Je n'ai plus qu'une peur, c'est de ne pouvoir pas m'empêcher de me jeter aux genoux de Mme la marquise la première fois que je vais la voir...
—Vieux fou, tu es aussi déraisonnable que ton maître... Maintenant, j'ai une crainte aussi, moi...
—Laquelle? mon Dieu!
—C'est que cela ne dure pas... Je suis trop heureux... qu'est-ce qui me manque?
—Rien, rien, monsieur le marquis, absolument rien...
—C'est pour cela. Je me défie de ces bonheurs si parfaits, si complets...
—Hélas! si ce n'est que cela... monsieur le marquis... mais non, je n'ose...
—Je l'entends... eh bien! je crois tes craintes vaines!... La révolution que mon bonheur me cause est si vive, si profonde, que je suis sûr d'être à peu près sauvé!
—Comment cela?
—Mon médecin ne m'a-t-il pas dit cent fois que souvent un violente secousse morale suffisait pour donner ou pour guérir cette funeste maladie?... Pourquoi les émotions heureuses seraient-elles impuissantes à nous sauver?
—Si vous croyez cela, monsieur le marquis, cela sera... Cela est... vous êtes guéri! Mais c'est donc un jour béni que celui-ci? Ah! comme vous le dites, monsieur, Mme la marquise est un bon ange descendu du ciel, et je commence presque à m'effrayer aussi, monsieur: c'est peut-être trop de félicité en un jour; mais, j'y songe... si pour vous rassurer il ne vous faut qu'un petit chagrin, Dieu merci! j'ai votre affaire.
—Comment?
—Un de vos amis a reçu très-heureusement et très à-propos, voyez comme ça se trouve! a reçu un coup d'épée, bien peu grave, il est vrai; mais c'est égal, ça suffira toujours à vous chagriner assez pour qu'il y ait, comme vous le désiriez, une petite tache dans ce trop beau jour. Il est vrai qu'eu égard à cela il vaudrait mieux que le coup d'épée fût plus dangereux, mais il faut se contenter de ce que l'on a.
—Veux-tu te taire!... Et de qui veux-tu parler?
—De M. le duc de Lucenay.
—Il est blessé?
—Une égratignure au bras, M. le duc est venu hier pour voir monsieur, et il a dit qu'il reviendrait ce matin lui demander une tasse de thé...
—Ce pauvre Lucenay! et pourquoi ne m'as-tu pas dit...
—Hier soir je n'ai pu voir M. le marquis.
Après un moment de réflexion M. d'Harville reprit:
—Tu as raison; ce léger chagrin satisfera sans doute la jalouse destinée... Mais il me vient une idée, j'ai envie d'improviser ce matin un déjeuner de garçons, tous amis de M. de Lucenay, pour fêter l'heureuse issue de son duel. Ne s'attendant pas à cette réunion il sera enchanté.
—À la bonne heure, monsieur le marquis! Vive la joie! Rattrapez le temps perdu... Combien de couverts, que je donne les ordres au maître d'hôtel?
—Six personnes dans la petite salle à manger d'hiver.
—Et les invitations?
—Je vais les écrire. Un homme d'écurie montera à cheval et les portera à l'instant; il est de bonne heure, on trouvera tout le monde. Sonne.
Joseph sonna.
M. d'Harville entra dans un cabinet et écrivit les lettres suivantes, sans autre variante que le nom de l'invité:
«Mon cher..., ceci est une circulaire; il s'agit d'un impromptu. Lucenay doit venir déjeuner avec moi ce matin; il ne compte que sur un tête-à-tête; faites-lui la très-aimable surprise de vous joindre à moi et à quelques-uns de ses amis que je fais aussi prévenir. À midi sans faute.»
A. D'HARVILLE
Un domestique entra.
—Faites monter quelqu'un à cheval, et que l'on porte à l'instant ces lettres, dit M. d'Harville; puis, s'adressant à Joseph: Écris les adresses: «M.
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