Pendant votre séjour chez moi,
j’ai pu, et j’ai l’œil assez pénétrant, apprécier tout ce que vous
valiez comme cœur, intelligence et habileté dans votre état.
Enchanté de nos relations, je vous ai engagé à revenir souvent me
voir. Votre réserve, à ce sujet, est une nouvelle preuve de votre
délicatesse. Par-dessus tout cela, ma fille vous aime, vous
l’aimez. Vous avez vingt-sept ans, elle en a dix-huit. Elle est
charmante, vous êtes beau garçon. Vous êtes pauvre, j’ai de
l’aisance pour deux. Vous êtes ouvrier, mon père l’était. De quoi
diable vous étonnez-vous si fort ? Ne dirait-on pas d’un conte
de fées ?
Ces bienveillantes paroles ne mirent pas terme
à la stupeur de Georges, qui se croyait réellement en plein conte
de fées, ainsi que l’avait dit le marchand ; aussi, les yeux
humides, le cœur palpitant, le jeune homme ne put que
balbutier :
– Ah ! monsieur… pardonnez à mon
trouble… mais j’éprouve un tel étourdissement de bonheur en vous
entendant dire… que vous consentez à mon mariage…
– Un instant ! – reprit vivement
Lebrenn, – un instant ! Remarquez que, malgré ma bonne opinion
de vous, j’ai dit nous serions décidés à vous prendre pour
gendre… Ceci est conditionnel… et les conditions, les voici :
la première, que vous n’auriez pas à vous reprocher la séduction
indigne… dont on vous accusait…
– Monsieur, ne vous ai-je pas
juré ?…
– Parfaitement ; je vous crois. Je
ne rappelle cette première condition que pour mémoire… quant à la
seconde… car il y en a deux.
– Et cette condition, qu’elle est-elle, –
monsieur ? demanda Georges avec une anxiété inexprimable et
commençant à craindre de s’être abandonné à une folle
espérance.
– Écoutez-moi, monsieur Georges. Nous
avons peu parlé politique ensemble ; du temps que vous
travailliez chez moi, nos entretiens roulaient sur tout, sur
l’histoire de nos pères. Cependant je vous sais des opinions
très-avancées…… Tranchons le mot, vous êtes républicain
socialiste…
– Je vous ai entendu dire, monsieur, que
toute opinion sincère était honorable…
– Je ne me dédis pas. Je ne vous blâme
pas ; mais entre le désir de faire prévaloir pacifiquement son
opinion et le projet de la faire triompher par la force, par les
armes… il y a un abîme, n’est-ce pas, monsieur Georges ?
– Oui, monsieur, – répondit le jeune
homme en regardant le marchand avec un mélange de surprise et
d’inquiétude.
– Or, ce n’est jamais individuellement
que l’on tente une démonstration armée, n’est-ce pas, monsieur
Georges ?
– Monsieur, – répondit le jeune homme
avec embarras, – je ne sais…
– Si, vous devez savoir qu’ordinairement
l’on s’associe à des frères de son opinion ; en un mot, on
s’affilie à une société secrète… et le jour de la lutte…
on descend courageusement dans la rue, n’est-ce pas, monsieur
Georges ?
– Je sais, monsieur, que la révolution de
1830 s’est faite ainsi, – répondit Georges, dont le cœur se serrait
de plus en plus.
– Certainement, – reprit M. Lebrenn,
certainement, elle s’est faite ainsi, et d’autres encore se feront
probablement ainsi. Cependant, comme les révolutions, les
insurrections, ne réussissent pas toujours, comme ceux qui jouent
ce jeu-là y jouent leur tête, vous concevrez, monsieur Georges, que
ma femme et moi nous serions peu disposés à donner notre fille à un
homme qui ne s’appartient plus, qui, d’un moment à l’autre, peut
prendre les armes pour marcher avec la société secrète dont il fait
partie, et risquer ainsi sa vie en homme d’honneur et de
conviction. C’est très-beau, très-héroïque, je le confesse.
L’inconvénient est que la chambre des pairs, appréciant mal ce
genre d’héroïsme, envoie au mont Saint-Michel les conspirateurs, à
moins qu’elle ne leur fasse couper la tête. Or, je vous le demande
en bonne conscience, monsieur Georges, ne serait-ce pas triste,
pour une jeune femme, d’être exposée un jour ou l’autre à avoir un
mari sans tête ou prisonnier à perpétuité ?
Georges, abattu, consterné, était devenu pâle.
Il dit à M. Lebrenn d’une voix oppressée :
– Monsieur… deux mots…
– Permettez, dans l’instant j’ai fini, –
reprit le marchand, et il ajouta d’une voix grave, presque
solennelle :
– Monsieur Georges, j’ai une foi aveugle
dans votre parole, je vous l’ai prouvé ; jurez-moi que vous
n’appartenez à aucune société secrète, je vous crois, et vous
devenez mon gendre… ou plutôt mon fils, – ajouta M. Lebrenn en
tendant la main à Georges ; – car depuis que je vous ai connu…
apprécié… j’ai toujours éprouvé pour vous, je vous le répète,
autant d’intérêt que de sympathie…
Les louanges du marchand, sa cordialité,
rendaient encore plus douloureux le coup dont les espérances de
Georges venaient d’être frappées. Lui, si courageux, si énergique,
il se sentit faiblir, cacha sa figure dans ses mains, et ne put
retenir ses larmes.
M. Lebrenn l’observait avec
commisération ; il lui dit d’une voix émue :
– J’attends votre serment, monsieur
Georges.
Le jeune homme détourna la tête pour essuyer
ses pleurs, se leva et dit au marchand :
– Je ne puis, monsieur, faire le serment
que vous me demandez.
– Ainsi… votre mariage avec ma fille…
– Je dois y renoncer, monsieur, –
répondit Georges d’une voix étouffée.
– Ainsi donc… monsieur Georges, – reprit
le marchand, – vous en convenez ? vous appartenez à une
société secrète ?
Le silence du jeune homme fut sa seule
réponse.
– Allons, – dit le marchand avec un
soupir de regret. Et il se leva. – Tout est fini… Heureusement ma
fille a du courage…
– J’en aurai aussi, monsieur…
– Monsieur Georges, – reprit
M. Lebrenn en tendant la main au jeune homme, – vous êtes
homme d’honneur. Je n’ai pas besoin de vous demander le silence sur
cet entretien. Vous le voyez, je ressentais pour vous les
meilleures dispositions. Ce n’est pas ma faute si mes projets… je
dirai plus… mes désirs… mes vifs désirs… rencontrent un obstacle
insurmontable.
– Jamais, monsieur, je n’oublierai la
preuve d’estime dont vous venez de m’honorer. Vous agissez avec la
sagesse, avec la prudence d’un père… Je ne puis… quoi que j’aie à
en souffrir, qu’accepter avec respect votre décision. J’aurais dû
même, je le reconnais, aller au devant de votre question à ce
sujet… vous dire loyalement l’engagement sacré qui me liait à mon
parti. Sans doute… je vous aurais fait cet aveu… lorsque, revenu de
mon enivrement, j’aurais réfléchi aux devoirs que m’imposait ce
bonheur inespéré… cette union… Mais pardon, monsieur, – ajouta
Georges avec des larmes dans la voix, – pardon, je n’ai plus le
droit de parler de ce beau rêve… Mais ce dont je me souviendrai
toujours avec orgueil, c’est que vous m’avez dit : Vous pouvez
être mon fils.
– Bien, monsieur Georges… je n’attendais
pas moins de vous, – reprit M. Lebrenn en se dirigeant vers la
porte.
Et tendant la main au jeune homme, il ajouta
d’une voix émue :
– Encore adieu.
– Adieu, monsieur… – dit Georges en
prenant la main que lui tendait le marchand. Mais soudain celui-ci,
par une brusque étreinte, attira le jeune homme contre sa poitrine
en lui disant d’une voix émue et les yeux humides :
– Viens, Georges, honnête homme !
loyal cœur !… je t’avais bien jugé !
Georges, abasourdi, regardait M. Lebrenn
sans pouvoir prononcer une parole ; mais celui-ci lui dit à
voix basse :
– Il y a six semaines, rue de
Lourcine ?
Georges tressaillit et s’écria d’un air
alarmé :
– De grâce, monsieur !
– Numéro dix-sept, au quatrième, au fond
de la cour ?
– Monsieur, encore une fois !
– Un mécanicien, nommé Dupont, vous a
introduit les yeux bandés…
– Monsieur, je ne puis vous répondre…
– Cinq membres d’une société secrète vous
ont reçu ? Vous avez prêté le serment d’usage, et vous avez
été reconduit toujours les yeux bandés ?…
– Monsieur, – s’écria Georges aussi
stupéfait qu’effrayé de cette révélation et tâchant de reprendre
son sang-froid, – je ne sais ce que vous voulez dire…
– Je présidais ce soir-là le comité, mon
brave Georges.
– Vous, monsieur ? – s’écria le
jeune homme hésitant encore à croire M. Lebrenn. – Vous…
– Moi…
Et voyant l’incrédulité de Georges durer
encore, le marchand reprit :
– Oui, moi, je présidais, et la preuve la
voici :
Et il dit quelques mots à l’oreille de
Georges.
Celui-ci, ne pouvant plus douter de la vérité,
s’écria en regardant le marchand :
– Mais, alors, monsieur, ce serment que
vous me demandiez tout à l’heure ?
– C’était une dernière épreuve.
– Une épreuve ?
– Il faut me le pardonner, mon brave
Georges. Les pères sont si défiants !… Grâce à Dieu, vous
n’avez pas trompé mon espoir. Cette épreuve, vous l’avez
vaillamment subie ; vous avez préféré la ruine de vos plus
chères espérances à un mensonge, et cependant vous devriez être
certain que je croirais aveuglément à votre parole, quelle qu’elle
fût.
– Monsieur, – reprit Georges avec une
hésitation qui toucha le marchand, – cette fois, puis-je croire…
puis-je espérer… avec certitude ? Je vous en conjure,
dites-le-moi… Si vous saviez ce que tout à l’heure j’ai
souffert !…
– Sur ma foi d’honnête homme, mon cher
Georges, ma fille vous aime. Ma femme et moi nous consentons à
votre mariage, qui nous enchante, parce que nous y voyons un avenir
de bonheur pour notre enfant. Est-ce clair ?
– Ah ! monsieur ! – s’écria
Georges en serrant avec effusion les mains du marchand, qui
reprit :
– Quant à l’époque précise de votre
mariage, mon cher Georges… les événements d’hier, ceux qui se
préparent aujourd’hui… la marche à suivre par notre société
secrète…
– Vous, monsieur ? – s’écria Georges
ne pouvant s’empêcher d’interrompre M. Lebrenn pour lui
témoigner sa surprise un moment oubliée dans le ravissement de sa
joie.
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