Voilà
que mademoiselle s’aperçoit de l’attention dont elle était
l’objet ; alors elle devient rouge comme une cerise, me dit de
garder le magasin, et se retire dans l’arrière-boutique. Ce n’est
pas tout : le lendemain, à la même heure, le colonel revient,
en bourgeois cette fois, et le voilà encore aux carreaux. Mais
madame était au comptoir, et il ne reste pas longtemps en faction.
Avant-hier encore, il est revenu sans pouvoir apercevoir
mademoiselle. Enfin, hier, pendant que madame Lebrenn était à la
boutique, il est entré et lui a demandé très-poliment d’ailleurs si
elle pourrait lui faire une grosse fourniture de toiles. Madame a
répondu que oui, et il a été convenu que ce colonel reviendrait
aujourd’hui pour s’entendre avec monsieur Lebrenn au sujet de cette
fourniture.
– Et croyez-vous, Jeanike, que madame se
soit aperçue que ce militaire est plusieurs fois venu regarder à
travers les carreaux ?
– Je l’ignore, Gildas, et je ne sais si
je dois en prévenir madame. Tout à l’heure je vous ai prié d’aller
voir si ce dragon ne se retournait pas, parce que je craignais
qu’il ne fût chargé de nous épier… Heureusement il n’en est rien.
Maintenant me conseillez-vous d’avertir madame, ou de ne rien
dire ? Parler, c’est peut-être l’inquiéter ; me taire,
c’est peut-être un tort. Qu’en pensez-vous ?
– M’est avis que vous devez prévenir
madame ; car elle se défiera peut-être de cette grosse
fourniture de toile. Hum… hum…
– Je suivrai votre conseil, Gildas.
– Et vous ferez bien. Ah ! ma chère
fille… les hommes à casque…
– Bon, nous y voilà… votre chanson,
n’est-ce pas ?
– Elle est terrible, Jeanike ! Ma
mère me l’a cent fois contée à la veillée, comme ma grand’mère la
lui avait contée, de même que la grand’mère de ma grand’mère…
– Allons, Gildas, dit Jeanike en riant et
en interrompant son compagnon, de grand’mère en mère-grand’, vous
remonterez ainsi jusqu’à notre mère Ève…
– Certainement, est-ce qu’au pays on ne
se transmet pas de famille en famille des contes qui remontent…
– Qui remontent à des mille, à des quinze
cents ans et plus, comme les contes de Myrdin et du
Baron de Janioz[5], avec
lesquels j’ai été bercée. Je sais cela, Gildas.
– Eh bien, Jeanike, la chanson dont je
vous parle à propos des gens qui portent des casques et rôdent
autour des jeunes filles est effrayante, elle s’appelle LES TROIS
MOINES ROUGES, dit Gildas d’un ton formidable, les Trois Moines
rouges ou LE SIRE DE PLOUERNEL.
– Comment dites-vous ? reprit
vivement Jeanike frappée de ce nom… le sire de ?
– Le sire de Plouernel.
– C’est singulier.
– Quoi donc ?
– Monsieur Lebrenn prononce quelquefois
ce nom-là.
– Le nom du sire de
Plouernel ? et à propos de quoi ?
– Je vous le dirai tout à l’heure ;
mais voyons d’abord la chanson des Trois Moines rouges,
elle va m’intéresser doublement.
– Vous saurez, ma fille, que les moines
rouges étaient des templiers, portant sabre et casque comme cet
épervier de dragon.
– Bien ; mais dépêchez-vous, car
madame peut descendre et monsieur rentrer d’un moment à
l’autre.
– Écoutez bien, Jeanike.
Et Gildas commença ce récit non précisément
chanté, mais psalmodié d’un ton grave et mélancolique :
Les Trois Moines rouges
« Je frémis de tous mes membres en voyant
les douleurs qui frappent la terre.
» En songeant à l’événement qui vient
encore d’arriver dans la ville de Kemper il y a un an[6], Katelike cheminait en disant son
chapelet, quand trois moines rouges (templiers), armés de toutes
pièces, la joignirent.
» Trois moines sur leurs grands chevaux
bardés de fer de la tête aux pieds.
» – Venez avec nous au couvent,
belle jeune fille ; là ni l’or ni l’argent ne vous
manqueront.
» – Sauf votre grâce, messeigneurs,
ce n’est pas moi qui irai avec vous, dit Katelike ; j’ai peur
de vos épées qui pendent à votre côté. Non, je n’irai pas,
messeigneurs : on entend dire de vilaines choses.
» – Venez avec nous au couvent,
jeune fille, nous vous mettrons à l’aise.
» – Non, je n’irai point au couvent.
Sept jeunes filles de la campagne y sont allées, dit-on ; sept
belles jeunes filles à fiancer, et elles n’en sont point
sorties.
» – S’il y est entré sept jeunes
filles, s’écria Gonthramm de Plouernel, un des moines rouges, vous
serez la huitième.
» Et de la jeter à cheval et de s’enfuir
rapidement vers leur couvent avec la jeune fille en travers à
cheval, un bandeau sur la bouche. »
– Ah ! la pauvre chère enfant !
s’écria Jeanike en joignant les mains. Et que va-t-elle devenir
dans ce couvent des moines rouges ?
– Vous allez le voir, ma fille, dit en
soupirant Gildas. Et il continua son récit.
» Au bout de sept ou
huit mois, ou quelque chose de plus, les moines rouges
furent bien étonnés dans cette abbaye :
» – Que ferons-nous, mes frères, de
cette fille-ci, maintenant ? se disaient-ils.
» – Enterrons là ce soir sous le
maître autel, où personne de sa famille ne viendra la
chercher. »
– Ah ! mon Dieu, reprit Jeanike, ils
l’avaient mise à mal, les bandits de moines, et ils voulaient s’en
débarrasser en la tuant.
– Je vous le répète, ma fille, ces gens à
casque et à sabre n’en font jamais d’autre, dit Gildas d’un ton
dogmatique ; et il continua.
» Vers la chute du jour, voilà que tout
le ciel se fend : de la pluie, du vent, de la grêle, le
tonnerre le plus épouvantable. Un pauvre chevalier, les habits
trempés par la pluie, et qui cherchait un asile, arriva devant
l’église de l’abbaye. Il regarde par le trou de la serrure :
il voit briller une petite lumière, et les moines rouges, qui
creusaient sous le maître autel, et la jeune fille sur le côté, ses
petits pieds nus attachés ; elle se désolait et demandait
grâce.
» – Messeigneurs, au nom de Dieu,
laissez-moi la vie, disait-elle. J’errerai la nuit, je me cacherai
le jour.
» Mais la lumière s’éteignit peu
après ; le chevalier restait à la porte sans bouger, quand il
entendit la jeune fille se plaindre du fond de son tombeau et
dire : Je voudrais pour ma créature l’huile et le
baptême.
» Et le chevalier s’encourut à Kemper
chez le comte-évêque.
» – Monseigneur l’évêque de
Cornouailles, éveillez-vous bien vite, lui dit le chevalier. Vous
êtes là dans votre lit, couché sur la plume molle, et il y a une
jeune fille qui gémit au fond d’un trou de terre dure, requérant
pour sa créature l’huile et le baptême, et l’extrême onction pour
elle-même.
» On creusa sous le maître autel par
ordre du seigneur comte, et au moment où l’évêque arrivait on
retira la pauvre jeune fille de sa fosse profonde, avec son petit
enfant endormi sur son sein. Elle avait rongé ses deux bras ;
elle avait déchiré sa poitrine, sa blanche poitrine jusqu’à son
cœur.
» Et le seigneur évêque, quand il vit
cela, se jeta à deux genoux, en pleurant sur la tombe ; il y
passa trois jours et trois nuits en prières, et au bout des trois
jours, tous les moines rouges étant là, l’enfant de la morte vint à
bouger à la clarté des cierges, et à ouvrir les yeux, et à marcher
tout droit, tout droit, aux trois moines rouges, et à parler, et à
dire : – C’est celui-ci, Gonthramm de
Plouernel ! »
– Eh bien, ma fille, dit Gildas en
secouant la tête, n’est-ce pas là une terrible histoire ? Que
vous disais-je ? que ces porte-casques rôdaient toujours
autour des jeunes filles comme des éperviers ravisseurs. Mais,
Jeanike… à quoi pensez-vous donc ? vous ne me répondez pas,
vous voici toute rêveuse…
– En vérité, cela est très
extraordinaire, Gildas. Ce bandit de moine rouge se nommait le sire
de Plouernel ?
– Oui.
– Souvent j’ai entendu monsieur Lebrenn
parler de cette famille comme s’il avait à s’en plaindre, et dire
en parlant d’un méchant homme : C’est donc un fils de
Plouernel ! comme on dirait : C’est donc un fils du
diable !
– Étonnante… étonnante maison que
celle-ci, reprit Gildas d’un air méditatif et presque alarmé. Voilà
monsieur Lebrenn qui prétend avoir à se plaindre de la famille d’un
moine rouge, mort depuis huit ou neuf cents ans… Enfin, Jeanike, le
récit vous servira, j’espère.
– Ah ça, Gildas, reprit Jeanike en riant,
est-ce que vous vous imaginez qu’il y a des moines rouges
dans la rue Saint-Denis, et qu’ils enlèvent les jeunes filles en
omnibus ?
Au moment où Jeanike prononçait ces mots, un
domestique en livrée du matin entra dans la boutique et demanda
M. Lebrenn.
– Il n’y est pas, dit Gildas.
– Alors, mon garçon, répondit le
domestique, vous direz à votre bourgeois que le colonel l’attend ce
matin, avant midi, pour s’entendre avec lui au sujet de la
fourniture de toile dont il a parlé hier à votre bourgeoise. Voici
l’adresse de mon maître, ajouta le domestique en laissant une carte
sur le comptoir. Et surtout recommandez bien à votre patron d’être
exact ; le colonel n’aime pas attendre.
Le domestique sorti, Gildas prit machinalement
la carte, la lut, et s’écria en pâlissant :
– Par Sainte-Anne d’Auray ! c’est à
n’y pas croire…
– Quoi donc, Gildas ?
– Lisez, Jeanike !
Et d’une main tremblante il tendit la carte à
la jeune fille, qui lut :
LE COMTE GONTRAN DE PLOUERNEL,
COLONEL DE DRAGONS,
18, rue de Paradis-Poissonnière.
– Étonnante… effrayante maison que
celle-ci, répéta Gildas en levant les mains au ciel, tandis que
Jeanike paraissait aussi surprise et presque aussi effrayée que le
garçon de magasin.
Chapitre 2
Comment et à propos de quoi le bonhomme
Morin, dit le Père la Nourrice, manqua de renverser la soupe au
lait que lui avait accommodée son petit-fils Georges Duchêne,
ouvrier menuisier, ex-sergent d’infanterie légère. – Pourquoi
M. Lebrenn, marchand de toile, avait pris pour enseigne de sa
boutique l’Épée de Brennus. – Comment le petit-fils fit la leçon à
son grand-père, et lui apprit des choses dont le bonhomme ne se
doutait point, entre autres que les Gaulois nos pères, réduits en
esclavage, portaient des colliers ni plus ni moins que des chiens
de chasse, et qu’on leur coupait parfois les pieds, les mains, le
nez et les oreilles.
Pendant que les événements précédents se
passaient dans le magasin de M. Lebrenn, une autre scène avait
lieu, presqu’à la même heure, au cinquième étage d’une vieille
maison située en face de celle qu’occupait le marchand de
toile.
Nous conduirons donc le lecteur dans une
modeste petite chambre d’une extrême propreté : un lit de fer,
une commode, deux chaises, une table au-dessus de laquelle se
trouvaient quelques rayons garnis de livres ; tel était
l’ameublement. À la tête du lit, on voyait suspendue à la muraille
une espèce de trophée, composé d’un képi d’uniforme, de deux
épaulettes de sous-officier d’infanterie légère, surmontant un
congé de libération de service, encadré d’une bordure de bois noir.
Dans un coin de la chambre, on apercevait, rangés sur une planche,
divers outils de menuisier.
Sur le lit, on voyait une carabine fraîchement
mise en état, et sur une petite table, un moule à balles, un sac de
poudre, une forme pour confectionner des cartouches, dont plusieurs
paquets étaient déjà préparés.
Le locataire de ce logis, jeune homme
d’environ vingt-six ans, d’une mâle et belle figure, portant la
blouse de l’ouvrier, était déjà levé ; accoudé au rebord de la
fenêtre de sa mansarde, il paraissait regarder attentivement la
maison de M. Lebrenn, et particulièrement une des quatre
fenêtres, entre deux desquelles était fixée la fameuse
enseigne : À l’Épée de Brennus.
Cette fenêtre, garnie de rideaux très-blancs
et étroitement fermés, n’avait rien de remarquable, sinon une
caisse de bois peint en vert, surchargée d’oves et de moulures
soigneusement travaillées, qui garnissait toute la largeur de la
baie de la croisée, et contenait quelques beaux pieds d’héliotropes
d’hiver et de perce-neige en pleine floraison.
Les traits de l’habitant de la mansarde,
pendant qu’il contemplait la fenêtre en question, avaient une
expression de mélancolie profonde, presque douloureuse ; au
bout de quelques instants, une larme, tombée des yeux du jeune
homme, roula sur ses moustaches brunes.
Le bruit d’une horloge qui sonna la demie de
sept heures tira Georges Duchêne (il se nommait ainsi) de sa
rêverie ; il passa la main sur ses yeux encore humides, et
quitta la fenêtre en se disant avec amertume :
– Bah ! aujourd’hui ou demain, une
balle en pleine poitrine me délivrera de ce fol amour… Dieu merci,
il y aura tantôt une prise d’armes sérieuse, et du moins ma mort
servira la liberté… Puis, après un moment de réflexion, Georges
ajouta :
– Et le grand-père… que
j’oubliais !
Alors il alla chercher dans un coin de la
chambre un réchaud à demi plein de braise allumée qui lui avait
servi à fondre des balles, posa sur le feu un petit poêlon de terre
rempli de lait, y éminça du pain blanc, et en quelques minutes
confectionna une appétissante soupe au lait, dont une ménagère eût
été jalouse.
Georges, après avoir caché la carabine et les
munitions de guerre sous son matelas, prit le poêlon, ouvrit une
porte pratiquée dans la cloison, et communiquant à une pièce
voisine, où un homme d’un grand âge, d’une figure douce et
vénérable, encadrée de longs cheveux blancs, était couché dans un
lit beaucoup meilleur que celui de Georges. Ce vieillard semblait
être d’une grande faiblesse ; ses mains amaigries et ridées
étaient agitées par un tremblement continuel.
– Bonjour, grand-père, dit Georges en
embrassant tendrement le vieillard. Avez-vous bien dormi cette
nuit ?
– Assez bien, mon enfant.
– Voilà votre soupe au lait. Je vous l’ai
fait un peu attendre.
– Mais non. Il y a si peu de temps qu’il
est jour ! Je t’ai entendu te lever et ouvrir ta fenêtre… il y
a plus d’une heure.
– C’est vrai, grand-père, j’avais la tête
un peu lourde…… j’ai pris l’air de bonne heure.
– Cette nuit je t’ai aussi entendu aller
et venir dans ta chambre.
– Pauvre grand-père ! je vous aurai
réveillé ?
– Non, je ne dormais pas… Mais, tiens,
Georges, sois franc… tu as quelque chose.
– Moi ! pas du tout.
– Depuis plusieurs mois tu es tout
triste, tu es pâli, changé, à ne pas te reconnaître ; tu n’es
plus gai comme à ton retour du régiment ?
– Je vous assure, grand-père, que…
– Tu m’assures… tu m’assures… je sais
bien ce que je vois, moi… et pour cela, il n’y a pas à me tromper…
j’ai des yeux de mère… va…
– C’est vrai, reprit Georges en souriant,
aussi c’est grand’mère que je devrais vous appeler… car
vous êtes bon, tendre et inquiet pour moi, comme une vraie
mère-grand.
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