si nous demandions un pot d'eau d'aff avec du sucre, ça mettrait peut-être la Goualeuse en train de chanter...
—Ça me va, dit le Chourineur.
—Et pour faire connaissance nous nous dirons qui nous sommes, ajouta Rodolphe.
—L'Albinos, dit Chourineur, fagot affranchi (forçat libéré), débardeur de bois flotté au quai Saint-Paul, gelé pendant l'hiver, rôti pendant l'été, voilà mon caractère, dit le convive de Rodolphe en faisant le salut militaire avec sa main gauche. Ah çà, ajouta-t-il, et vous, mon maître, c'est la première fois qu'on vous voit dans la Cité... C'est pas pour vous le reprocher, mais vous y êtes entré crânement sur mon crâne et tambour battant sur ma peau. Nom d'un nom, quel roulement!... surtout les coups de poing de la fin... J'en reviens toujours là, comme c'était fignolé!... Mais vous avez un autre métier que de rincer le Chourineur?
—Je suis peintre en éventails! et je m'appelle Rodolphe.
—Peintre en éventails! C'est donc ça que vous avez les mains si blanches, dit le Chourineur. C'est égal, si tous vos camarades sont comme vous, il paraît qu'il faut être pas mal fort pour faire cet état-là... Mais puisque vous êtes ouvrier, et sans doute un honnête ouvrier... pourquoi venez-vous dans un tapis-franc, où il n'y a que des grinches, des escarpes ou des fagots affranchis comme moi, et qui ne peuvent aller ailleurs?
—Je viens ici, parce que j'aime la bonne société.
—Hum!... hum!... dit le Chourineur en secouant la tête d'un air de doute. Je vous ai trouvé dans l'allée de Bras-Rouge; enfin... suffit... Vous dites que vous ne le connaissez pas?
—Est-ce que tu vas m'ennuyer encore longtemps avec ton Bras-Rouge, que l'enfer confonde... si ça plaît à Lucifer!...
—Tenez, mon maître, vous vous défiez peut-être de moi, et vous n'avez pas tort... Mais, si vous voulez, je vous raconterai mon histoire... à condition que vous m'apprendrez à donner les coups de poing qui ont été le bouquet de ma raclée... j'y tiens.
—J'y consens, Chourineur, tu me diras ton histoire... et la Goualeuse dira aussi la sienne.
—Ça va, reprit le Chourineur... Il fait un temps à ne pas mettre un sergent de ville dehors... ça nous amusera... Veux-tu, la Goualeuse?
—Je veux bien; mais ça ne sera pas long, dit Fleur-de-Marie...
—Et vous nous direz la vôtre, camarade Rodolphe? ajouta le Chourineur.
—Oui, je commencerai...
—Peintre d'éventails, dit la Goualeuse, c'est un bien joli métier.
—Et combien gagnez-vous, à vous éreinter à ça? dit le Chourineur.
—Je suis à ma tâche, répondit Rodolphe; mes bonnes journées vont à quatre francs, quelquefois à cinq, mais dans l'été, parce que les jours sont longs.
—Et vous flânez souvent, gueusard?
—Oui, tant que j'ai de l'argent: d'abord six sous pour ma nuit dans mon garni.
—Excusez, monseigneur... vous couchez à six sous, vous! dit le Chourineur en portant la main à son bonnet...
Ce mot monseigneur, dit ironiquement par le Chourineur, fit sourire imperceptiblement Rodolphe, qui reprit:
—Oh! je tiens à mes aises et à la propreté.
—En voilà un pair de France! un banquier! un riche! s'écria le Chourineur, il couche à six.
—Avec ça, continua Rodolphe, quatre sous de tabac, ça fait dix; quatre sous à déjeuner, quatorze; quinze sous à dîner; un ou deux sous d'eau-de-vie, ça me fait dans les environs de trente ronds (sous) par jour. Je n'ai pas besoin de travailler toute la semaine; le reste du temps je fais la noce.
—Et votre famille? dit la Goualeuse.
—Le choléra l'a mangée, reprit Rodolphe.
—Qu'est-ce qu'ils étaient, vos parents? demanda la Goualeuse.
—Fripiers sous les piliers des Halles, négociants en vieux chiffons.
—Et combien que vous avez vendu leur fonds? dit le Chourineur.
—J'étais trop jeune, c'est mon tuteur, qui l'a vendu; quand j'ai été major, je lui ai redû trente francs... Voilà mon héritage.
—Et votre maître fabricant, à cette heure? demanda le Chourineur.
—Mon singe [31]? Il s'appelle M. Borel, rue des Bourdonnais, bête... mais brutal:... voleur... mais avare; il aime autant se faire crever un œil que faire la paye aux ouvriers.
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