– Le maquignon parle à Guilhern du seigneur Trymalcion, riche vieillard qui achète beaucoup d’enfants. – Épouvante de Guilhern à ces monstruosités.

 

« Après que j’eus vu ma mère et les femmes de ma famille et de ma tribu se tuer et s’entre-tuer sur le chariot de guerre, pour échapper à la honte et aux outrages de la servitude, la perte de mon sang me priva de tout sentiment : il se passa un assez long temps pendant lequel je n’eus pas la plénitude de ma raison ; lorsqu’elle me revint, je me trouvai couché sur la paille, ainsi qu’un grand nombre d’hommes, dans un vaste hangar. À mon premier mouvement, je me suis senti enchaîné par une jambe à un pieu enfoncé en terre : j’étais à demi vêtu ; l’on m’avait laissé ma chemise et mes braies, où j’avais caché dans une poche secrète les écrits de mon père et d’Albinik, mon frère, ainsi que la petite faucille d’or, don de ma sœur Hêna, la vierge de l’île de Sên ; un appareil avait été mis sur mes blessures : elles ne me faisaient presque plus souffrir ; je ne ressentais qu’une grande faiblesse et un étourdissement qui rendait confus mes derniers souvenirs. J’ai regardé autour de moi : nous étions là peut-être cinquante prisonniers blessés, tous enchaînés sur nos litières ; au fond du hangar se tenaient plusieurs hommes armés ; ils ne me parurent pas appartenir aux troupes régulières romaines. Assis autour d’une table, ils buvaient et chantaient ; quelques-uns d’entre eux, marchant d’un pas mal assuré comme des gens ivres, se détachaient de temps à autre de ce groupe, ayant à la main un fouet à manche court, composé de plusieurs lanières terminées par des morceaux de plomb ; ils se promenaient çà et là, jetant sur les prisonniers des regards railleurs. À côté de moi était un vieillard à barbe et à cheveux blancs, d’une grande pâleur et maigreur ; un linge ensanglanté cachait à demi son front. Ses coudes sur ses genoux, il tenait son visage entre ses mains. Le voyant prisonnier et blessé, je l’ai cru Gaulois : je ne m’étais pas trompé.

» – Bon père, lui ai-je dit en le touchant légèrement au bras, où sommes-nous ici ?

» Le vieillard, relevant sa figure morne et sombre, m’a répondu d’un air de compassion :

» – Voilà tes premières paroles depuis deux jours…

» – Depuis deux jours ? ai-je repris bien étonné, ne pouvant croire qu’il se fût passé ce temps depuis la bataille de Vannes, et cherchant à recueillir ma mémoire incertaine. Est-ce possible ? il y a deux jours que je suis ici ?

» – Oui… et tu as toujours été en délire… ne semblant pas savoir ce qui se passait autour de toi… Le médecin qui a pansé tes blessures t’a fait boire des breuvages…

» – Maintenant je me rappelle cela confusément… et aussi… un voyage en chariot ?

» – Oui, pour venir du champ de bataille ici. J’étais avec toi dans ce chariot, où l’on t’a porté.

» – Et ici, nous sommes ?…

» – À Vannes.

» – Notre armée ?…

» – Détruite…

» – Et notre flotte ?

» – Anéantie[15].

» – Ô mon frère !… et sa courageuse femme Méroë !… tous deux morts aussi ! ai-je pensé. Et à Vannes, où nous sommes, ai-je dit au vieillard, Vannes est au pouvoir des Romains ?

» – Ainsi que toute la Bretagne, disent-ils.

» – Et le chef des cent vallées ?

» – Il s’est réfugié dans les montagnes d’Arès avec un petit nombre de cavaliers… Les Romains sont à sa poursuite, me répondit le vieillard.

» Et levant les yeux au ciel :

» – Qu’Hésus et Teutâtès protègent ce dernier défenseur des Gaules !

» J’avais fait ces questions à mesure que la pensée me revenait, incertaine encore ; mais, lorsque je me suis rappelé le combat du char de guerre, la mort de ma mère, de mon père, de mon frère Mikaël, de sa femme, de ses deux enfants, puis enfin la mort presque certaine de ma femme Hénory, de ma fille et de mon fils… car au moment, où je perdais tout sentiment, je n’avais pas vu sortir Hénory de la logette à l’arrière du chariot, où je supposais qu’elle s’était tuée après avoir aussi tué nos deux enfants… après m’être rappelé tout cela, j’ai poussé, malgré moi, un grand cri de désespoir, me voyant resté seul ici, tandis que les miens étaient ailleurs ; alors, pour fuir la lumière du jour, je me suis rejeté la face sur ma paille.

» Un des gardiens, à moitié ivre, fut blessé de mes gémissements ; plusieurs coups de fouet rudement assénés, accompagnés d’imprécations, sillonnèrent mes épaules. Oubliant la douleur pour la honte, moi Guilhern ! moi, fils de Joel ! battu du fouet ! je me dressai sur mes jambes d’un seul élan, malgré ma faiblesse, pour me jeter sur le gardien ; mais ma chaîne, tendue brusquement, m’arrêta, me fit trébucher et retomber à genoux. Aussitôt le gardien, mis hors de ma portée par la longueur du fouet, redoubla ses coups, me fouettant la figure, la poitrine, le dos… D’autres gardiens accoururent, se précipitèrent sur moi et me mirent aux mains des menottes de fer…

» Mon fils… ô mon fils… toi pour qui j’écris ceci, fidèle aux dernières volontés de mon père… n’oublie jamais… et que tes fils n’oublient jamais… cet outrage, le premier que notre race ait subi… Vis pour venger à son heure, cet outrage ! Et, à défaut de toi, que tes fils le vengent sur les Romains !

» La chaîne aux pieds, les menottes aux mains, incapable de remuer, je n’ai pas voulu réjouir mes bourreaux par ma fureur impuissante ; j’ai fermé les yeux, et me suis tenu immobile sans trahir ni colère ni douleur, pendant que les gardiens, irrités par mon calme, me frappaient avec acharnement. Cependant, une voix leur ayant dit quelques paroles très-vives en langue romaine, leurs coups cessèrent ; alors j’ouvris les yeux ; je vis trois nouveaux personnages : l’un d’eux gesticulait d’un air fâché, parlait très-vite aux gardiens, me désignant de temps à autre. Cet homme, petit et gros, avait la figure fort rouge, des cheveux blancs, une barbe grise pointue ; il portait une courte robe de laine brune, des chausses de peau de daim et des bottines de cuir ; il n’était pas vêtu à la mode romaine ; deux hommes l’accompagnaient : l’un, vêtu d’une longue robe noire, avait un air grave et sinistre ; l’autre tenait un coffret sous son bras. Pendant que je regardais ces personnages, le vieillard, mon voisin, enchaîné comme moi, me montra du regard le gros petit homme à figure rouge et à cheveux blancs, qui s’entretenait avec les gardiens, et me dit d’un air de colère et de dégoût :

» – Le maquignon !… le maquignon !…

» – Qui ? lui ai-je répondu, ne le comprenant pas ; quel maquignon ?

» – Celui qui nous achète ; les Romains appellent ainsi les marchands d’esclaves[16].

» – Quoi ! acheter des blessés ? dis-je au vieillard dans ma surprise ; acheter des mourants ?

» – Ne sais-tu pas qu’après la bataille de Vannes, m’a-t-il répondu avec un sombre sourire, il restait plus de morts que de vivants et pas un Gaulois sans blessures ? C’est sur ces blessés qu’à défaut de proie plus valide, les marchands d’esclaves suivant l’armée romaine se sont abattus comme les corbeaux sur les cadavres.

» Alors je n’en ai plus douté… j’étais esclave… On m’avait acheté, je serais revendu. Le maquignon, ayant cessé de parler aux gardiens, s’approcha du vieillard, et lui dit en langue gauloise, mais avec un accent qui prouvait son origine étrangère :

» – Mon vieux Perce-Peau, qu’est-il donc arrivé à ton voisin ? Est-ce qu’il est enfin sorti de son assoupissement ? Il a donc agi ou parlé ?

» – Interroge-le, dit brusquement le vieillard, il te répondra.

» Alors le maquignon vint de mon côté ; il ne paraissait plus irrité ; sa figure, naturellement joviale, se dérida ; il se baissa vers moi, appuya ses deux mains sur ses genoux, me sourit, et me dit en parlant très-vite et me faisant des questions auxquelles il répondait souvent pour moi :

» – Tu as donc repris tes esprits, mon brave Taureau ? Oui… Ah ! tant mieux… Par Jupiter ! c’est bon signe… Vienne maintenant l’appétit, et il vient, n’est-ce pas ? Oui ?… Tant mieux encore ! Avant huit jours, tu seras remplumé… Ces brutes de gardiens, toujours à moitié ivres t’ont donc fouaillé ? Oui ?… Cela ne m’étonne pas… ils n’en font jamais d’autres… Le vin des Gaules les rend stupides… Te battre… et c’est à peine si tu peux tenir sur tes jambes… sans compter que, chez les hommes de race gauloise, la colère contenue peut avoir de mauvais résultats… Mais tu n’es plus en colère, n’est-ce pas ? Non ?… Tant mieux ! C’est moi qui dois être en colère contre ces ivrognes… Si ton sang, bouillonnant de fureur, t’avait étouffé, pourtant !… Mais bah ! ces brutes se soucient bien de me faire perdre vingt-cinq ou trente sous d’or[17] que tu pourras me valoir prochainement, mon brave Taureau !… Mais pour plus de sûreté, je vais te conduire dans un réduit où tu seras seul et mieux qu’ici : il était occupé par un blessé qui est mort cette nuit… un beau blessé !… un superbe blessé !… C’est une perte… Ah ! tout n’est pas gain dans le commerce… Viens, suis-moi.

» Et il s’occupa de détacher ma chaîne au moyen d’un ressort dont il avait le secret. Je me demandais pourquoi le maquignon m’appelait toujours Taureau… J’aurais d’ailleurs préféré le fouet des gardiens à la joviale loquacité de ce marchand de chair humaine. J’étais certain de ne pas rêver ; cependant, j’avais peine à croire à la réalité de ce que je voyais… Incapable de résister, je suivis cet homme ; je n’aurais plus ainsi sous les yeux ces gardiens qui m’avaient battu, et dont la vue faisait bouillonner mon sang. Je fis un effort pour me lever, car grande encore était ma faiblesse. Le maquignon décrocha ma chaîne, la prit par le bout, et, comme j’avais toujours les menottes aux mains, l’homme à la longue robe noire et celui qui portait un coffret me prirent chacun sous un bras, et me conduisirent à l’extrémité du hangar ; on me fit monter quelques degrés et entrer dans un réduit éclairé par une ouverture grillée. J’y jetai un regard ; je reconnus la grande place de la ville de Vannes, et, au loin, la maison où j’étais souvent venu voir mon frère Albinik le marin et sa femme Méroë. Je vis dans le réduit un escabeau, une table et une longue caisse remplie de paille fraîche, remplaçant, je pense, celle où l’autre esclave était mort. On me fit d’abord asseoir sur l’escabeau ; l’homme à la robe noire, médecin romain, visita mes deux blessures, tout en causant dans sa langue avec le maquignon ; il prit différents baumes dans le coffret que portait son compagnon, me pansa, puis alla donner ses soins à d’autres esclaves… après avoir aidé le maquignon à attacher ma chaîne à la caisse de bois qui me servait de lit ; je suis resté seul avec mon maître.

» – Par Jupiter ! me dit-il de son air satisfait et joyeux qui me révoltait, tes blessures se cicatrisent à vue d’œil, preuve de la pureté de ton sang, et avec un sang pur il n’y a pas de blessure, a dit le fils d’Esculape. Mais te voici revenu à la raison, mon brave Taureau ; tu vas répondre à mes questions, n’est-ce pas ? Oui ?… Alors, écoute-moi…

» Et le maquignon, ayant tiré de sa poche des tablettes enduites de cire et un stylet pour écrire, me dit :

» – Je ne te demande pas ton nom ; tu n’as plus d’autre nom que celui que je t’ai donné en attendant qu’un nouveau propriétaire te nomme autrement ; moi, je t’ai appelé Taureau… fier nom, n’est-ce pas ? Il te convient ?… Tant mieux !…

» – Pourquoi m’appelles-tu Taureau ?

» – Pourquoi ai-je nommé Perce-Peau ce grand vieillard, ton voisin de tout à l’heure ? Parce que ses os lui percent la peau, tandis que toi, à part tes deux blessures, quelle forte nature tu es ! quelle poitrine ! quelle carrure ! quelles larges épaules ! quels membres vigoureux !

» – Et le maquignon, en disant ces mots, se frottait les mains, me regardait avec satisfaction et convoitise, songeant déjà au prix qu’il me revendrait.

» – Et la taille ! elle dépasse de plus d’une palme celle des plus grands captifs que j’aie dans mon lot… Aussi, te voyant si robuste, je t’ai nommé Taureau[18]. C’est sous ce nom que tu es porté sur mon inventaire… à ton numéro… et que tu seras crié à l’encan !

» Je savais que les Romains vendaient leurs prisonniers aux marchands d’esclaves ; je savais que l’esclave devenait une bête de somme : oui, je savais tout cela ; et pourtant, pendant que le maquignon me parlait ainsi, je passais la main sur mon front, je me touchais, comme pour bien m’assurer que c’était moi… moi… Guilhern, fils de Joel, le brenn de la tribu de Karnak… moi, de race fière et libre, que l’on traitait comme un bœuf destiné au marché… Cette honte, cette vie d’esclave me parut si impossible à supporter, que je me rassurai, résolu de fuir à la première occasion, ou de me tuer… pour aller rejoindre les miens. Cette pensée me calma. Je n’avais ni l’espoir ni le désir d’apprendre que ma femme et mes enfants eussent échappé à la mort sur le chariot de guerre ; mais, me rappelant que je n’avais vu sortir ni Hénory, ni mon petit Sylvest, ni ma chère petite Siomara de la logette de l’arrière du char, je dis au maquignon :

» – Où m’as-tu acheté ?

» – Dans l’endroit où nous faisons toujours nos achats, mon brave Taureau, sur le champ de bataille… après le combat.

» – Ainsi, c’est sur le champ de bataille de Vannes que tu m’as acheté ?…

» – C’est là même…

» – Et tu m’as ramassé sans doute à la place où j’étais tombé ?

» – Oui, vous étiez là un gros tas de Gaulois dans lequel il n’y a eu de bon à ramasser que toi et trois autres, y compris ce grand vieillard, ton voisin… tu sais… Perce-Peau, que les archers crétois m’ont donné par-dessus le marché, comme esclave de réjouissance[19]. C’est qu’aussi, vous autres Gaulois, vous vous faites carnager de telle sorte (et par Jupiter ! je ne sais pas ce que vous y gagnez), qu’après la bataille, les captifs vivants et sans blessures sont introuvables et hors de prix… Moi, je ne peux point mettre beaucoup d’argent dehors ; aussi je me rabats sur les blessés : mon compère le fils d’Esculape vient avec moi visiter le champ de bataille, examine les plaies, et guide mon choix ; ainsi, sais-tu, malgré tes deux blessures et ton évanouissement, ce que m’a dit ce digne médecin ? Après t’avoir examiné et avoir sondé tes plaies : « Achète, mon compère, achète… il n’y a que les chairs d’attaquées, et elles sont saines ; cela dépréciera peu ta marchandise, et ne donnera lieu à aucun cas rédhibitoire[20]. » Alors, vois-tu, moi, en fin maquignon qui connaît le métier, j’ai dit aux archers crétois en te poussant du bout du pied : « Quant à ce grand cadavre-là, il n’a plus que le souffle, je n’en veux point dans mon lot. »

» – Quand j’achetais des bœufs au marché, dis-je au maquignon en le raillant, car je me rassurais de plus en plus sachant que l’homme redevient libre par la mort… quand j’achetais des bœufs au marché, j’étais moins habile que toi.

» – Oh ! c’est que moi, je suis un vieux négociant sachant mon métier ; aussi les archers crétois m’ont-ils répondu, s’apercevant que je te dépréciais : « Mais ce coup de lance et ce coup d’épée sont des égratignures. – Des égratignures, mes maîtres ! leur ai-je dit à mon tour ; mais on a beau le crosser, le retourner (et je te crossais, et je te retournais du pied), voyez… il ne donne pas signe de vie ; il expire, mes nobles fils de Mars ! il est déjà froid… » Enfin, mon brave Taureau, je t’ai eu pour deux sous d’or…

» – Je me trouve payé peu cher ; mais à qui me revendras-tu ?

» – Aux trafiquants d’Italie et de la Gaule romaine du Midi ; ils nous rachètent les esclaves de seconde main. Il en est déjà arrivé plusieurs ici.

» – Et ils m’emmèneront au loin ?

» – Oui, à moins que tu sois acheté par l’un de ces vieux officiers romains qui, trop invalides pour continuer la guerre, vont fonder ici des colonies militaires par ordre de César…

» – Et nous dépouiller de nos terres ?…

» – Naturellement. J’espère donc tirer de toi vingt-cinq ou trente sous d’or… au moins… et davantage si tu es d’un état facile à placer, tel que forgeron, charpentier, maçon, orfèvre ou autre bon métier. C’est pour le savoir que je t’interroge, afin de t’inscrire sur mon état de vente.