de Graün de tâcher de la découvrir, en s'adressant, s'il le faut, à la préfecture de police. Il est probable que, dénuées de tout, la mère et la fille auront été chercher un refuge dans quelque misérable hôtel garni. S'il en est ainsi, nous avons bon espoir; car les maîtres de ces maisons y inscrivent chaque soir les étrangers qui y sont venus dans la journée.

—Quel singulier concours de circonstances! dit Mme d'Harville avec étonnement. Combien cela est attachant!

—Ce n'est pas tout... Dans un coin du brouillon de la lettre restée dans le vieux meuble, se trouvaient ces mots: «Écrire à Mme de Lucenay.»

—Quel bonheur! Peut-être saurons-nous quelque chose par la duchesse, s'écria vivement Mme d'Harville. Puis elle reprit avec un soupir: Mais, ignorant le nom de cette femme, comment la désigner à Mme de Lucenay?

—Il faudra lui demander si elle ne connaît pas une veuve, jeune encore, d'une physionomie distinguée, et dont la fille, âgée de seize ou dix-sept ans, se nomme Claire... Je me souviens du nom.

—Le nom de ma fille! Il me semble que c'est un motif de plus de s'intéresser à ces infortunées.

—J'oubliais de vous dire que le frère de cette veuve s'est suicidé il y a quelques mois.

—Si Mme de Lucenay connaît cette famille, reprit Mme d'Harville en réfléchissant, de tels renseignements suffiront pour la mettre sur la voie; dans ce cas encore, le triste genre de mort de ce malheureux aura dû frapper la duchesse. Mon Dieu! que j'ai hâte d'aller la voir! Je lui écrirai un mot ce soir pour avoir la certitude de la rencontrer demain matin. Quelles peuvent être ces femmes? D'après ce que vous savez d'elles, monseigneur, elles paraissent appartenir à une classe distinguée de la société... Et se voir réduites à une telle détresse!... Ah! pour elles la misère doit être doublement affreuse.

—Et cela par la volerie d'un notaire, abominable coquin dont je savais déjà d'autres méfaits... un certain Jacques Ferrand.

—Le notaire de mon mari! s'écria Clémence, le notaire de ma belle-mère! Mais vous vous trompez, monseigneur; on le regarde comme le plus honnête homme du monde.

—J'ai les preuves du contraire... Mais veuillez ne dire à personne mes doutes ou plutôt mes certitudes au sujet de ce misérable; il est aussi adroit que criminel, et, pour le démasquer, j'ai besoin qu'il croie encore quelques jours à l'impunité. Oui, c'est lui qui a dépouillé ces infortunées, en niant un dépôt qui, selon toute apparence, lui avait été remis par le frère de cette veuve.

—Et cette somme?

—Était toutes leurs ressources!

—Oh! voilà de ces crimes...

—De ces crimes, s'écria Rodolphe, de ces crimes que rien n'excuse, ni le besoin, ni la passion... Souvent la faim pousse au vol, la vengeance au meurtre... Mais ce notaire déjà riche, mais cet homme revêtu par la société d'un caractère presque sacerdotal, d'un caractère qui impose, qui force la confiance... cet homme est poussé au crime, lui, par une cupidité froide et implacable. L'assassin ne vous tue qu'une fois... et vite... avec son couteau; lui vous tue lentement, par toutes les formules du désespoir et de la misère où il vous plonge... Pour un homme comme ce Ferrand, le patrimoine de l'orphelin, les deniers du pauvre si laborieusement amassés... rien n'est sacré! Vous lui confiez de l'or, cet or le tente... il le vole. De riche et d'heureux, la volonté de cet homme vous fait mendiant et désolé!... À force de privations et de travaux, vous avez assuré le pain et l'abri de votre vieillesse... la volonté de cet homme arrache à votre vieillesse ce pain et cet abri...

«Ce n'est pas tout. Voyez les effrayantes conséquences de ces spoliations infâmes... Que cette veuve dont nous parlons, madame, meure de chagrin et de détresse, sa fille, jeune et belle, sans appui, sans ressource, habituée à l'aisance, inapte, par son éducation, à gagner sa vie, se trouve bientôt entre le déshonneur et la faim! Qu'elle s'égare, qu'elle succombe... la voilà perdue, avilie, déshonorée!... Par sa spoliation, Jacques Ferrand est donc cause de la mort de la mère, de la prostitution de la fille!...