Vos travaux dans ma boutique ont duré trois mois…
Très-satisfait de nos relations, je vous ai dit, et cela de tout
cœur : Monsieur Georges, nous sommes voisins… venez donc me
voir, soit le dimanche, soit d’autres jours, après votre travail…
vous me ferez plaisir… bien plaisir…
– En effet, monsieur, vous m’avez dit
cela.
– Et cependant, monsieur Georges ;
vous n’avez jamais remis les pieds chez moi.
– Je vous en prie, monsieur, n’attribuez
ma réserve ni à l’ingratitude ni à l’oubli.
– À quoi l’attribuer alors ?
– Monsieur…
– Tenez, monsieur Georges, soyez franc…
vous aimez ma fille…
Le jeune homme tressaillit, pâlit, rougit tour
à tour, et après une hésitation de quelques instants, il répondit à
M. Lebrenn d’une voix émue :
– C’est vrai, monsieur… j’aime
mademoiselle votre fille.
– De sorte que, vos travaux achevés, vous
n’êtes pas revenu chez nous de peur de vous laisser entraîner
davantage à votre amour ?
– Oui, monsieur…
– De cet amour vous n’avez jamais parlé à
ma fille ?
– Jamais, monsieur…
– Je le savais. Mais pourquoi avoir
manqué de confiance envers moi, monsieur Georges ?
– Monsieur, – répondit le jeune homme
avec embarras, – je… n’ai… pas osé…
– Pourquoi ? parce que je suis ce
qu’on appelle un bourgeois ?… un homme riche
comparativement à vous, qui vivez au jour le jour de votre
travail ?
– Oui, monsieur…
Après un moment de silence, le marchand
reprit :
– Permettez-moi, monsieur Georges, de
vous adresser une question ; vous y répondrez si vous le jugez
convenable.
– Je vous écoute, monsieur.
– Il y a environ quinze mois, quelque
temps après votre retour de l’armée, vous avez dû vous
marier ?
– Oui, monsieur.
– Avec une jeune ouvrière fleuriste,
orpheline, nommée Joséphine Éloi ?
– Oui, monsieur.
– Pouvez-vous m’apprendre pourquoi ce
mariage n’a pas eu lieu ?
Le jeune homme rougit ; une expression
douloureuse contracta ses traits ; il hésitait à répondre.
M. Lebrenn l’examinait
attentivement ; aussi, inquiet et surpris du silence de
Georges, il ne put s’empêcher de s’écrier avec amertume et
sévérité :
– Ainsi, la séduction, puis l’abandon et
l’oubli… Votre trouble… ne le dit que trop !
– Vous vous méprenez, monsieur, – reprit
vivement Georges, – mon trouble, mon émotion, sont causés par de
cruels souvenirs… Voilà ce qui s’est passé ; je ne mens
jamais…
– Je le sais, monsieur Georges.
– Joséphine demeurait dans la même maison
que mon patron. C’est ainsi que je l’ai connue. Elle était fort
jolie, et, quoique sans instruction, remplie d’esprit naturel. Je
la savais habituée au travail et à la pauvreté ; je la croyais
sage. La vie de garçon me pesait. Je pensais aussi à mon
grand-père : une femme m’eût aidé à le mieux soigner. Je
proposai à Joséphine de nous unir ; elle parut enchantée, fixa
elle-même le jour de notre mariage… Et ceux-là ont menti, monsieur,
qui vous ont parlé de séduction et d’abandon !
– Je vous crois, – dit M. Lebrenn en
tendant cordialement la main au jeune homme. – Je suis heureux de
vous croire ; mais comment votre mariage a-t-il
manqué ?
– Huit jours avant l’époque de notre
union, Joséphine a disparu, m’écrivant que tout était rompu. J’ai
su, depuis, que, cédant aux mauvais conseils d’une amie déjà
perdue, elle l’avait imitée… Ayant toujours vécu dans la misère,
enduré de dures privations, malgré son travail de douze à quinze
heures par jour… Joséphine a reculé devant l’existence que je lui
offrais, existence aussi laborieuse, aussi pauvre que la
sienne.
– Et comme tant d’autres, – reprit
M. Lebrenn, – elle aura succombé à la tentation d’une vie
moins pénible ! Ah ! la misère… la misère !
– Je n’ai jamais revu Joséphine,
monsieur… Elle est à cette heure, m’a-t-on dit, une des coryphées
des bals publics… elle a quitté son nom pour je ne sais quel surnom
motivé sur son habitude d’improviser à propos de tout les plus
folles chansons… Enfin, elle est à jamais perdue. Cependant elle
avait d’excellentes qualités de cœur… Vous comprenez maintenant,
monsieur, la cause de ma triste émotion de tout à l’heure, lorsque
vous m’avez parlé de Joséphine.
– Cette émotion prouve en faveur de votre
cœur, monsieur Georges… On vous avait calomnié… Je m’en doutais.
Maintenant, j’en suis certain. Ne parlons plus de cela. Voici ce
qui s’est passé chez moi il y a trois jours : J’étais, le
soir, chez ma femme avec ma fille. Depuis quelque temps elle
semblait pensive ; soudain elle nous dit, en prenant ma main
et celle de sa mère : « J’ai quelque chose à vous confier
à tous deux. J’ai longtemps différé, parce que j’ai longtemps
réfléchi, afin de ne pas parler légèrement… J’aime monsieur Georges
Duchêne. »
– Grand Dieu ! monsieur, – s’écria
Georges les mains jointes et en proie à un saisissement
inexprimable, – il serait possible ! mademoiselle votre
fille !…
– Ma fille nous a dit cela, reprit
tranquillement M. Lebrenn. « Je te sais gré de ta
franchise, mon enfant, lui ai-je répondu ; mais comment cet
amour t’est-il venu ? – D’abord, mon père, en apprenant la
conduite de monsieur Georges envers son grand-père ; puis en
vous entendant louer souvent le caractère, les habitudes
laborieuses, l’intelligence de monsieur Georges, ses efforts pour
s’instruire. Enfin il m’a plu par ses manières douces et polies,
par sa franchise, par sa conversation que j’entendais lorsqu’il
causait avec vous. Jamais je ne lui ai dit un mot qui ait pu lui
faire soupçonner mon amour. Lui, de son côté, n’est jamais sorti à
mon égard d’une parfaite réserve ; mais je serais heureuse
s’il partageait le sentiment que j’ai pour lui, et si ce mariage
vous convenait, mon père, ainsi qu’à ma mère. S’il en est
autrement, je respecterai votre volonté, sachant que vous
respecterez ma liberté. Si je n’épouse pas monsieur Georges, je
resterai fille. Vous m’avez souvent dit, mon père, que j’avais du
caractère ; vous croirez donc à ma résolution. Si ce mariage
ne se peut, vous ne me verrez ni maussade ni chagrine. Votre
affection me consolera. Heureuse comme par le passé, je vieillirai
auprès de vous, de ma mère et de mon frère. Voici la vérité ;
maintenant décidez, j’attendrai. »
Georges avait écouté M. Lebrenn avec une
stupeur croissante. Il ne pouvait croire à ce qu’il entendait.
Enfin, il s’écria d’une voix entrecoupée :
– Monsieur, est-ce un rêve ?
– Non pas. Ma fille n’a jamais été plus
éveillée, je vous jure. Je connais sa franchise, sa fermeté ;
ma femme et moi nous en sommes certains, si ce mariage n’a pas
lieu, l’affection de Velléda pour nous ne changera pas, mais elle
n’épousera personne… Or, comme il est naturel qu’une jeune et belle
fille de dix-huit ans épouse quelqu’un, et, comme le choix qu’a
fait Velléda est digne d’elle et de nous, ma femme et moi, après
mûres réflexions, nous serions décidés à vous prendre pour
gendre…
Il est impossible de rendre l’expression de
surprise, d’ivresse, qui se peignit sur les traits de Georges à ces
paroles du marchand ; il restait muet et comme frappé de
stupeur.
– Ah ça ! monsieur Georges, – reprit
M. Lebrenn en souriant, – qu’y a-t-il de si extraordinaire, de
si incroyable dans ce que je vous dis là ? Durant trois mois
vous avez travaillé dans ma boutique ; je savais déjà que pour
assurer l’existence de votre grand-père vous vous étiez fait
soldat. Votre grade de sous-officier et deux blessures prouvaient
que vous aviez servi avec honneur.
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