Au bout de notre carrière, nous nous retrouverons ce que nous sommes aujourd'hui. Ce sentiment sera inaltérable. Enfin, je veux que vous soyez heureux; et ce sera, car je l'ai mis là, dit Clémence en posant son doigt sur son front. Puis, elle reprit avec une expression charmante, en abaissant sa main sur son cœur: Non, je me trompe, c'est là... que cette bonne pensée veillera incessamment... pour vous... et pour moi aussi; et vous verrez, monsieur mon frère, ce que c'est que l'entêtement d'un cœur bien dévoué.

—Chère Clémence! répondit M. d'Harville avec une émotion contenue.

Puis, après un moment de silence, il reprit gaiement:

—Je vous ai fait prier de vouloir bien venir ici avant votre départ, pour vous prévenir que je ne pouvais pas prendre ce matin le thé avec vous. J'ai plusieurs personnes à déjeuner; c'est une espèce d'impromptu pour fêter l'heureuse issue du duel de ce pauvre Lucenay, qui, du reste, n'a été que très-légèrement blessé par son adversaire.

Mme d'Harville rougit en songeant à la cause de ce duel: un propos ridicule adressé devant elle par M. de Lucenay à M. Charles Robert.

Ce souvenir fut cruel pour Clémence, il lui rappelait une erreur dont elle avait honte.

Pour échapper à cette pénible impression, elle dit à son mari:

—Voyez quel singulier hasard: M. de Lucenay vient déjeuner avec vous; je vais, moi, peut-être très-indiscrètement, m'inviter ce matin chez Mme de Lucenay; car j'ai beaucoup à causer avec elle de mes deux protégées inconnues. De là je compte aller à la prison de Saint-Lazare avec Mme de Blainval; car vous ne savez pas toutes mes ambitions: à cette heure j'intrigue pour être admise dans l'œuvre des jeunes détenues.

—En vérité vous êtes insatiable, dit M. d'Harville en souriant; puis il ajouta avec une douloureuse émotion qui, malgré ses efforts, se trahit quelque peu: Ainsi, je ne vous verrai plus... d'aujourd'hui? se hâta-t-il de dire.

—Êtes-vous contrarié que je sorte de si matin? lui demanda vivement Clémence, étonnée de l'accent de sa voix. Si vous le désirez, je puis remettre ma visite à Mme de Lucenay.

Le marquis avait été sur le point de se trahir; il reprit du ton le plus affectueux:

—Oui, ma chère petite sœur, je suis aussi contrarié de vous voir sortir que je serai impatient de vous voir rentrer. Voilà de ces défauts dont je ne me corrigerai jamais.

—Et vous ferez bien, mon ami, car j'en serais désolée.

Un timbre annonçant une visite retentit dans l'hôtel.

—Voilà sans doute un de vos convives, dit Mme d'Harville. Je vous laisse. À propos, ce soir, que faites-vous? Si vous n'avez pas disposé de votre soirée, j'exige que vous m'accompagniez aux Italiens; peut-être maintenant la musique vous plaira-t-elle davantage!

—Je me mets à vos ordres avec le plus grand plaisir.

—Sortez-vous tantôt, mon ami? Vous reverrai-je avant dîner?

—Je ne sors pas... Vous me retrouverez... ici.

—Alors, en revenant, je viendrai savoir si votre déjeuner de garçon a été amusant.

—Adieu, Clémence.

—Adieu, mon ami... à bientôt!... Je vous laisse le champ libre, je vous souhaite mille bonnes folies... Soyez bien gai!

Et, après avoir cordialement serré la main de son mari, Clémence sortit par une porte un moment avant que M. de Lucenay n'entrât par une autre.

—Elle me souhaite mille bonnes folies... Elle m'engage à être gai... Dans ce mot: adieu, dans ce dernier cri de mon âme à l'agonie, dans cette parole de suprême et éternelle séparation, elle a compris: à bientôt... Et elle s'en va tranquille, souriante... Allons... cela fait honneur à ma dissimulation...