Mais un homme plus observateur que M. de Plouernel eût remarqué une vague inquiétude dans l’expression des traits de Pradeline.

– Eh bien, voyons ! que me conseilles-tu ? lui dit-il.

– D’abord, il faut… – Mais la jeune fille s’interrompit, et dit :

– On a frappé, mon cher.

– Tu crois ?

– J’en suis sûre. Tiens, entends-tu ?…

En effet, on frappa de nouveau.

– Entrez, – dit le comte.

Un valet de chambre se présenta d’un air assez embarrassé, et dit vivement à son maître :

– Monsieur le comte, c’est son éminence…

– Mon oncle ! – dit le colonel très-surpris en se levant aussitôt.

– Oui, monsieur le comte ; monseigneur le cardinal est arrivé cette nuit de voyage, et…

– Un cardinal ! – s’écria Pradeline en interrompant le domestique par un grand éclat de rire, car elle oubliait déjà ses dernières préoccupations ; – un cardinal ! voilà qui est flambard ! voilà ce qu’on ne rencontre pas tous les jeudis à Mabille ou à Valentino !… Un cardinal ! je n’en ai jamais vu, il faut que je m’en régale.

Et d’improviser sur son air favori :

La reine Bacchanal,

Voyant un cardinal,

Dit : Faut nous amuser

Et le faire danser

La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.

Et ce disant, la folle fille, soulevant à demi les deux pans de sa robe, se mit à évoluer dans le boudoir avec désinvolture en répétant son improvisation, tandis que le valet de chambre, immobile à la porte à demi ouverte, tenait à grand’peine son sérieux, et que M. de Plouernel, fort irrité des libertés grandes de cette effrontée, lui disait :

– Allons donc, ma chère, c’est stupide… taisez-vous donc, c’est indécent !

Le cardinal de Plouernel, que l’on venait d’annoncer, se souciant peu de faire antichambre chez son neveu, et ne le croyant pas sans doute en si profane compagnie, arriva bientôt sur les pas du valet de chambre, et entra au moment où Pradeline, lançant en avant sa jambe charmante, ondulait du torse en répétant :

Il faut nous amuser

Et le faire danser.

La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.

À la vue du cardinal, M. de Plouernel courut à la porte, et tout en embrassant son oncle à plusieurs reprises, il le repoussa doucement dans le salon d’où il sortait alors ; le valet de chambre, en homme bien appris, ferma discrètement sur son maître la porte du boudoir, dont il poussa le verrou.

Chapitre 5

 

De l’entretien du cardinal de Plouernel et de son neveu. – Comment son éminence finit par envoyer son neveu à tous les diables. – Ce que vit M. Lebrenn, le marchand de toile, dans un certain salon de l’hôtel de Plouernel, et pourquoi il se souvint d’une abbesse portant l’épée, de l’infortuné Broute-Saule, de la pauvre Septimine la Coliberte, de la gentille Ghiselle la Paonnière, d’Alizon la Maçonne, et autres trépassés des temps passés que l’on rencontrera plus tard.

 

Le cardinal de Plouernel était un homme de soixante-cinq ans, grand, osseux, décharné. Il offrait, avec la différence de l’âge, le même type de figure que son neveu ; son long cou, son crâne pelé, son grand nez en bec d’oiseau de proie, ses yeux écartés, ronds et perçants, donnaient à ses traits, en les analysant et en faisant abstraction de la haute intelligence qui semblait les animer, donnaient à ses traits, disons-nous, une singulière analogie avec la physionomie du vautour.

Somme toute, ce prêtre, drapé dans sa robe rouge de prince de l’église, devait avoir une physionomie redoutable ; mais pour visiter son neveu il était simplement vêtu d’une longue redingote noire, strictement boutonnée jusqu’au cou.

– Pardon, cher oncle, – dit le colonel en souriant. – Ignorant votre retour, je ne comptais pas sur votre bonne et matinale visite… et…

Le cardinal n’était pas homme à s’étonner de ce qu’un colonel de dragons eût des maîtresses ; aussi lui dit-il de sa voix brève et tranchante :

– Je suis pressé. Parlons d’affaires. Je reviens d’une longue tournée en France. Nous touchons à une révolution.

– Que dites-vous, mon oncle ? – s’écria le colonel d’un air incrédule. – Vous croyez ?…

– Je crois à une révolution.

– Mais, mon oncle…

– As-tu des fonds disponibles ? Si tu n’en as pas, j’en ai à ton service.

– Des fonds… pourquoi faire ?

– Pour les convertir en or, en bon papier sur Londres. C’est plus commode en voyage…

– Ah ça ! mon oncle, quel voyage ?

– Celui que tu feras en m’accompagnant. Nous partirons ce soir.

– Partir… ce soir ?

– Aimes-tu mieux servir la république ?

– La république ! – demanda M. de Plouernel, qui tombait des nues. – Quelle république ?

– Celle qui sera proclamée ici, à Paris, avant peu, après la chute de Louis-Philippe.

– La chute de Louis-Philippe ! la république ! en France… et avant peu ?

– Oui, la république française, une, indivisible… proclamée à notre profit… Seulement sachons attendre…

Et le cardinal sourit d’un air étrange en aspirant une prise de tabac.

Le comte le regardait avec ébahissement. Il reprit :

– Comment, mon oncle, vous parlez sérieusement ?

– Ah ça ! mon pauvre Gonthran, tu es donc aveugle ? sourd ? – reprit le cardinal en haussant les épaules. – Et ces banquet révolutionnaires qui durent en France depuis trois mois ?

– Ah, ah, ah ! mon oncle, – dit le comte en riant ; – vous croyez ces buveurs de vin bleu ! ces mangeurs de veau… à vingt sous par tête… capables de…

– Ces niais-là… et je ne les en blâme point, tant s’en faut… ces niais-là ont tourné la cervelle des imbéciles qui les écoutaient. Il n’y a rien de plus bête en soi-même que la poudre à canon, n’est-ce pas ? et ça ne l’empêche point d’éclater ! Eh bien ! ces banqueteurs ont joué avec la poudre. La mine va jouer et faire sauter le trône de ces d’Orléans.

– Cela n’est pas sérieux, mon oncle. Il y a ici cinquante mille hommes de troupes ; si la canaille bougeait, elle serait hachée en morceaux. On est si tranquille sur l’état de Paris, que, malgré l’espèce d’agitation de la journée d’hier, l’on n’a pas seulement consigné les troupes dans les casernes.

– Vraiment ? Ah ! tant mieux, – reprit le cardinal en se frottant les mains. – Si leur gouvernement a le vertige, ces d’Orléans feront plus vite place à la république, et notre tour viendra plus tôt.

Ici l’éminence fut interrompue par deux petits coups frappés à la porte du salon donnant sur le boudoir ; puis à ce bruit succéda le cantilène suivant, toujours sur l’air de la Rifla, chanté extérieurement et piano par Pradeline :

Pour m’en aller d’ici…

Il me faut mon bibi,

Et par occa-si-on

La béné-dic-ti-on.

La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.

– Ah ! mon oncle, – dit le colonel avec colère, – méprisez, je vous en supplie, les insolences de cette sotte petite fille.

Et, se levant, le comte de Plouernel prit sur un canapé le châle et le chapeau de l’effrontée, sonna brusquement, et, jetant ces objets au valet de chambre qui entra, il lui dit :

– Donnez-lui cela, et faites-la sortir à l’instant.

Puis, revenant auprès de l’éminence, qui était restée impassible, et qui ouvrait en ce moment sa tabatière :

– En vérité, mon oncle, je suis confus. Mais de pareilles drôlesses ne savent rien respecter.

– Elle a une fort jolie jambe ! – répondit le prêtre en aspirant sa prise. – Elle est très-gentille, cette drôlesse ! Au quinzième siècle, nous l’aurions, pour sa plaisanterie, fait rôtir comme une petite juive. Mais patience… Ah ! mon ami, jamais… non, jamais… nous n’avons eu la partie si belle ! ! !

– La partie plus belle si les d’Orléans sont chassés et si la république est proclamée ?

Le cardinal haussa les épaules et reprit :

– De deux choses l’une : ou la république de ces va-nu-pieds sera l’anarchie, la dictature, l’émigration, le pillage, les assignats, la guillotine, la guerre avec l’Europe ; alors il y en aura pour six mois au plus, et notre Henri V est ramené triomphant par la sainte-alliance… ou bien, au contraire, leur république sera bénigne, bête, légale, modérée, avec le suffrage universel pour base.

– Et dans ce cas-là, mon oncle ?

– Dans ce cas-là, ce sera plus long ; mais nous ne perdrons rien pour attendre. Usant de notre influence de grands propriétaires, agissant par le bas clergé sur nos paysans, nous devenons maîtres des élections, nous avons à la chambre la majorité, nous entravons toute mesure qui pourrait faire non pas aimer, mais seulement tolérer cet horrible et révolutionnaire état de choses ; dans tous les esprits nous semons la défiance, la peur ; bientôt mort du crédit, ruine générale, désastre universel, chœur de malédictions contre cette infâme république, qui meurt de sa belle mort après cet essai qui en dégoûte à jamais. Alors nous paraissons ; le peuple affamé, le bourgeois épouvanté, se jettent à nos pieds, nous demandant à mains jointes notre Henri V, le seul salut de la France… Vient enfin l’heure des conditions ; voici les nôtres : la royauté d’avant 89 au moins… c’est-à-dire plus de chambre bourgeoise insolente et criarde, aussi reine que le roi, puisqu’elle le tient par l’impôt, ce qui est ignoble ; plus de système bâtard, tout ou rien ; et nous voulons tout, à savoir : notre roi de droit divin et absolu, appuyé sur un clergé tout-puissant ; une forte aristocratie et une armée impitoyable ; cent mille deux cents hommes de troupes étrangères, s’il le faut ; la sainte-alliance nous les prêtera. La misère est si atroce, la peur si intense, la lassitude si grande, que nos conditions sont aussitôt acceptées qu’imposées. Alors nous prenons vite des mesures promptes, terribles, les seules efficaces. Les voici : Premier point : Cours prévôtales ; rappel des crimes de sacrilège, et de lèse-majesté depuis 1830 ; jugement et exécution dans les vingt-quatre heures, afin d’écraser dans leur venin tous les révolutionnaires, tous les impies… une terreur, une Saint-Barthélemy s’il le faut… La France n’en mourra pas ; au contraire, elle crève de pléthore, elle a besoin d’être saignée à blanc de temps à autre. Second point : Donner l’instruction publique à la compagnie de Jésus… elle seule peut mater l’espèce. Troisième point : Briser le faisceau de la centralisation ; elle a fait la force de la révolution… Il faut, au contraire, isoler les provinces en autant de petits centres, où, seuls, nous dominerons par le clergé ou nos grandes propriétés ; restreindre, empêcher s’il est possible les rapports des populations entre elles. Il n’est point bon pour nous que les hommes se rapprochent, se fréquentent ; et pour les diviser, réveiller d’urgence les rivalités, les jalousies, et s’il le faut les vieilles haines provinciales. En ce sens un brin de guerre civile serait d’un favorable expédient comme germe d’animosités implacables.

Puis, prenant sa prise, le cardinal ajouta :

– Les gens divisés par la haine ne conspirent point.

L’impitoyable logique de ce prêtre répugnait à M. de Plouernel ; malgré son infatuation et ses préjugés de race, il s’arrangeait assez du temps présent ; sans doute il eût préféré le règne de ses rois légitimes ; mais il ne réfléchissait pas que, qui veut la fin, veut les moyens, et qu’une restauration complète, absolue, pour être durable aux yeux de ses partisans, ne pouvait avoir lieu et se soutenir que par les terribles moyens dont le cardinal venait de faire une complaisante exposition. Aussi le colonel reprit-il en souriant :

– Mais, mon oncle, songez-y donc ! de nos jours isoler les populations entre elles, c’est impossible ! et les routes stratégiques ! et les chemins de fer ?

– Les chemins de fer ?… – s’écria le cardinal courroucé ; – invention du diable, bonne à faire circuler d’un bout de l’Europe à l’autre la peste révolutionnaire ! Aussi notre saint père n’en veut point dans ses états, de chemin de fer, et il a raison. Il est inouï que les monarques de la sainte-alliance se soient laissés aller à ces nouveautés diaboliques ! Ils les payeront cher peut-être ? Qu’ont fait nos aïeux lors de la conquête ? pour dompter et asservir cette mauvaise race gauloise, notre vassale de naissance et d’espèce, qui s’est tant de fois rebellée contre nous ? nos aïeux l’ont parquée dans leurs domaines, avec défense d’en sortir sous peine de mort.