dire que vous êtes plus fort que lui, répondit le Chourineur en se frottant les mains.
—J'ai encore assez de monnaie pour lui donner sa paye! dit nonchalamment Rodolphe; puis il reprit: Ah çà, il fait un temps de chien...
1 comment