Ainsi enchaînée à la
glèbe, ainsi isolée, abrutie, l’engeance est plus domptable… c’est
là qu’il faut tendre et arriver.
– Mais encore une fois, cher oncle, vous
n’irez pas détruire les grandes routes et les chemins de
fer ?
– Pourquoi non ? est-ce que les
Francs, nos aïeux, par une excellente politique, n’ont pas ruiné
ces grandes voies de communications fondées en Gaule par ces païens
de Romains ? est-ce que l’on ne peut pas lancer sur les
chemins de fer toutes les brutes que cette invention infernale a
dépossédées de leur industrie ? Anathème… anathème sur ces
orgueilleux monuments de la superbe de Satan !… Par le sang de
ma race ! si l’on ne l’arrêtait pas dans ses inventions
sacrilèges, l’homme finirait, Dieu me garde ! par changer sa
vallée de larmes en un paradis terrestre ! comme si la tâche
originelle ne le condamnait point à la douleur pour l’éternité.
– Corbleu ! cher oncle, un moment, –
s’écria le colonel. – Je ne tiens pas, moi, à accomplir si
scrupuleusement ma destinée !
– Grand enfant ! – dit le cardinal
en prisant son tabac. – Pour que l’immense majorité de la race
d’Adam souffre et ait une conscience méritoire de sa souffrance, ne
faut-il pas qu’il y ait toujours en évidence un bon petit nombre
d’heureux en ce monde ?
– J’entends… Pour le contraste, n’est-ce
pas, cher oncle ?
– Nécessairement… On ne s’aperçoit de la
profondeur des vallées qu’à la hauteur des montagnes. Mais assez
philosopher… Tu le sais, j’ai le coup d’œil juste, prompt et sûr…
la position est telle que je te le dis… Je te le répète, fais comme
moi, réalise toutes tes valeurs négociables en or et en bon papier
sur Londres, envoie ta démission aujourd’hui, et partons demain.
L’aveuglement de ces gens-là est tel, qu’ils ne craignent
rien ; tu le dis toi-même… Presque aucune disposition
militaire n’est prise… tu peux donc sans blesser en rien le point
d’honneur militaire quitter ton régiment, et m’accompagner.
– Impossible, mon cher oncle… ce serait
une lâcheté.
– Une lâcheté !…
– Si la république s’établit, ce ne sera
pas sans coups de fusil, et j’en veux ma part… quitte à rendre
politesse pour politesse à bons coups de mousqueton ! car, je
vous en réponds, mes dragons chargeront cette canaille à cœur
joie.
– Ainsi, tu vas défendre le trône de ces
misérables d’Orléans, – s’écria le cardinal avec un éclat de rire
sardonique, – toi, un Plouernel ?
– Mon cher oncle, vous le savez, je ne me
suis pas rallié aux d’Orléans ; ainsi que vous, je ne les aime
pas… Je me suis rallié à l’armée, parce que j’ai du goût pour
l’état militaire ; l’armée n’a pas d’autre opinion que la
discipline… Encore une fois, si vous voyez juste, et votre vieille
expérience me fait supposer que vous ne vous trompez pas, il y aura
bataille ces jours-ci… Je serais donc un misérable de donner ma
démission la veille d’une affaire.
– De sorte que tu tiens extrêmement à
risquer de te faire égorger par la populace sur une barricade pour
le plus grand appui de la dynastie d’Orléans ?
– Je suis soldat… je tiens à faire
jusqu’au bout mon métier de soldat.
– Mais, maudit opiniâtre, si tu es tué,
notre maison tombe de lance en quenouille.
– Je vous ai promis, cher oncle, de me
marier quand j’aurai quarante ans…
– Mais d’ici là, songes-y donc, cette
guerre des rues est atroce… mourir dans la boue d’un ruisseau,
massacré par des gueux en haillons !
– Je me donnerai du moins le régal d’en
sabrer quelques-uns ; et si je succombe, – dit en riant le
colonel, – vous trouverez toujours bien de mon fait quelque petit
bâtard de Plouernel… que vous adopterez, cher oncle… il continuera
notre nom… Les bâtards portent souvent bonheur aux grandes
maisons.
– Triple fou ! jouer ainsi ta vie…
au moment où l’avenir n’a jamais été plus beau pour nous ! au
moment ou, après avoir été vaincus, abaissés, bafoués, par les fils
de ceux qui, depuis quatorze siècles, étaient nos vassaux et nos
serfs, nous allons enfin effacer d’un trait, cinquante ans de
honte ! au moment où, instruits par l’expérience, servis par
les événements, nous allons redevenir plus puissants qu’avant
89 !… Tiens, tu me fais pitié… Tu as raison, les races
dégénèrent, – s’écria l’intraitable vieillard en se levant. – Ce
serait à désespérer de notre cause si tous les nôtres te
ressemblaient.
Le valet de chambre, entrant de nouveau après
avoir frappé, dit à M. de Plouernel :
– Monsieur le comte, c’est le marchand de
toile de la rue Saint-Denis… il attend dans l’antichambre.
– Faites-le entrer dans le salon des
portraits, – répondit le comte… – J’y vais à l’instant.
Le domestique sorti, le colonel dit au
cardinal, qu’il vit prendre brusquement son chapeau et se diriger
vers la porte.
– Pour Dieu, mon oncle, ne vous en allez
pas ainsi fâché…
– Je ne m’en vais pas fâché, je m’en vais
honteux ; car tu portes notre nom.
– Allons, cher oncle, vous vous calmerez,
et vous reconnaîtrez que…
– Veux-tu, oui ou non, partir avec moi
pour l’Angleterre ?
– Impossible, cher oncle.
– Va-t’en au diable ! – s’écria peu
canoniquement le cardinal en sortant furieux et refermant la porte
derrière lui[11].
*
*
*
M. Marik Lebrenn avait été introduit, par
ordre de M. de Plouernel, dans un salon richement meublé,
l’on voyait suspendus à ses boiseries un grand nombre de portraits
de famille.
Les uns portaient la cuirasse des chevaliers,
la croix blanche et le manteau rouge des templiers, le pourpoint
des gentilshommes, l’hermine des pairs de France ou le bâton des
maréchaux, quelques-uns la pourpre des princes de l’Église.
De même, parmi les femmes, plusieurs portaient
le costume monastique ou le costume de cour ; mais, soit que
chaque peintre eût scrupuleusement copié la nature, soit qu’il eût
cédé aux exigences d’une famille qui tenait à honneur de faire
montre d’une filiation de race non interrompue, le type générique
de ces figures diverses se retrouvait partout, soit en beau, soit
en laid, et par l’écartement des yeux et la courbe prononcée du nez
rappelait l’oiseau de proie. De même ce que l’on est convenu
d’appeler le type bourbonien, qui n’est pas sans rapport
avec celui de la race ovine, s’est visiblement perpétué
dans la race des Capets. De même enfin presque tous les descendants
de la maison de Rohan avaient, dit-on, dans la chevelure certain
épi longtemps appelé le toupet des Rohans.
Ainsi que cela se voit dans presque tous les
portraits anciens, le blason des Plouernel et le nom de l’original
du tableau étaient placés dans un coin de la toile. Par exemple, on
pouvait lire Gonthramm V, sire de Plouernel ; Gonthramm IX,
comte de Plouernel ; Hildeberte, dame de Plouernel ;
Méroflède, abbesse de Moriadek en Plouernel, etc.
M. Lebrenn, en contemplant ces tableaux
de famille, semblait éprouver un singulier mélange de curiosité,
d’amertume, et de récrimination plus triste que haineuse ; il
allait de l’un à l’autre de ces portraits, comme s’ils eussent
éveillé en lui mille souvenirs. Son regard s’arrêtait pensif sur
ces figures immobiles, muettes comme des spectres. Plusieurs de ces
personnages parurent surtout exciter vivement son attention. L’un,
évidemment peint d’après des indications ou des souvenirs transmis
postérieurement à l’époque de la date du tableau (an 497), devait
être le fondateur de cette antique maison ; on lisait dans
l’angle de la toile le nom de Gonthramm Nevoreg. Ce
personnage était un homme d’une taille colossale ; ses
cheveux, d’un rouge de cuivre[12], relevés
à la chinoise, et arrêtés au sommet de sa tête, au moyen d’un
cercle d’or, retombaient ensuite sur ses épaules comme la crinière
d’un casque. Les joues et le menton étaient rasées, mais de longues
moustaches, du même rouge que les cheveux, tombaient presque jusque
sur la poitrine, tatouée de bleu et à demi cachée par une espèce de
plaid ou de manteau bariolé de jaune et de rouge. On ne pouvait
imaginer une figure d’un caractère plus farouche et plus barbare
que celle de ce premier des Néroweg.
Sans doute, à son aspect, de cruelles pensées
agitèrent le marchand de toile ; car, après avoir longtemps
regardé ce portrait, M. Lebrenn ne put s’empêcher de lui
montrer le poing, mouvement involontaire et puéril dont il parut
bientôt confus.
Le second portrait, qui parut non moins
vivement impressionner le marchand de toile, représentait une femme
vêtue de l’habit monastique ; ce tableau portait la date de
759 et le nom de Méroflède, abbesse de Moriadek en Plouernel.
Particularité assez étrange, cette femme tenait d’une main une
crosse abbatiale, et de l’autre une épée nue et sanglante, afin
d’indiquer sans doute que ce glaive n’était pas toujours resté dans
le fourreau. Cette femme était très-belle, mais d’une beauté fière,
sinistre, violente ; ses traits, fatigués par les excès et
enveloppés de longs voiles blancs et noirs ; ses grands yeux
gris étincelants sous leurs épais sourcils roux ; ses lèvres
rouges comme du sang, d’une expression à la fois méchante et
sensuelle : enfin cette crosse et cette épée sanglante entre
les mains d’une abbesse formaient un ensemble étrange, presque
effrayant.
M. Lebrenn, après avoir contemplé cette
image avec un dégoût mêlé d’horreur, murmura tout bas :
– Ah ! Méroflède ! noble
abbesse, sacrée par le démon ! Messaline ou Frédégonde étaient
des vierges auprès de toi ! le maréchal de Retz, un
agneau ! et son château infâme un saint lieu auprès de ton
cloître de damnées !
Puis il ajouta avec un soupir douloureux, en
levant les yeux au ciel comme s’il eût plaint des
victimes :
– Pauvre Septimine la
Coliberte ! Et toi… malheureux
Broute-Saule ![13]
Et, détournant le regard avec tristesse,
M. Lebrenn resta un moment pensif ; lorsqu’il releva les
yeux, ils s’arrêtèrent sur un autre portrait daté de 1237,
représentant un guerrier aux cheveux ras, à la longue barbe rousse,
armé de toutes pièces, et portant sur l’épaule le manteau rouge et
la croix blanche des croisés.
– Ah ! – fit le marchand de toile
avec un nouveau geste d’aversion, – le moine
rouge !…
Et il passa la main sur ses yeux comme pour
chasser une hideuse vision.
Mais bientôt les traits de M. Lebrenn se
déridèrent ; il soupira avec une sorte d’allégement, comme si
de douces pensées succédaient chez lui à de cruelles
émotions ; il attachait un regard bienveillant, presque
attendri, sur un portrait daté de l’an 1463, et portant nom de
Gontran XII, sire de Plouernel.
Ce tableau représentait un jeune homme de
trente ans au plus, vêtu d’un pourpoint de velours noir, et portant
au cou le collier d’or de l’ordre de Saint-Michel. On ne pouvait
imaginer une physionomie plus douce, plus sympathique ; le
regard et le demi-sourire qui effleurait les lèvres de ce
personnage avaient une expression d’une mélancolie touchante.
– Ah ! – dit M. Lebrenn, – la
vue de celui-là repose… calme… et console… Grâce à Dieu, il n’est
pas le seul qui ait failli à la méchanceté proverbiale de sa
race !
Puis, après un moment de silence, il dit en
soupirant :
– Chère petite Ghiselle la
Paonnière ! ta vie a été courte… mais quel songe d’or que
ta vie !… Ah ! pourquoi faut-il que tes sœurs Alison
la Maçonne et Marotte la Haubergière[14] n’aient pas…
M. Lebrenn fut interrompu dans ses
réflexions par l’entrée de M. de Plouernel.
Chapitre 6
Comment le marchand de toile, qui n’était
point sot, fit-il le simple homme au vis-à-vis du comte de
Plouernel, et ce qu’il en advint. – Comment le colonel reçut
l’ordre de se mettre à la tête de son régiment parce que l’on
craignait une émeute dans la journée.
M. Lebrenn était si absorbé dans ses
pensées, qu’il tressaillit comme en sursaut lorsque
M. de Plouernel entra dans le salon.
Malgré son empire sur lui-même, le marchand de
toile ne put s’empêcher de trahir une certaine émotion en se
trouvant face à face avec le descendant de cette ancienne famille.
Ajoutons enfin que M. Lebrenn avait été instruit par Jeanike
des fréquentes stations du colonel devant les carreaux du
magasin ; mais, loin de paraître soucieux ou irrité,
M. Lebrenn prit un air de bonhomie naïve et embarrassée, que
M. de Plouernel attribuait à la respectueuse déférence
qu’il devait inspirer à ce citadin de la rue Saint-Denis.
Le comte, s’adressant donc au marchand avec un
accent de familiarité protectrice, lui montra du geste un fauteuil
en s’asseyant lui-même, et dit :
– Ne restez pas ainsi debout, mon cher
monsieur… asseyez-vous, je l’exige…
– Ah ! monsieur, – dit
M. Lebrenn en saluant d’un air gauche, – vous me faites
honneur, en vérité…
– Allons, allons, pas de façon, mon cher
monsieur, – reprit le comte, et il ajouta d’un ton interrogatif, –
mon cher monsieur… Lebrenn… je crois ?
– Lebrenn, – répondit le marchand en
s’inclinant, – Lebrenn, pour vous servir.
– Eh bien donc, j’ai eu le plaisir de
voir hier la chère madame Lebrenn, et de lui parler d’un achat
considérable de toile que je désire faire pour mon régiment.
– Bien heureux nous sommes, monsieur, que
vous ayez honoré notre pauvre boutique de votre achalandage… Aussi,
je viens savoir combien il vous faut de mètres de toile, et de
quelle qualité vous la désirez. Voici des échantillons, –
ajouta-t-il en fouillant d’un air affairé dans la poche de son
paletot. – Si vous voulez choisir… je vous dirai le prix, monsieur…
le juste prix… le plus juste prix…
– C’est inutile, cher monsieur
Lebrenn ; voici en deux mots ce dont il est question :
j’ai quatre cent cinquante dragons ; il me faut une remonte de
quatre cent cinquante chemises de bonne qualité ; vous vous
chargerez de plus de me les faire confectionner. Le prix que vous
fixerez sera le mien ; car vous sentez, cher monsieur Lebrenn,
que je vous sais la crème des honnêtes gens !
– Ah ! monsieur…
– La fleur des pois des marchands de
toile.
– Monsieur… monsieur… vous me
confusionnez ; je ne mérite point…
– Vous ne méritez pas ! Allons donc,
cher monsieur Lebrenn, vous méritez beaucoup, au contraire…
– Je ne saurais, monsieur, disputer ceci
avec vous. Pour quelle époque vous faudra-t-il cette
fourniture ? – demanda le marchand en se levant. – Si c’est un
travail d’urgence, la façon sera un peu plus chère.
– Faites-moi donc d’abord le plaisir de
vous rasseoir, mon brave ! et ne partez pas ainsi comme un
trait… Qui vous dit que je n’aie pas d’autres commandes à vous
faire ?
– Monsieur, pour vous obéir je siérai
donc… Et pour quelle époque vous faudra-t-il cette
fourniture ?
– Pour la fin du mois de mars.
– Alors, monsieur, les quatre cent
cinquante chemises de très-bonne qualité coûteront sept francs
pièce.
– Eh bien ! d’honneur, c’est
très-bon marché, cher monsieur Lebrenn… Voilà, je l’espère, un
compliment que les acheteurs ne font pas souvent, hein ?
– Non, point très-souvent, il est vrai,
monsieur. Mais vous m’aviez parlé d’autres fournitures ?
– Diable, mon cher, vous ne perdez pas la
carte… Vous pensez au solide.
– Eh ! eh ! monsieur… on est
marchand, c’est pour vendre…
– Et, dans ce moment-ci, vendez-vous
beaucoup ?
– Hum… hum !… couci… couci…
– Vraiment ! couci… couci ? Eh
bien, tant pis, tant pis, cher monsieur Lebrenn. Cela doit vous
contrarier… car vous devez être père de famille ?
– Vous êtes bien bon, monsieur… J’ai un
fils.
– Et vous l’élevez pour vous
succéder ?
– Oui-dà, monsieur ; il est à
l’École centrale du commerce.
– À son âge ? ce brave garçon !
Et vous n’avez qu’un fils, cher monsieur Lebrenn ?
– Sauf respect de vous contredire,
monsieur ; j’ai aussi une fille…
– Aussi une fille ! ce cher Lebrenn.
Si elle ressemble à la mère… elle doit être charmante…
– Eh ! eh… elle est grandelette… et
gentillette…
– Vous devez en être bien fier. Allons,
avouez-le.
– Trédame ! je ne dis point non,
monsieur ! point non je ne dis.
C’est étonnant (pensa
M. de Plouernel), ce bonhomme a une manière de parler
singulièrement surannée ; il faut que ce soit de tradition
dans la rue Saint-Denis ; il me rappelle le vieil intendant
Robert, qui m’a élevé, et qui parlait comme les gens de l’autre
siècle.
Puis le comte reprit tout haut :
– Mais, parbleu, j’y pense : il faut
que je fasse une surprise à la chère madame Lebrenn.
– Monsieur, elle est votre servante.
– Figurez-vous que j’ai le projet de
donner prochainement dans la grande cour de ma caserne un
carrousel, où mes dragons feront toutes sortes d’exercices
d’équitation : il faut me promettre de venir, un dimanche,
assister à une répétition avec la chère madame Lebrenn ; et en
sortant de là, accepter sans façon, une petite collation.
– Ah ! monsieur, c’est trop
d’honneur pour nous…… Je suis confus…
– Allons donc, mon cher, vous plaisantez.
Est-ce convenu ?
– Je pourrai amener mon garçon ?
– Parbleu !…
– Et ma fille aussi ?
– Pouvez-vous, cher monsieur Lebrenn, me
faire une pareille question ?…
– Vrai, monsieur ? vous ne trouverez
point mauvais que ma fille ?…
– Mieux que cela… une idée, mon cher, une
excellente idée !
– Voyons, monsieur.
– Vous avez entendu parler des anciens
tournois ?
– Des tournois ?…
– Oui, du temps de la chevalerie.
– Faites excuses, monsieur ; de
bonnes gens comme nous…
– Eh bien, cher monsieur Lebrenn, au
temps de la chevalerie il y avait des tournois, et dans ces
tournois plusieurs de mes ancêtres, que vous voyez là, – et il
montra les portraits, – ont autrefois combattu.
– Ouais ! ! – fit le marchand,
feignant la surprise et suivant du regard le geste du colonel, – ce
sont là messieurs vos ancêtres ?… Aussi, je me disais :
Il y a quelque chose comme un air de famille.
– Vous trouvez ?
– Je le trouve, monsieur… pardon de la
liberté grande…
– N’allez-vous pas vous excuser ?…
Pour Dieu ! ne soyez donc pas ainsi toujours formaliste, mon
cher… Je vous disais donc que dans ces tournois il y avait ce qu’on
appelait la reine de beauté ; elle distribuait les
prix au vainqueur… Eh bien, il faut que ce soit votre charmante
fille qui soit la reine de beauté du carrousel que je veux donner…
elle en est digne à tous égards.
– Ah ! monsieur, c’est trop, non,
c’est trop. Et puis ne trouvez-vous point que pour une jeune fille…
être comme cela… en vue… et au vis-à-vis de messieurs vos dragons…
c’est un peu… pardon de la liberté grande… mais un peu… comment
vous dirai-je cela ?… un peu…
– N’ayez donc pas de ces scrupules, cher
monsieur Lebrenn ; les plus nobles dames étaient autrefois
reines de beauté dans les tournois, elles donnaient même un baiser
au vainqueur.
– Je conçois… elles avaient l’habitude…
tandis que ma fille… voyez-vous… dam… ça a dix-huit ans, et c’est
élevé… à la bourgeoise…
– Rassurez-vous ; je n’ai pas un
instant songé à ce que votre charmante fille donnât un baiser au
vainqueur.
– Voire ! monsieur… que de
bontés !… et si vous daignez permettre que ma fille n’embrasse
point…
– Mais cela va sans dire, mon cher… Que
parlez-vous de ma permission ? je suis déjà trop heureux de
vous voir accepter mon invitation, ainsi que votre aimable
famille.
– Ah ! monsieur, tout l’honneur est
de notre côté.
– Pas du tout, il est du mien.
– Nenni, monsieur, nenni ! c’est
trop de bonté à vous. Je vois bien, moi, l’honneur que vous voulez
nous faire.
– Que voulez-vous, mon cher, il y a comme
cela des figures… qui vous reviennent tout de suite ; et puis
je vous ai trouvé si honnête homme au sujet de votre
fourniture…
– C’est tout en conscience, monsieur,
tout en conscience.
– … Que je me suis dit tout de
suite : Ce doit être un excellent homme que ce brave
Lebrenn ; je voudrais lui être agréable, et même l’obliger, si
je pouvais.
– Ah ! monsieur, je ne sais où me
mettre.
– Tenez, vous m’avez dit tout à l’heure
que les affaires allaient mal… voulez-vous que je vous paye
d’avance votre fourniture ?…
– Nenni, monsieur, c’est inutile.
– Ne vous gênez pas ! parlez
franchement… la somme est importante… Je vais vous donner un bon à
vue sur mon banquier.
– Je vous assure, monsieur, que je n’ai
point besoin d’avances.
– Les temps sont si durs, cependant…
– Bien durs, sont les temps, il est vrai,
monsieur ; il faut en espérer de meilleurs.
– Tenez, cher monsieur Lebrenn, – dit le
comte en montrant au marchand les portraits qui ornaient le salon,
– le temps où vivaient ces braves seigneurs, c’était là le bon
temps !…
– Vraiment, monsieur ?…
– Et qui sait ?… peut-être
reviendra-t-il, ce bon temps…
– Oui-dà… Vous croyez ?
– Un autre jour nous parlerons politique…
car vous parlez peut-être politique ?
– Monsieur, je ne me permettrais point
cela ; vous concevez, un marchand…
– Ah ! mon cher, vous êtes un homme
du bon vieux temps, vous, à la bonne heure… Que vous avez donc
raison de ne pas parler politique ! c’est cette sotte manie
qui a tout perdu ; car dans ce bon vieux temps dont je vous
parle, personne ne raisonnait : le roi, le clergé, la noblesse
commandaient, tout le monde obéissait sans mot dire.
– Trédame ! C’était pourtant bien
commode, monsieur !
– Parbleu !
– Si je vous comprends, monsieur, le roi,
les prêtres, les seigneurs, disaient : Faites… et l’on
faisait ?
– C’est cela même.
– Payez… et l’on payait ?
– Justement.
– Allez… et on allait ?
– Eh ! mon Dieu !
oui !
– Enfin, tout comme à l’exercice : à
droite, à gauche ! en avant ! halte !… On n’avait
point le souci de vouloir ceci ou cela ; le roi, les seigneurs
et le clergé se donnaient la peine de vouloir pour vous… et l’on a
changé cela, et l’on a changé cela ! ! !…
– Heureusement il ne faut désespérer de
rien, cher monsieur Lebrenn.
– Que le bon Dieu vous entende ! –
dit le marchand en se levant et saluant. – Monsieur, je suis votre
serviteur.
– Ah ça, à dimanche… pour le carrousel,
mon cher… vous viendrez… en famille… c’est convenu.
– Certainement, monsieur, certainement…
ma fille ne manquera point à la fête… puisqu’elle doit être la
reine de… de ?…
– Reine de beauté, mon cher ! ce
n’est pas moi qui lui assigne ce rôle… C’est la nature !
– Ah ! monsieur, si vous le
permettiez ?…
– Quoi donc ?
– Ce que vous venez de dire là de si
galant pour ma fille ? je le lui répéterais de votre
part ?
– Comment donc, mon cher !
non-seulement je vous y autorise, mais je vous en prie ;
j’irai d’ailleurs rappeler, sans façon, mon invitation à la chère
madame Lebrenn et à sa charmante fille.
– Ah ! monsieur… les pauvres femmes…
elles seront si flattées du bien que vous nous voulez… Je ne vous
parle point de moi… l’on me donnerait la croix d’honneur que je ne
serais pas plus glorieux.
– Ce brave Lebrenn, il est ravissant.
– Serviteur, monsieur… serviteur de tout
mon cœur, – dit le marchand en s’éloignant.
Cependant, au moment où il atteignait la
porte, il parut se raviser, se gratta l’oreille et revint vers
M. de Plouernel.
– Eh bien ! qu’est-ce, mon
cher ? – dit le comte, surpris de ce retour ; qu’y
a-t-il ?
– Il y a, monsieur, – poursuivit le
marchant en se grattant toujours l’oreille, – il y a que j’ai comme
une idée… pardon de la liberté grande…
– Parbleu, à votre aise. Pourquoi donc
n’auriez-vous pas d’idées… tout comme un autre ?
– C’est vrai, monsieur ; parfois les
petits tout comme les grands n’en chevissent point…
d’idées.
– N’en chevissent point… quel
est ce diable de mot-là ?
– Un honnête vieux mot, monsieur, qui
veut dire manquer ; Molière l’emploie souvent.
– Comment, Molière ? – dit le comte
surpris ; – vous lisez Molière, mon cher ? En effet, je
remarquais tout à l’heure, à part moi, que vous vous serviez
souvent du vieux langage.
– Je m’en vas vous dire pourquoi cela,
monsieur : quand j’ai vu que vous me parliez environ comme don
Juan parle à monsieur Dimanche, ou Dorante à monsieur Jourdain…
– Qu’est-ce à dire ? – s’écria
M. de Plouernel de plus en plus surpris, et commençant à
se douter que le marchand n’était pas si simple qu’il paraissait, –
que signifie cela ?
– … Alors, moi, – poursuivit
M. Lebrenn avec sa bonhomie narquoise, – alors, moi, afin de
correspondre à l’honneur que vous me faisiez, monsieur, j’ai pris à
mon tour le langage de monsieur Dimanche ou de monsieur Jourdain…
pardon de la liberté grande… Mais, pour revenir à mon idée… m’est
avis, selon mon petit jugement, monsieur, m’est avis que vous ne
seriez pas fâché de prendre ma fille pour maîtresse…
– Comment ! – s’écria le comte tout
à fait décontenancé par cette brusque apostrophe ; – je ne
sais pas… je ne comprends pas ce que vous voulez dire…
– Voire ! monsieur… je ne suis qu’un
bonhomme… je vous parle ainsi selon mon petit jugement.
– Votre petit jugement !… votre
petit jugement !… mais il vous sert fort mal, monsieur ;
car, d’honneur, vous êtes fou ; votre idée n’a pas le sens
commun.
– Vraiment ? ah bien, tant
mieux !… Je m’étais dit, suivez bien, s’il vous plaît, mon
petit raisonnement… je m’étais dit : Je suis un bon bourgeois
de la rue Saint-Denis, je vends de la toile, j’ai une jolie
fille ; un jeune seigneur… (car il paraît que nous revenons au
temps des jeunes seigneurs) un jeune seigneur a vu ma fille, il en
a envie ; il me fait une grosse commande, il ajoute des offres
de service, et, sous ce prétexte…
– Monsieur Lebrenn… je ne souffre pas
certaines plaisanteries de certaines gens…
– D’accord… mais suivez bien toujours,
s’il vous plaît, mon petit raisonnement… Ce jeune seigneur, me
dis-je, me propose de donner un carrousel en l’honneur des beaux
yeux de ma fille, de venir souvent nous voir, à seule fin, en
faisant ainsi le bon prince, de parvenir à suborner mon enfant.
– Monsieur, – s’écria le comte devenant
pourpre de dépit et de colère, – de quel droit vous permettez-vous
de me supposer de pareilles intentions ?
– À la bonne heure, monsieur, voilà qui
est parler ; ce n’est point vous, n’est-ce pas, qui auriez
imaginé un projet non-seulement indigne, mais énormément
ridicule.
– Assez, monsieur… assez !
– Bien ! bien ! ce n’est point
vous… c’est entendu, et j’en suis tout aise… sans cela j’aurais
été, voyez-vous, forcé de vous dire humblement, révérencieusement,
ainsi qu’il sied à un pauvre homme de ma sorte : Pardon de la
liberté grande, mon jeune seigneur ; mais, voyez-vous, l’on ne
séduit plus comme cela les filles des bons bourgeois ; depuis
une cinquantaine d’années, ça ne se fait plus, mais plus du tout,
du tout… Monsieur le duc ou monsieur le marquis appellent bien
encore familièrement les bourgeois et les bourgeoises de la rue
Saint-Denis cher monsieur… Chose… cher madame… Chose…
regardant, par vieille habitude de race, la bourgeoisie comme une
espèce inférieure ; mais, trédame ! aller plus loin, ne
serait point du tout prudent ! Les bourgeois de la rue
Saint-Denis n’ont plus peur, comme autrefois, des lettres de cachet
et de la Bastille… et si monsieur le marquis ou monsieur le duc
s’avisaient de leur manquer de respect… à eux ou à leur famille…
ouais… les bourgeois de la rue Saint-Denis pourraient bien rosser…
pardon de la liberté grande… je dis rosser d’importance monsieur le
marquis ou monsieur le duc…
– Mordieu ! monsieur ! –
s’écria le colonel, qui s’était contenu à peine et pâlissait de
courroux, – est-ce une menace ?
– Non, monsieur, – dit M. Lebrenn en
quittant son accent de bonhomie narquoise pour prendre un ton digne
et ferme, – non, monsieur, ce n’est pas une menace… c’est une
leçon.
– Une leçon ! – s’écria
M. de Plouernel pâle de colère, – une leçon ! à
moi !…
– Monsieur !… malgré vos préjugés de
race… vous êtes homme d’honneur… jurez-moi sur l’honneur qu’en
tâchant de vous introduire chez moi, qu’en me faisant des offres de
service, votre intention n’était pas de séduire ma fille !…
Oui, jurez-moi cela, et je retire ce que j’ai dit.
M. de Plouernel, très-embarrassé de
l’alternative qu’on lui posait, rougit, baissa les yeux, devant le
regard perçant du marchand, et resta muet.
– Ah ! – reprit M. Lebrenn avec
amertume, – ils sont incorrigibles ; ils n’ont rien oublié…
rien appris… nous sommes encore pour eux les vaincus, les conquis,
la race sujette…
– Monsieur !…
– Eh ! monsieur, je le sais
bien ! nous ne sommes plus au temps où, après avoir violenté
mon enfant, vous m’auriez fait battre de verges et pendre à la
porte de votre château, ainsi que cela se faisait et que l’a fait à
un de mes aïeux ce seigneur que voici…
Et du geste M. Lebrenn désigna un des
portraits, à la profonde surprise de M. de Plouernel.
– Mais il vous a paru tout simple, –
ajouta le marchand, – de vouloir prendre ma fille pour maîtresse…
Je ne suis plus votre esclave, votre serf, votre vassal, votre
main-mortable… mais, tranchant du bon prince, vous me faites
asseoir par grâce, et me dites dédaigneusement : Cher monsieur
Lebrenn. Il n’y a plus de comtes, mais vous portez votre titre et
vos armoiries de comte ! L’égalité civile est déclarée ;
mais rien ne vous semblerait plus monstrueux, que de marier votre
fille ou votre sœur à un bourgeois ou à un artisan, si grands que
soient leur mérite et leur moralité… M’affirmez-vous le
contraire ?… Non ; vous me citerez une exception
peut-être, et elle sera une nouvelle preuve qu’il existe toujours à
vos yeux des mésalliances… Puérilités, dites-vous ; certes,
puérilités… mais, quel grave symptôme que d’attacher par tradition
tant d’importance à ces puérilités !… aussi, vous et les
vôtres, soyez demain tout-puissants dans l’État, et fatalement,
forcément, vous voudrez, comme sous la restauration, peu à peu,
rétablir vos anciens privilèges, qui de puérils deviendraient alors
odieux, honteux, écrasants pour nous, comme ils l’ont été pour nos
pères pendant tant de siècles.
M. de Plouernel avait été si
stupéfait du changement de ton et de langage du marchand, qu’il ne
l’avait pas interrompu ; il reprit alors avec une hautaine
ironie :
– Et sans doute, monsieur, la moralité de
la belle leçon d’histoire que vous me faites la grâce de me donner,
en votre qualité de marchand de toile, probablement, est qu’il faut
mettre les prêtres et les nobles à la lanterne… comme aux beaux
jours de 93 ? et marier nos filles au premier goujat
venu ?
– Ah ! monsieur, – reprit le
marchand avec une tristesse pleine de dignité, – ne parlons pas de
représailles ; oubliez ce que vos pères ont souffert pendant
ces formidables années… j’oublierai, moi, ce que nos pères à nous
ont souffert grâce aux vôtres, non pendant quelque années,
mais durant QUINZE SIÈCLES DE TORTURES… Mariez vos filles et vos
sœurs comme vous l’entendrez, c’est votre droit, croyez aux
mésalliances, cela vous regarde ; ce sont des faits je les
constate ; et comme symptôme, je le répète, ils sont graves,
ils prouvent que pour vous il y a, il y aura toujours… deux
races.
– Et quand cela serait, monsieur, que
vous importe ?
– Diable ! mais cela nous importe
beaucoup, monsieur : la sainte-alliance, le droit divin et
absolu, le parti prêtre et l’aristocratie de naissance,
tout-puissants, telles sont les conséquences forcées de cette
croyance qu’il y a deux races, une supérieure, une inférieure,
l’une faite pour commander, l’autre pour obéir et souffrir…
M. de Plouernel, se rappelant
l’entretien qu’il venait d’avoir avec son oncle le cardinal, ne
trouva rien à répondre.
– Vous me demandez la moralité de cette
leçon d’histoire ?… la voici, monsieur… – reprit le marchand.
– Comme je suis fort jaloux des libertés que nos pères nous ont
conquises au prix de leur sang, de leur martyre… comme je ne veux
plus être traité en vaincu ; tant que votre parti reste dans
la légalité, je vote contre lui, en ma qualité d’électeur… mais
lorsque, comme en 1830, votre parti sort de la légalité, afin de
nous ramener, selon son idée fixe, au gouvernement du bon plaisir
et des prêtres, c’est-à-dire au gouvernement d’avant 89… je
descends dans la rue… pardon de la liberté grande, et je tire des
coups de fusil à votre parti.
– Et il vous en rend !
– Parfaitement bien… car j’ai eu le bras
cassé en 1830 par une balle suisse… Mais voyons, monsieur, pourquoi
la bataille ? toujours la bataille ! toujours du sang, et
de brave sang… versé des deux côtés ? Pourquoi toujours rêver
un passé qui n’est plus, qui ne peut plus être ? Vous nous
avez vaincus, spoliés, dominés, exploités, torturés quinze siècles
durant ! n’est-ce donc point assez ? Est-ce que nous
pensons à notre tour vous opprimer ? Non, non… mille fois non…
la liberté nous a coûté trop cher à conquérir, nous en savons trop
le prix, pour attenter à celle des autres.
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