Mais, croyez-moi, vous vous inquiétez à tort… Tenez,
voilà votre cuiller… attendez que je mette la petite table sur
votre lit… vous serez plus à votre aise.
Et Georges prit dans un coin une jolie petite
table de bois de noyer, bien luisante, pareille à celle dont se
servent les malades pour manger dans leur lit ; et après y
avoir placé l’écuelle de soupe au lait, il la mit devant le
vieillard.
– Il n’y a que toi, mon enfant, pour
avoir des attentions pareilles, dit-il au jeune homme.
– Ce serait bien le diable, grand-père,
si en ma qualité de menuisier-ébéniste, je ne vous avais pas
fabriqué cette table qui vous est commode.
– Oh ! tu as réponse à tout… je le
sais bien, dit le vieillard.
Et il commença de manger d’une main si
vacillante que deux ou trois fois sa cuiller se heurta contre ses
dents.
– Ah ! mon pauvre enfant, – dit-il
tristement à son petit-fils… – vois donc comme mes mains
tremblent ! il me semble que cela augmente tous les jours.
– Allons donc, grand-père ! il me
semble, au contraire, que cela diminue…
– Oh non, va, c’est fini… bien fini… il
n’y a pas de remède à cette infirmité.
– Eh bien ! que voulez-vous ?
il faut en prendre votre parti…
– C’est ce que j’aurais dû faire depuis
que ça dure, et pourtant je ne peux pas m’habituer à cette idée
d’être infirme et à ta charge jusqu’à la fin de mes jours.
– Grand-père… grand-père, nous allons
nous fâcher.
– Pourquoi aussi ai-je été assez bête
pour prendre le métier de doreur sur métaux ? Au bout de
quinze ou vingt ans, et souvent plus tôt, la moitié des ouvriers
deviennent de vieux trembleurs comme moi ; mais comme moi ils
n’ont pas un petit-fils qui les gâte…
– Grand-père !
– Oui, tu me gâtes, je te le répète… tu
me gâtes…
– C’est comme ça ! eh bien, je va
joliment vous rendre la monnaie de votre pièce, c’est mon seul
moyen d’éteindre votre feu, comme nous disait la théorie
du régiment. Or donc, moi je connais un excellent homme, nommé le
père Morin : il était veuf et avait une fille de dix-huit
ans…
– Georges ! écoute…
– Pas du tout… Ce digne homme marie sa
fille à un brave garçon, mais tapageur en diable. Un jour il reçoit
un mauvais coup dans une rixe, de sorte qu’au bout de deux ans de
mariage il meurt, laissant sa jeune femme avec un petit garçon sur
les bras.
– Georges… Georges…
– La pauvre jeune femme nourrissait son
enfant ; la mort de son mari lui cause une telle révolution
qu’elle meurt… et son petit garçon reste à la charge du
grand-père.
– Mon Dieu, Georges ! que tu es donc
terrible ! À quoi bon toujours parler de cela,
aussi ?
– Cet enfant, il l’aimait tant qu’il n’a
pas voulu s’en séparer. Le jour, pendant qu’il allait à son
atelier, une bonne voisine gardait le mioche ; mais, dès que
le grand-père rentrait, il n’avait qu’une pensée, qu’un cri… son
petit Georges. Il le soignait aussi bien que la meilleure, que la
plus tendre des mères ; il se ruinait en belles petites robes,
en jolis bonnets, car il l’attifait à plaisir, et il en était très
coquet de son petit-fils, le bon grand-père ; tant et si bien
que, dans la maison, les voisins, qui adoraient ce digne homme,
l’appelaient le père la Nourrice.
– Mais, Georges…
– C’est ainsi qu’il a élevé cet enfant,
qu’il a constamment veillé sur lui, subvenant à tous ses besoins,
l’envoyant à l’école, puis en apprentissage, jusqu’à ce que…
– Eh bien, tant pis, – s’écria le
vieillard d’un ton déterminé, ne pouvant se contenir plus
longtemps, – puisque nous en sommes à nous dire nos vérités,
j’aurai mon tour, et nous allons voir ! D’abord, tu étais le
fils de ma pauvre Georgine, que j’aimais tant : je n’ai donc
fait que mon devoir… attrape d’abord ça…
– Et moi aussi, je n’ai fait que mon
devoir.
– Toi ?… laisse-moi donc
tranquille ! – s’écria le vieillard en gesticulant violemment
avec sa cuiller. – Toi ! voilà ce que tu as fait… Le sort
t’avait épargné au tirage pour l’armée…
– Grand-père… prenez garde !
– Oh ! tu ne me feras pas
peur !
– Vous allez renverser le poêlon, si vous
vous agitez si fort.
– Je m’agite… parbleu ! tu crois
donc que je n’ai plus de sang dans les veines ? Oui, réponds,
toi qui parles des autres ! Lorsque mon infirmité a commencé,
quel calcul as-tu fait, malheureux enfant ? tu as été trouver
un marchand d’hommes.
– Grand-père, vous mangerez votre soupe
froide ; pour l’amour de Dieu ! mangez-la donc
chaude !
– Ta ta ta ! tu veux me fermer la
bouche ; je ne suis pas ta dupe… oui ! Et qu’as-tu dit à
ce marchand d’hommes ? « Mon grand-père est
infirme ; il ne peut presque plus gagner sa vie : il n’a
que moi pour soutien ; je peux lui manquer, soit par la
maladie, soit par le chômage ; il est vieux : assurez-lui
une petite pension viagère, et je me vends à vous… » Et tu
l’as fait ! – s’écria le vieillard les larmes aux yeux, en
levant sa cuiller au plafond avec un geste si véhément, que si
Georges n’eût pas vivement retenu la table, elle tombait du lit
avec l’écuelle ; aussi s’écria-t-il :
– Sacrebleu ! grand-père, tenez-vous
donc tranquille ! vous vous démenez comme un diable dans un
bénitier ; vous allez tout renverser.
– Ça m’est égal… ça ne m’empêchera pas de
te dire que voilà comment et pourquoi tu t’es fait soldat, pourquoi
tu t’es vendu pour moi… à un marchand d’hommes…
– Tout cela, ce sont des prétextes que
vous cherchez pour ne pas manger votre soupe ; je vois que
vous la trouvez mal faite.
– Allons, voilà que je trouve sa soupe
mal faite, maintenant ! – s’écria douloureusement le bonhomme.
– Ce maudit enfant-là a juré de me désoler.
Enfonçant alors, d’un geste furieux, sa
cuiller dans le poêlon, et la portant à sa bouche avec
précipitation, le père Morin ajouta tout en mangeant :
– Tiens, voilà comme je la trouve
mauvaise, ta soupe… tiens… tiens… Ah ! je la trouve mauvaise…
tiens… tiens… Ah ! elle est mauvaise…
Et à chaque tiens il avalait une
cuillerée.
– Pour Dieu, grand-père, maintenant,
n’allez pas si vite, – s’écria Georges en arrêtant le bras du
vieillard ; – vous allez vous étrangler.
– C’est ta faute aussi ; me dire que
je trouve ta soupe mal faite, tandis que c’est un nectar ! –
reprit le bonhomme en s’apaisant et savourant son potage plus à
loisir, – un vrai nectar des dieux !
– Sans vanité, – reprit Georges en
souriant, – j’étais renommé au régiment pour la soupe aux poireaux…
Ah ça, maintenant, je vais charger votre pipe.
Puis, se penchant vers le bonhomme, il lui dit
en le câlinant :
– Hein ! il aime bien ça… fumer sa
petite pipe dans son lit, le bon vieux grand-père ?
– Qu’est-ce que tu veux que je te dise,
Georges ? tu fais de moi un pacha, un vrai pacha, – répondit
le vieillard pendant que son petit-fils allait prendre une pipe sur
un meuble ; il la remplit de tabac, l’alluma, et vint la
présenter au père Morin. Alors celui-ci, bien adossé à son chevet,
commença de fumer délicieusement sa pipe.
Georges lui dit en s’asseyant au pied du
lit :
– Qu’est-ce que vous allez faire
aujourd’hui ?
– Ma petite promenade sur le boulevard,
où j’irai m’asseoir si le temps est beau…
– Hum !… grand-père, je crois que
vous ferez mieux d’ajourner votre promenade… Vous avez vu hier
combien les rassemblements étaient nombreux ; on en est venu
presqu’aux mains avec les municipaux et les sergents de ville…
Aujourd’hui ce sera peut-être plus sérieux.
– Ah ça, mon enfant, tu ne te fourres pas
dans ces bagarres-là ? Je sais bien que c’est tentant, quand
on est dans son droit ; car c’est une indignité au
gouvernement de défendre ces banquets… Mais je serais si inquiet
pour toi !
– Soyez tranquille, grand-père, vous
n’avez rien à craindre pour moi ; mais suivez mon conseil, ne
sortez pas aujourd’hui.
– Eh bien, alors, mon enfant, je resterai
à la maison ; je m’amuserai à lire un peu dans tes livres, et
je regarderai les passants par la fenêtre en fumant ma pipe.
– Pauvre grand-père, – dit Georges en
souriant ; – de si haut, vous ne voyez guère que des chapeaux
qui marchent.
– C’est égal, ça me suffit pour me
distraire ; et puis je vois les maisons d’en face, les voisins
se mettre aux fenêtres… Ah ! mais… j’y pense : à propos
des maisons d’en face, il y a une chose que j’oublie toujours de te
demander… Dis-moi donc ce que signifie cette enseigne du marchand
de toiles, avec ce guerrier en casque, qui met son épée dans une
balance ? Toi, qui as travaillé à la menuiserie de ce magasin
quand on l’a remis à neuf, tu dois savoir le comment et le pourquoi
de cette enseigne ?
– Je n’en savais pas plus que vous,
grand-père, avant que mon bourgeois ne m’eût envoyé travailler chez
monsieur Lebrenn, le marchand de toiles.
– Dans le quartier, on le dit très-brave
homme, ce marchand ; mais quelle diable d’idée a-t-il eue de
choisir une pareille enseigne… À l’Épée de Brennus !
Il aurait été armurier, passe encore. Je sais bien qu’il y a des
balances dans le tableau, et que les balances rappellent le
commerce… mais pourquoi ce guerrier, avec son casque et son air
d’Artaban, met-il son épée dans ces balances ?
– Sachez, grand-père… mais vraiment je
suis honteux d’avoir l’air, à mon âge, de vous faire ainsi la
leçon.
– Comment, honteux ? Pourquoi
donc ? Au lieu d’aller à la barrière le dimanche, tu lis, tu
apprends, tu t’instruis ? Tu peux, pardieu, bien faire la
leçon au grand-père… il n’y a pas d’affront.
– Eh bien… ce guerrier à casque, ce
Brennus, était un Gaulois, un de nos pères, chef d’une
armée qui, il y a deux mille et je ne sais combien d’années, est
allé en Italie attaquer Rome, pour la châtier d’une trahison ;
la ville s’est rendue aux Gaulois, moyennant une rançon en
or ; mais Brennus, ne trouvant pas la rançon assez forte, a
jeté son épée dans le plateau de la balance où étaient les
poids.
– Afin d’avoir une rançon plus forte, le
gaillard ! Il faisait à l’inverse des fruitières, qui donnent
le coup de pouce au trébuchet, je comprends cela ; mais il y a
deux choses que je comprends moins : d’abord, tu me dis que ce
guerrier, qui vivait il y a plus de deux mille ans, était un de nos
pères ?
– Oui, en cela que Brennus et les Gaulois
de son armée appartenaient à la race dont nous descendons, presque
tous tant que nous sommes, dans le pays.
– Un moment… tu dis que c’étaient des
Gaulois ?
– Oui, grand-père.
– Alors nous descendrions de la race
gauloise ?
– Certainement[7].
– Mais nous sommes Français !
Comment diable arranges-tu cela, mon garçon ?
– C’est que notre pays… notre mère-patrie
à tous, ne s’est pas toujours appelée la France.
– Tiens… tiens… tiens… – dit le vieillard
en ôtant sa pipe de sa bouche ; – comment, la France ne s’est
pas toujours appelée la France ?
– Non, grand-père ; pendant un temps
immémorial notre patrie s’est appelée la Gaule, et a été
une république aussi glorieuse, aussi puissante, mais plus
heureuse, et deux fois plus grande que la France du temps de
l’empire.
– Fichtre ! excusez du peu…
– Malheureusement, il y a à peu près deux
mille ans…
– Rien que ça… deux mille ans !
Comme tu y vas, mon garçon !
– La division s’est mise dans la
Gaule, les provinces se sont soulevées les unes contre les
autres…
– Ah ! voilà toujours le mal… c’est
à cela que les prêtres et les royalistes ont tant poussé lors de la
révolution…
– Aussi, grand-père, est-il arrivé à la
Gaule, il y a des siècles, ce qui est arrivé à la France en 1814 et
en 1815 !
– Une invasion étrangère !
– Justement. Les Romains, autrefois
vaincus par Brennus, étaient devenus puissants. Ils ont profité des
divisions de nos pères, et ont envahi le pays…
– Absolument comme les cosaques et les
Prussiens nous ont envahis ?
– Absolument. Mais ce que les rois
cosaques et prussiens, les bons amis des Bourbons, n’ont pas osé
faire, non que l’envie leur en ait manqué, les Romains l’ont fait,
et malgré la résistance héroïque de nos pères, toujours braves
comme des lions ; mais malheureusement divisés, ils ont été
réduits en esclavage, comme le sont aujourd’hui les nègres des
colonies.
– Est-il Dieu possible !
– Oui. Ils portaient le collier de fer,
marqué au chiffre de leur maître, quand on ne marquait pas ce
chiffre au front de l’esclave avec un fer rouge…
– Nos pères ! – s’écria le vieillard
en joignant les mains avec une douloureuse indignation, – nos
pères !
– Et quand ils essayaient de fuir, leurs
maîtres leur faisaient couper le nez et les oreilles, ou bien les
poings et les pieds.
– Nos pères ! ! !
– D’autres fois leurs maîtres les
jetaient aux bêtes féroces pour se divertir, ou les faisaient périr
dans d’affreuses tortures, quand ils refusaient de cultiver, sous
le fouet du vainqueur, les terres qui leur avaient appartenu…
– Mais attends donc, – reprit le
vieillard en rassemblant ses souvenirs, – attends donc ! ça me
rappelle une chanson de notre vieil ami à nous autres pauvres
gens…
– Une chanson de notre Béranger, n’est-ce
pas, grand-père ? LES ESCLAVES GAULOIS ?
– Juste, mon garçon. Ça commence… voyons…
oui… c’est ça…
D’anciens Gaulois, pauvres esclaves,
Un soir qu’autour d’eux tout dormait, etc., etc.
Et le refrain était :
Pauvres Gaulois, sous qui trembla le monde,
Enivrons-nous !
Ainsi, c’était de nos pères les Gaulois que
parlait notre Béranger ? Hélas ! pauvres hommes !
comme tant d’autres sans doute, ils se grisaient pour s’étourdir
sur leur infortune…
– Oui, grand-père ; mais ils ont
bientôt reconnu que s’étourdir n’avance à rien, que briser ses fers
vaut mieux.
– Pardieu !
– Aussi, les Gaulois, après des
insurrections sans nombre…
– Dis donc, mon garçon, il paraît que le
moyen n’est pas nouveau, mais c’est toujours le bon… Eh eh ! –
ajouta le vieillard en frappant de son ongle le fourneau de sa
pipe, – eh eh ! vois-tu, Georges, tôt ou tard, il faut en
revenir à cette bonne vieille petite mère, l’insurrection…
comme en 89… comme en 1830… comme demain peut-être…
– Pauvre grand-père ! – pensa
Georges, – il ne croit pas si bien dire.
Et il reprit tout haut :
– Vous avez raison ; en fait de
liberté, il faut que le peuple se serve lui-même, et mette les
mains au plat, sinon il n’a que des miettes… il est volé… comme il
l’a été il y a dix-huit ans.
– Et fièrement volé, mon pauvre
enfant ! J’ai vu cela : j’y étais.
– Heureusement, vous savez le proverbe,
grand-père… chat échaudé… suffit, la leçon aura été bonne…
Mais pour revenir à nos Gaulois, ils font, comme vous dites, appel
à cette bonne vieille mère l’insurrection ; elle ne fait pas
défaut à ses braves enfants ; et ceux-ci, à force de
persévérance, d’énergie, de sang versé, parviennent à reconquérir
une partie de leur liberté sur les Romains, qui, d’ailleurs,
n’avaient pas débaptisé la Gaule, et l’appelaient la Gaule
romaine.
– De même qu’on dit aujourd’hui l’Algérie
française ?
– C’est ça, grand-père.
– Allons, voilà, Dieu merci, nos braves
Gaulois, grâce au secours de la bonne vieille mère l’insurrection,
un peu remontés sur leur bête, comme on dit ; ça me met du
baume dans le sang.
– Ah ! grand-père, attendez…
attendez !
– Comment ?
– Ce que nos pères avaient souffert
n’était rien auprès de ce qu’ils devaient souffrir encore.
– Allons, bon, moi qui étais déjà tout
aise… Et que leur est-il donc arrivé ?
– Figurez-vous qu’il y a treize ou
quatorze cents ans, des hordes de barbares à demi sauvages, appelés
Francs, et arrivant du fond des forêts de l’Allemagne, de
vrais cosaques enfin, sont venus attaquer les armées romaines,
amollies par les conquêtes de la Gaule, les ont battues, chassées,
se sont à leur tour emparés de notre pauvre pays, lui ont ôté
jusqu’à son nom, et l’ont appelé France, en manière de prise de
possession.
– Brigands ! – s’écria le vieillard
– J’aimais encore mieux les Romains, foi d’homme ; au moins
ils nous laissaient notre nom.
– C’est vrai ; et puis du moins les
Romains étaient le peuple le plus civilisé du monde, sauf leur
barbarie envers les esclaves ; ils avaient couvert la Gaule de
constructions magnifiques, et rendu, de gré ou de force, une partie
de leurs libertés à nos pères ; tandis que les Francs étaient,
je vous l’ai dit, de vrais cosaques… Et sous leur domination tout a
été à recommencer pour les Gaulois.
– Ah ! mon Dieu ! mon
Dieu !
– Ces hordes de bandits francs…
– Dis donc ces cosaques ! nom d’un
nom !
– Pis encore, s’il est possible,
grand-père… Ces bandits francs, ces cosaques, si vous voulez,
appelaient leurs chefs des ROIS ; cette graine de rois s’est
perpétuée dans notre pays, d’où vient que depuis tant de siècles
nous avons la douceur de posséder des rois d’origine franque, et
que les royalistes appellent leurs rois de droit
divin.
– Dis donc de droit
cosaque !… Merci du cadeau !
– Les chefs se nommaient des DUCS, des
COMTES ; la graine s’en est également perpétuée chez nous,
d’où vient encore que nous avons eu pendant si longtemps l’agrément
de posséder une noblesse d’origine franque, qui nous traitait en
race conquise.
– Qu’est-ce que tu m’apprends-là ! –
dit le bonhomme avec ébahissement. – Donc, si je te comprends bien,
mon garçon, ces bandits francs, ces cosaques, rois et chefs, une
fois maîtres de la Gaule, se sont partagé les terres que les
Gaulois avaient en partie reconquises sur les Romains ?
– Oui, grand-père ; les rois et
seigneurs francs ont volé les propriétés des Gaulois, et se sont
partagé terres et gens comme on se partage un domaine et son
bétail.
– Et nos pères ainsi dépouillés de leurs
biens par ces cosaques ?
– Nos pères ont été de nouveau réduits à
l’esclavage comme sous les Romains, et forcés de cultiver pour les
rois et les seigneurs francs la terre qui leur avait appartenu, à
eux Gaulois, depuis que la Gaule était la Gaule.
– De sorte, mon garçon, que les rois et
seigneurs francs, après avoir volé à nos pères leur propriété,
vivaient de leurs sueurs…
– Oui, grand-père ; ils les
vendaient, hommes, femmes, enfants, jeunes filles, au marché. S’ils
regimbaient au travail, ils les fouaillaient comme on fouaille un
animal rétif, ou bien les tuaient par colère ou cruauté, de même
que l’on peut tuer son chien ou son cheval ; car nos pères et
nos mères appartenaient aux rois et aux seigneurs francs ni plus ni
moins que le troupeau appartient à son maître ; le tout au nom
du Franc conquérant du Gaulois[8]. Ceci a
duré jusqu’à la révolution que vous avez vue, grand-père ; et
vous vous rappelez la différence énorme qu’il y avait encore à
cette époque entre un noble et un roturier, entre un seigneur et un
manant.
– Parbleu… la différence du maître à
l’esclave.
– Ou, si vous l’aimez mieux, du
Franc au Gaulois,grand-père.
– Mais, c’est-à-dire, – s’écria le
vieillard, – que je ne suis plus du tout, mais du tout, fier d’être
Français… Mais, nom d’un petit bonhomme, comment se fait-il que nos
pères les Gaulois se sont ainsi laissé martyriser par une poignée
de Francs, non… de cosaques, pendant des siècles ?
– Ah ! grand-père ! ces Francs
possédaient la terre qu’ils avaient volée, donc, ils possédaient la
richesse. L’armée, très-nombreuse, se composait de leurs bandes
impitoyables ; puis, à demi épuisés par leur longue lutte
contre les Romains, nos pères eurent bientôt à subir une terrible
influence : celle des prêtres…
– Il ne leur manquait plus que cela pour
les achever !
– À leur honte éternelle, la plupart des
évêques gaulois ont, dès la conquête, renié leur pays et fait cause
commune avec les rois et les seigneurs francs, qu’ils ont bientôt
dominés par la ruse et la flatterie, et dont ils ont tiré le plus
de terre et le plus d’argent possible. Aussi, de même que les
conquérants, grand nombre de ces saints prêtres, ayant des serfs
qu’ils vendaient et exploitaient, vivaient dans la plus horrible
débauche, dégradaient, tyrannisaient, abrutissaient à plaisir les
populations gauloises, leur prêchant la résignation, le respect,
l’obéissance envers les Francs, menaçant du diable et de ses cornes
les malheureux qui auraient voulu se révolter pour l’indépendance
de la patrie contre ces seigneurs et ces rois étrangers qui ne
devaient leur pouvoir et leurs richesses qu’à la violence, au vol
et au meurtre[9].
– Ah ça, mais, nom d’un petit bonhomme,
est-ce que, malgré ces diables d’évêques, notre bonne vieille
petite mère l’insurrection n’est pas venue de temps à autre montrer
le bout de son nez ? Est-ce que nos pères se sont laissé
tondre sans regimber, depuis l’époque de la conquête jusqu’à ces
beaux jours de la révolution, où nous avons commencé à faire rendre
gorge à ces seigneurs, à ces rois francs et à leur allié le clergé,
qui, par habitude, avait continué de fièrement
s’arrondir ?
– Il n’est pas probable que tout se soit
passé sans nombreuses révoltes des serfs contre les rois, les
seigneurs et les prêtres. Mais, grand-père, je vous ai dit le peu
que je savais… et ce peu là, je l’ai appris tout en travaillant à
la menuiserie du magasin de monsieur Lebrenn, le marchand de toile
d’en face…
– Comment donc cela, mon
garçon ?
– Pendant que j’étais à l’ouvrage,
monsieur Lebrenn, qui est le meilleur homme du monde, causait avec
moi…… me parlait de l’histoire de nos pères, que j’ignorais comme
vous l’ignoriez. Une fois ma curiosité éveillée… et elle était
vive…
– Je le crois bien…
– Je faisais mille questions à monsieur
Lebrenn, tout en rabottant et en ajustant ; il me répondait
avec une bonté vraiment paternelle. C’est ainsi que j’ai appris le
peu que je vous ai dit. Mais… – ajouta Georges avec un soupir qu’il
put à peine étouffer, – mes travaux de menuiserie finis… les leçons
d’histoire ont été interrompues. Aussi, je vous ai dit tout ce que
je savais, grand-père.
– Ah ! le marchand de toile d’en
face est si savant que ça ?
– Il est aussi savant que bon
patriote ; c’est un vieux Gaulois, comme il s’appelle
lui-même. Et quelquefois, – ajouta Georges sans pouvoir s’empêcher
de rougir légèrement, – je l’ai entendu dire à sa fille, en
l’embrassant avec fierté pour quelque réponse qu’elle lui avait
faite : Oh ! toi… tu es bien une vraie
Gauloise !
À ce moment, le père Morin et Georges
entendirent frapper à la porte de la première chambre.
– Entrez, – dit Georges.
On entra dans la pièce qui précédait celle où
était couché le vieillard.
– Qui est là – demanda Georges.
– Moi… monsieur Lebrenn, – répondit une
voix.
– Tiens !… ce digne marchand de
toile… dont nous parlions… Ce vieux Gaulois ! – dit à
demi-voix le bonhomme. – Va donc vite, mon enfant, et ferme la
porte.
Georges, aussi troublé que surpris de cette
visite inattendue, quitta la chambre de son grand-père, et se
trouva bientôt en face de M. Lebrenn.
Chapitre 3
Comment M. Marik Lebrenn, le marchand
de toile, devina ce que Georges Duchêne, le menuisier, ne voulait
pas dire, et ce qui s’ensuivit.
M. Lebrenn avait cinquante ans environ,
quoiqu’il parût plus jeune. Sa grande stature, la nerveuse
musculature de son cou, de ses bras et de ses épaules, le port fier
et décidé de sa tête, son visage large et fortement accentué, ses
yeux bleus de mer au regard ferme et perçant, son épaisse et rude
chevelure châtain clair, quelque peu grisonnante et plantée un peu
bas sur un front qui semblait avoir la dureté du marbre, offraient
le type caractéristique de la race bretonne, où le sang et le
langage gaulois se sont surtout perpétués presque sans mélange
jusqu’à nos jours. Sur les lèvres vermeilles et charnues de
M. Lebrenn régnait tantôt un sourire rempli de bonhomie,
tantôt empreint d’une malice narquoise et salée, comme
disent nos vieux livres en parlant des plaisanteries de haut goût,
du vieil esprit gaulois, toujours si enclin à gaber
(narguer). Nous achèverons le portrait du marchand en l’habillant
d’un large paletot bleu et d’un pantalon gris.
Georges Duchêne, étonné, presque interdit de
cette visite imprévue, attendait en silence les premières paroles
de M. Lebrenn. Celui-ci lui dit :
– Monsieur Georges, il y a six mois, vous
avez été chargé, par votre patron, de différents travaux à exécuter
dans ma boutique ; j’ai été fort satisfait de votre
intelligence et de votre habileté.
– Vous me l’avez prouvé, monsieur, par
votre bienveillance.
– Elle devait vous être acquise ; je
vous voyais laborieux. Désireux de vous instruire, je savais de
plus… comme tous nos voisins, votre digne conduite envers votre
vieux grand-père, qui habite cette maison depuis quinze ans…
– Monsieur, – dit Georges embarrassé de
ces louanges, – ma conduite…
– Est toute simple, n’est-ce pas ?
Soit.
1 comment