Le Romain
comprit, n’essaya plus de se débattre, et leva au ciel la main
qu’il avait de libre, afin d’attester les Dieux qu’il se rendait
prisonnier.
» – Emporte-le, me dit mon frère.
» Mikaël, ainsi que moi, très-robuste,
très-grand, tandis que notre prisonnier était frêle et de stature
moyenne, le saisit entre ses bras et le soulève de terre ;
moi, je prends le Romain par le collet de buffle qu’il portait sous
sa cuirasse, je l’attire vers moi, je l’enlève, et le jette tout
armé en travers de ma selle ; prenant alors mes rênes entre
mes dents, afin de pouvoir d’une main contenir notre prisonnier, et
de l’autre le menacer de ma hache, je l’emporte ainsi, et pressant
les flancs de mon cheval, je me dirige vers notre réserve pour
mettre là notre otage en sûreté, et aussi faire panser mes
blessures… J’avais fait à peine quelques pas, lorsqu’un de nos
cavaliers, venant à ma rencontre en pourchassant des fuyards,
s’écria en reconnaissant le Romain que j’emportais :
» – C’est CÉSAR !…
Frappe !… assomme CÉSAR !
» J’apprends ainsi que j’emportais sur
mon cheval le plus grand ennemi de la Gaule. Moi, loin de songer à
le tuer… saisi de stupeur, je m’arrête… ma hache s’échappe de ma
main, et je me renverse en arrière, afin de mieux contempler ce
César si redouté que je tenais en mon pouvoir[11].
» Malheur à moi ! malheur à mon
pays ! César profite de mon stupide étonnement, saute à bas de
mon cheval, appelle à son aide un gros de cavaliers numides qui
accouraient à sa recherche, et, lorsque j’ai eu conscience de ma
criminelle sottise, il n’était plus temps de la réparer… César
s’était élancé sur le cheval d’un des cavaliers numides, tandis que
les autres m’enveloppaient… Furieux d’avoir laissé échapper César,
je me défends à outrance. Je reçois de nouvelles blessures et je
vois tuer mon frère Mikaël à mes côtés… Ce malheur est le signal
des autres. Jusqu’alors favorable à nos armes, la chance de la
bataille tourne contre nous… César rallie ses légions
ébranlées ; un renfort considérable de troupes fraîches arrive
à son secours, et nous sommes repoussés en désordre sur notre
réserve, où se trouvaient nos chariots de guerre, nos blessés, nos
femmes et nos enfants… Entraîné par le flot des combattants,
j’arrive près des chars de guerre, heureux, dans notre défaite,
d’être du moins rapproché de ma mère et des miens, et de pouvoir
les défendre, s’il m’en restait la force, car le sang qui coulait
de mes blessures m’affaiblissait de plus en plus. Hélas ! les
Dieux m’avaient condamné à une horrible épreuve ; maintenant
je peux dire comme disaient mon frère Albinik et sa femme, morts
tous deux dans l’attaque des galères romaines, en combattant sur
mer comme nous combattions sur terre pour la liberté de notre
pauvre patrie :
» – Nul n’avait vu, nul ne verra
désormais le spectacle épouvantable auquel j’ai assisté…
» Refoulés vers les chariots, toujours
combattant, attaqués à la fois par les cavaliers numides, par les
légionnaires de l’infanterie et par les archers crétois, nous
cédions le terrain pas à pas. Déjà j’entendais les mugissements des
taureaux, le bruit éclatant des nombreuses clochettes d’airain qui
garnissent leur joug, les aboiements des dogues de guerre, encore
enchaînés autour des chars. Ménageant mes forces défaillantes, je
ne cherche plus à combattre, mais à me diriger vers l’endroit où ma
famille se trouvait en danger. Soudain, mon cheval, déjà blessé,
reçoit au flanc un coup mortel, s’abat, roule sur moi ; ma
jambe et ma cuisse, percées de deux coups de lance, sont prises
comme dans un étau entre le sol et cette masse inerte ; je
m’efforçais en vain de me dégager, lorsqu’un de nos cavaliers, qui
me suivait au moment de ma chute, se heurte à ma monture expirante,
culbute sur elle avec son cheval ; tous deux sont à l’instant
percés de coups par des légionnaires. La résistance des nôtres
devient désespérée ; cadavres sur cadavres s’entassent sur moi
et autour de moi. De plus en plus affaibli par la perte de mon
sang, vaincu par les douleurs de mes membres brisés sous cet
entassement de morts et de mourants, incapable de faire un
mouvement, tout sentiment m’abandonne, mes yeux se ferment… et
lorsque, rappelé à moi par les élancements aigus de mes blessures,
je rouvre les yeux… voici ce que je vois, me croyant d’abord obsédé
par un de ces songes effrayants auxquels on veut vainement échapper
par un réveil qui vous fuit.
» Et pourtant ce n’était pas un songe…
Non, ce n’était pas un songe, mais une réalité horrible…
horrible !…
» À vingt pas de moi, j’aperçois le char
de guerre où se trouvaient ma mère, ma femme Hénory, Martha, la
femme de Mikaël, nos enfants et plusieurs jeunes filles et jeunes
femmes de notre famille. Plusieurs hommes de nos parents et de
notre tribu, accourus comme moi vers les chars, les défendaient
contre les Romains. Parmi ceux des nôtres, je reconnais les deux
saldunes, attachés l’un à l’autre par une chaîne de fer,
emblème de leur fraternelle amitié : tous deux jeunes, beaux,
vaillants comme l’avaient été Armel et Julyan. Leurs vêtements en
lambeaux, la tête, la poitrine nues et déjà ensanglantées, armés de
leur épieu, les yeux flamboyants, un dédaigneux sourire aux lèvres,
ils combattaient intrépidement des légionnaires romains couverts de
fer et des archers crétois armés à la légère de casaques et de
jambards de cuir. Les grands dogues de guerre, déchaînés depuis peu
sans doute, sautaient à la gorge des assaillants, souvent les
renversaient de leur élan furieux, et leurs redoutables mâchoires,
ne pouvant entamer ni casque, ni cuirasse, dévoraient le visage de
leurs victimes ; et ils se faisaient tuer sur elles sans
démordre. Les archers crétois, presque sans armure défensive,
étaient saisis par les dogues, aux jambes, aux bras, au ventre, aux
épaules, et chaque morsure de ces chiens féroces emportait un
lambeau de chair sanglante.
» À quelques pas de moi, j’ai vu un
archer de taille gigantesque, calme au milieu de cette mêlée,
choisir dans son carquois sa flèche la plus aiguë, la poser sur la
corde de son arc, la tendre d’un bras vigoureux, et longuement
viser l’un des deux saldunes enchaînés, qui, entraîné par
la chute et le poids de son frère d’armes tombé mort à son côté, ne
pouvait plus combattre qu’un genou à terre, mais si vaillamment
encore, que, pendant quelques instants, nul n’osa braver les coups
de son épieu ferré, qu’il faisait voltiger autour de lui et dont
chaque atteinte était mortelle. L’archer crétois, attendant le
moment opportun, visait encore le saldune, lorsque j’ai vu
bondir le vieux Deber-Trud. Cloué à ma place sous le
monceau de morts qui m’écrasait, incapable de bouger sans ressentir
des douleurs atroces à ma cuisse blessée, j’ai rassemblé ce qui me
restait de forces pour crier :
» – Hou ! hou !… Deber-Trud… au
Romain !…
» Le dogue, encore excité par ma voix,
qu’il reconnaît, s’élance d’un bond sur l’archer crétois au moment
où sa flèche partait en sifflant et s’enfonçait, vibrante encore,
dans la poitrine du saldune… À cette nouvelle blessure, ses yeux se
ferment ; ses bras alourdis laissent tomber son épieu… le
genou qu’il tendait en avant fléchit… son corps s’affaisse ;
mais, par un dernier effort, le saldune se redresse sur ses deux
genoux, arrache la flèche de sa plaie, la rejette aux légionnaires
romains en criant d’une voix forte encore et avec un sourire de
raillerie suprême :
» – À vous, lâches ! qui abritez
votre peur et votre peau sous des armures de fer… La cuirasse du
Gaulois est sa poitrine[12].
» – Et le saldune est tombé mort sur le
corps de son frère d’armes.
» Tous deux ont été vengés par
Deber-Trud… Il avait renversé et tenait sous ses pattes énormes
l’archer crétois qui poussait des cris affreux ; mais d’un
coup de ses crocs, formidables comme ceux d’un lion, le dogue de
guerre a déchiré si profondément la gorge de sa victime, que deux
jets d’un sang chaud sont venus mouiller mon front, et l’archer,
sans mourir encore, n’a plus crié… Deber-Trud, sentant sa proie
toujours vivante, s’acharnait sur elle avec des grondements
furieux, dévorant et jetant de côté chaque lambeau de chair
arraché ; j’ai entendu les côtes du Crétois craquer, se broyer
sous les crocs de Deber-Trud, qui fouillait et fouillait… si avant
dans cette poitrine sanglante, que son mufle rougi s’y perdait, et
que je ne voyais plus que ses deux yeux flamboyants. Un légionnaire
est accouru, et par deux fois il a transpercé Deber-Trud de sa
lance… Deber-Trud n’a pas poussé un seul gémissement… Deber-Trud
est mort en bon dogue de guerre, sa tête monstrueuse plongée dans
les entrailles du Romain[13].
» Après la mort des deux saldunes
enchaînés l’un à l’autre, les défenseurs du chariot sont tombés un
à un… Alors j’ai vu ma mère, ma femme, celle de Mikaël, et nos
autres jeunes parentes, les yeux et les joues enflammés, les
cheveux épars, les vêtements désordonnés par l’action du combat,
les bras et le sein demi-nus, courir, intrépides, d’un bout à
l’autre du chariot, encourageant les combattants de la voix et du
geste, lançant sur les Romains, d’une main virile et aguerrie,
courts épieux ferrés, couteaux de jet, massues armées de pointes.
Enfin le moment suprême est venu : tous ceux de notre famille
tués, le chariot, entouré de corps amoncelés jusqu’à ses moyeux,
n’a plus été défendu que par ma mère, nos épouses, nos parentes… Il
allait être assailli… Elles étaient là avec Margarid… cinq jeunes
femmes et six jeunes vierges, presque toutes d’une beauté superbe,
rendues plus belles encore par l’exaltation de la bataille.
» Les Romains, sûrs de cette proie pour
leurs débauches, et la voulant garder vivante, se sont consultés
avant d’attaquer… Je ne comprenais pas leurs paroles ; mais à
leurs rires grossiers, aux regards licencieux qu’ils jetaient sur
les Gauloises, je ne doutais pas du sort qui les attendait… Et
j’étais là, brisé, inerte, haletant, plein de désespoir,
d’épouvante et de rage impuissante, voyant à quelques pas de moi ce
char, où étaient ma mère, ma femme, mes enfants !… Courroux du
ciel ! Ainsi que celui qui ne peut se réveiller d’un rêve
épouvantable, j’étais condamné à tout voir, à tout entendre, et à
rester immobile…
» Un officier, d’une figure insolente et
farouche, s’est avancé seul vers le char, et s’adressant aux
Gauloises en langue romaine, il leur a dit des paroles que les
autres soldats ont accueillies par des rires insultants… Ma mère,
calme, pâle, redoutable, m’a paru recommander aux jeunes femmes,
rassemblées autour d’elle, de ne pas s’émouvoir. Alors le Romain,
ajoutant quelques mots, les a terminés par un geste obscène…
Margarid tenait à ce moment une lourde hache… Elle l’a lancée si
droit à la tête de l’officier, qu’il a tournoyé sur lui-même et est
tombé… Sa chute a donné le signal de l’attaque : ses soldats
se sont élancés pour assaillir le char… Les Gauloises se
précipitant alors sur les faux qui de chaque côté défendaient le
chariot, les ont fait jouer avec tant de vigueur et d’ensemble,
qu’après avoir vu tuer ou mettre hors de combat un grand nombre des
leurs, les Romains, un moment effrayés des ravages de ces armes
terribles si intrépidement manœuvrées, ont suspendu l’attaque… Mais
bientôt, se servant, en guise de leviers, des longues lances des
légionnaires, ils sont parvenus à briser les manches des faux, en
se tenant hors de leur atteinte… Cette armature anéantie, un nouvel
assaut allait commencer : l’issue n’était plus douteuse…
Pendant que les dernières faux tombaient brisées sous les coups des
soldats, j’ai vu ma mère parler à Hénory et à Martha, épouse de
Mikaël… Toutes deux ont couru vers le réduit où étaient abrités nos
enfants. J’ai frémi malgré moi en voyant l’air farouche et inspiré
de ma femme et de Martha en allant vers ce réduit. Margarid a aussi
parlé aux trois jeunes femmes qui n’avaient pas d’enfants, et
celles-ci, ainsi que les jeunes filles, lui ont pris les mains et
les ont pieusement baisées.
» À ce moment, les dernières faux,
abandonnées par les Gauloises, tombaient sous les coups des
Romains… Ma mère saisit une épée d’une main, de l’autre un voile
blanc, s’avance vers le devant du chariot, et, agitant le voile
blanc, jette l’épée loin d’elle, comme pour annoncer à l’ennemi que
toutes les femmes voulaient se rendre prisonnières. Cette
résolution me surprit et m’effraya ; car, pour ces jeunes
vierges et ces jeunes femmes si belles, se rendre… c’était aller
au-devant de l’esclavage et des derniers outrages, plus affreux que
la servitude et la mort !… Les soldats, d’abord étonnés de la
reddition proposée, répondirent par des rires de consentement
ironique. Margarid paraissait attendre un signal ; par deux
fois elle jeta les yeux avec impatience vers le réduit où se
trouvaient nos enfants, et où étaient entrées ma femme et celle de
mon frère. Le signal désiré par ma mère ne venant pas, elle voulut
sans doute détourner l’attention de l’ennemi, et agita de nouveau
son voile blanc en montrant tout à tour la ville de Vannes et la
mer.
» Les soldats, ne comprenant pas la
signification de ces gestes, se regardent et s’interrogent… Alors,
ma mère, après un nouveau coup-d’œil vers le réduit où avaient
disparu Hénory et Martha, échange quelques mots avec les jeunes
filles qui l’entouraient, saisit un poignard, et, avec la rapidité
de l’éclair, frappe l’une après l’autre trois des vierges placées
près d’elle, et qui, entr’ouvrant leur robe, avaient vaillamment
offert au couteau leur chaste sein… Pendant ce temps, les autres
jeunes Gauloises s’étaient entre-tuées d’une main prompte et sûre…
Elles roulaient au fond du char, lorsque Martha, la femme de mon
frère, sortit du réduit où l’on avait caché les enfants pendant la
bataille : fière et calme, Martha tenait ses deux petites
filles sans ses bras… Un timon de rechange dressé à l’avant-train,
où se tenait Margarid, s’élevait assez haut… D’un bond, Martha
s’élance sur le rebord du char… et seulement alors je remarque
qu’elle avait le cou entouré d’une corde ; le bout de cette
corde, Martha le passe dans l’anneau du timon ; ma mère le
prend, s’y cramponne de ses deux mains… Martha s’élance en ouvrant
les bras… et elle reste étranglée… pendante le long du timon… Mais
ses deux petites filles, au lieu de tomber à terre, demeurent
suspendues de chaque côté du sein de leur mère, étranglées comme
elle par un même lacet qu’elle s’était passée derrière de cou après
avoir attaché à chaque bout un de ses enfants[14].
» Tout cela est arrivé si promptement, et
avec tant d’ensemble, que les Romains, d’abord immobiles de stupeur
et d’épouvante, n’eurent pas le temps de prévenir ces morts
héroïques !… ils sortaient à peine de leur surprise, lorsque
ma mère Margarid, voyant toutes celles de notre famille expirantes
ou mortes à ses pieds, s’est écriée d’une voix forte et calme en
lavant vers le ciel son couteau sanglant :
» – Non, mes filles ne seront pas
outragées !… non, nos enfants ne seront pas esclaves !…
Nous tous, de la tribu de Joel, le brenn de la tribu de
Karnak, mort, comme les siens, pour la liberté de la Gaule,
nous allons le rejoindre ailleurs… Tant de sang versé t’apaisera
peut-être, ô Hésus !…
» Et ma mère s’est frappée d’une main
tranquille.
» Moi… après tout ceci… en face de ce
chariot de mort, ne voyant pas sortit ma femme Hénory du
réduit où elle devait être avec mes deux enfants, où elle s’était
tuée sans doute comme ses sœurs, après avoir mis à mort mon petit
Sylvest et ma petite Siomara… le vertige m’a saisi, mes yeux se
sont fermés… je me suis senti mourir, et j’ai, du fond de l’âme,
remercié Hésus de ne pas me laisser seul ici… tandis que tous les
miens allaient revivre ensemble dans des mondes inconnus…
*
*
*
» Mais non… c’est ici-bas que je devais
revivre… puisque j’ai survécu à tant de douleurs ! »
Chapitre 5
L’esclavage. – Guilhern à la chaîne. – Le
maquignon. – Perce-Peau, l’esclave de
réjouissance. – Sous quels numéro, nom
et enseigne doit être vendu Guilhern. – Il craint que
ses deux enfants, son fils Sylvest et sa fille Siomara, n’aient
échappé à la mort sur le chariot de guerre. – Ce que l’on faisait
des enfants esclaves.
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