Par le ciel! je ne me croyais pas si bon comédien... Mais voici Lucenay...

V

Déjeuner de garçons

M. de Lucenay entra chez M. d'Harville.

La blessure du duc avait si peu de gravité qu'il ne portait même plus son bras en écharpe; sa physionomie était toujours goguenarde et hautaine, son agitation toujours incessante, sa manie de tracasser toujours insurmontable. Malgré ses travers, ses plaisanteries de mauvais goût, malgré son nez démesuré qui donnait à sa figure un caractère presque grotesque, M. de Lucenay n'était pas, nous l'avons dit, un type vulgaire, grâce à une sorte de dignité naturelle et de courageuse impertinence qui ne l'abandonnait jamais.

—Combien vous devez me croire indifférent à ce qui vous regarde, mon cher Henri! dit M. d'Harville en tendant la main à M. de Lucenay; mais c'est seulement ce matin que j'ai appris votre fâcheuse aventure.

—Fâcheuse... allons donc, marquis!... Je m'en suis donné pour mon argent, comme on dit. Je n'ai jamais tant ri de ma vie!... Cet excellent M. Robert avait l'air si solennellement déterminé à ne pas passer pour avoir la pituite... Au fait, vous ne savez pas? C'était la cause du duel. L'autre soir, à l'ambassade de ***, je lui avais demandé, devant votre femme et devant la comtesse Mac-Gregor, comme il la gouvernait, sa pituite. Inde iræ; car, entre nous, il n'avait pas cet inconvénient-là. Mais c'est égal. Vous comprenez... s'entendre dire cela devant de jolies femmes, c'est impatientant.

—Quelle folie! Je vous reconnais bien! Mais qu'est-ce que M. Robert?

—Je n'en sais, ma foi, rien du tout; c'est un monsieur que j'ai rencontré aux eaux; il passait devant nous dans le jardin d'hiver de l'ambassade, je l'ai appelé pour lui faire cette bête plaisanterie, il y a répondu le surlendemain en me donnant très-galamment un petit coup d'épée; voilà nos relations. Mais ne parlons plus de ces niaiseries. Je viens vous demander une tasse de thé.

Ce disant, M. de Lucenay se jeta et s'étendit sur un sofa; après quoi, introduisant le bout de sa canne entre le mur et la bordure d'un tableau placé au-dessus de sa tête, il commença de tracasser et de balancer ce cadre.

—Je vous attendais, mon cher Henri, et je vous ai ménagé une surprise, dit M. d'Harville.

—Ah! bah! et laquelle? s'écria M. de Lucenay en imprimant au tableau un balancement très-inquiétant.

—Vous allez finir par décrocher ce tableau, et vous le faire tomber sur la tête...

—C'est pardieu, vrai! vous avez un coup d'œil d'aigle... Mais votre surprise, dites-la donc?

—J'ai prié quelques-uns de nos amis de venir déjeuner avec nous.

—Ah bien! par exemple, pour ça, marquis, bravo! bravissimo! archi-bravissimo! cria M. de Lucenay à tue-tête en frappant de grands coups de canne sur les coussins du sofa. Et qui aurons-nous? Saint-Remy? Non, au fait, il est à la campagne depuis quelques jours; que diable peut-il manigancer à la campagne en plein hiver?

—Vous êtes sûr qu'il n'est pas à Paris?

—Très-sûr; je lui avais écrit pour lui demander de me servir de témoin... Il était absent, je me suis rabattu sur lord Douglas et sur Sézannes...

—Cela se rencontre à merveille, ils déjeunent avec nous.

—Bravo! bravo! bravo! se mit à crier de nouveau M. de Lucenay.