Ça commence... voyons... oui... c'est ça...
D'anciens Gaulois, pauvres esclaves,
Un soir qu'autour d'eux tout dormait, etc., etc.
Et le refrain était:
Pauvres Gaulois, sous qui trembla le monde,
Enivrons-nous!
Ainsi, c'était de nos pères les Gaulois que parlait notre Béranger? Hélas! pauvres hommes! comme tant d'autres sans doute, ils se grisaient pour s'étourdir sur leur infortune...
—Oui, grand-père; mais ils ont bientôt reconnu que s'étourdir n'avance à rien, que briser ses fers vaut mieux.
—Pardieu!
—Aussi, les Gaulois, après des insurrections sans nombre...
—Dis donc, mon garçon, il paraît que le moyen n'est pas nouveau, mais c'est toujours le bon... Eh eh!—ajouta le vieillard en frappant de son ongle le fourneau de sa pipe,—eh eh! vois-tu, Georges, tôt ou tard, il faut en revenir à cette bonne vieille petite mère, l'insurrection... comme en 89... comme en 1830... comme demain peut-être...
—Pauvre grand-père!—pensa Georges,—il ne croit pas si bien dire.
Et il reprit tout haut:
—Vous avez raison; en fait de liberté, il faut que le peuple se serve lui-même, et mette les mains au plat, sinon il n'a que des miettes... il est volé... comme il l'a été il y a dix-huit ans.
—Et fièrement volé, mon pauvre enfant! J'ai vu cela; j'y étais.
—Heureusement, vous savez le proverbe, grand-père... chat échaudé... suffit, la leçon aura été bonne... Mais pour revenir à nos Gaulois, ils font, comme vous dites, appel à cette bonne vieille mère l'insurrection; elle ne fait pas défaut à ses braves enfants; et ceux-ci, à force de persévérance, d'énergie, de sang versé, parviennent à reconquérir une partie de leur liberté sur les Romains, qui, d'ailleurs, n'avaient pas débaptisé la Gaule, et l'appelaient la Gaule romaine.
—De même qu'on dit aujourd'hui l'Algérie française?
—C'est ça, grand-père.
—Allons, voilà, Dieu merci, nos braves Gaulois, grâce au secours de la bonne vieille mère l'insurrection, un peu remontés sur leur bête, comme on dit; ça me met du baume dans le sang.
—Ah! grand-père, attendez... attendez!
—Comment?
—Ce que nos pères avaient souffert n'était rien auprès de ce qu'ils devaient souffrir encore.
—Allons, bon, moi qui étais déjà tout aise... Et que leur est-il donc arrivé?
—Figurez-vous qu'il y a treize ou quatorze cents ans, des hordes de barbares à demi sauvages, appelés Francs, et arrivant du fond des forêts de l'Allemagne, de vrais cosaques enfin, sont venus attaquer les armées romaines, amollies par les conquêtes de la Gaule, les ont battues, chassées, se sont à leur tour emparés de notre pauvre pays, lui ont ôté jusqu'à son nom, et l'ont appelé France, en manière de prise de possession.
—Brigands!—s'écria le vieillard—J'aimais encore mieux les Romains, foi d'homme; au moins ils nous laissaient notre nom.
—C'est vrai; et puis du moins les Romains étaient le peuple le plus civilisé du monde, sauf leur barbarie envers les esclaves; ils avaient couvert la Gaule de constructions magnifiques, et rendu, de gré ou de force, une partie de leurs libertés à nos pères; tandis que les Francs étaient, je vous l'ai dit, de vrais cosaques... Et sous leur domination tout a été à recommencer pour les Gaulois.
—Ah! mon Dieu! mon Dieu!
—Ces hordes de bandits francs...
—Dis donc ces cosaques! nom d'un nom!
—Pis encore, s'il est possible, grand-père... Ces bandits francs, ces cosaques, si vous voulez, appelaient leurs chefs des rois; cette graine de rois s'est perpétuée dans notre pays, d'où vient que depuis tant de siècles nous avons la douceur de posséder des rois d'origine franque, et que les royalistes appellent leurs rois de droit divin.
—Dis donc de droit cosaque!... Merci du cadeau!
—Les chefs se nommaient des ducs, des comtes; la graine s'en est également perpétuée chez nous, d'où vient encore que nous avons eu pendant si longtemps l'agrément de posséder une noblesse d'origine franque, qui nous traitait en race conquise.
—Qu'est-ce que tu m'apprends-là!—dit le bonhomme avec ébahissement.—Donc, si je te comprends bien, mon garçon, ces bandits francs, ces cosaques, rois et chefs, une fois maîtres de la Gaule, se sont partagé les terres que les Gaulois avaient en partie reconquises sur les Romains?
—Oui, grand-père; les rois et seigneurs francs ont volé les propriétés des Gaulois, et se sont partagé terres et gens comme on se partage un domaine et son bétail.
—Et nos pères ainsi dépouillés de leurs biens par ces cosaques?
—Nos pères ont été de nouveau réduits à l'esclavage comme sous les Romains, et forcés de cultiver pour les rois et les seigneurs francs la terre qui leur avait appartenu, à eux Gaulois, depuis que la Gaule était la Gaule.
—De sorte, mon garçon, que les rois et seigneurs francs, après avoir volé à nos pères leur propriété, vivaient de leurs sueurs...
—Oui, grand-père; ils les vendaient, hommes, femmes, enfants, jeunes filles, au marché. S'ils regimbaient au travail, ils les fouaillaient comme on fouaille un animal rétif, ou bien les tuaient par colère ou cruauté, de même que l'on peut tuer son chien ou son cheval; car nos pères et nos mères appartenaient aux rois et aux seigneurs francs ni plus ni moins que le troupeau appartient à son maître; le tout au nom du Franc conquérant du Gaulois [8]. Ceci a duré jusqu'à la révolution que vous avez vue, grand-père; et vous vous rappelez la différence énorme qu'il y avait encore à cette époque entre un noble et un roturier, entre un seigneur et un manant.
[8] C'est surtout pour nos frères du peuple et de la bourgeoisie que nous écrivons cette histoire sous une forme que nous tâchons de rendre amusante. Nous les supplions donc de lire ces notes, qui sont, pour ainsi dire, la clef de ces récits et qui prouvent que sous la forme romanesque se trouve la réalité historique la plus absolue.
Voici quelques extraits des historiens anciens et modernes qui établissent, quoique à différents points de vue, qu'il y a toujours eu parmi nous deux races: les conquérants et les conquis.
Une chronique de 1119, citée dans l'excellent ouvrage d'Augustin Thierry (Hist. des Temps mérovingiens, v. I, p. 47), s'exprime ainsi en parlant de la Gaule:
«De là vient qu'aujourd'hui cette nation appelle Francs dans sa langue ceux qui jouissent d'une pleine liberté; et quant à ceux qui, parmi elle, vivent dans la condition de tributaires, il est clair qu'ils ne sont pas Francs par droit d'origine, mais que ce sont des fils de Gaulois assujettis aux Francs par droit de conquête.»
Maître Charles Loyseau (Traité des charges de la Noblesse, 1701, p. 24), dit à son tour:
«Pour le regard de nos François, lorsqu'ils conquestèrent les Gaules, c'est chose certaine qu'ils se firent seigneurs des biens et des personnes d'icelles; j'entends seigneurs parfaits, tant en la seigneurie publique qu'en la seigneurie privée. Quant aux personnes, ils firent les Gaulois serfs.»
Plus tard, le comte de Boulainvilliers, un des plus fiers champions de l'aristocratie et de la royauté française, écrivait (Histoire de l'ancien gouvernement de France, p. 21 à 57, citée par A. Thierry):
«Les Français conquérants des Gaules y établirent leur gouvernement tout à fait à part de la nation subjuguée. Les Gaulois devinrent sujets, les Français furent maîtres et seigneurs. Depuis la conquête, les Français originaires ont été les véritables nobles et les seuls capables de l'être, et jouissaient à raison de cette noblesse d'avantages réels, qui étaient l'exemption de toutes charges pécuniaires, l'exercice de la justice sur les Gaulois, etc., etc.»
Plus tard encore, Sieyès, dans sa fameuse brochure: Qu'est-ce que le Tiers-État? qui sonna le premier coup de tocsin contre la royauté de 89, disait:
«Si les les aristocrates entreprennent, au prix même de cette liberté dont ils se montrent indignes, de retenir le peuple dans l'oppression, le tiers-état osera demander à quel titre; si on lui répond à titre de conquête, il faut en convenir ce sera remonter un peu haut; mais le tiers-état ne doit pas craindre de remonter dans les temps passés.
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