– Belphégor.

 

Sylvest avait pour maître le seigneur Diavole, descendant d’une noble famille romaine établie dans la Gaule provençale, conquise par les Romains depuis près de deux siècles, et ainsi devenue une nouvelle Italie. Jeune, dissipateur, débauché, oisif, comme tous les gens de race noble, il se serait cru déshonoré par le travail[53], et il empruntait aux usuriers, en attendant impatiemment la mort de son père, le seigneur Claude, riche homme, dont le revenu considérable provenait du travail de deux ou trois mille esclaves, artisans de toutes sortes de métiers, qu’il louait tant la journée à des entrepreneurs. Ceux-ci exploitaient à leur tour ces malheureux, de sorte que leur travail devait ainsi produire à la fois un gros revenu pour leur maître et un bénéfice pour l’entrepreneur qui, chargé de la nourriture et de l’entretien des esclaves, les laissait presque nus et leur donnait une nourriture insuffisante qui eût répugné à des animaux. Écrasé de travail, épuisé par la fatigue et la faim, l’esclave sentait-il les forces lui manquer : l’entrepreneur les réveillait au moyen du fouet, de l’aiguillon, et souvent lui sillonnait le dos et les membres avec des lames ardentes rougies au feu[54], menus supplices, car l’évasion, le refus de travail, la révolte étaient punis de peines aussi atroces que variées commençant à la torture et finissant à la mort.

Sylvest, reconduit chez le seigneur Diavole, son maître, par les gens de Faustine, s’attendait à un rude châtiment. Absent pendant toute la nuit sans permission, il rentrait à une heure assez avancée de la matinée, manquant ainsi à tous ses devoirs domestiques, puisque Sylvest était valet. Cette servitude, moins dure peut-être, mais souvent plus cruelle que celle d’esclave artisan ou d’esclave de labour, il l’avait subie en suite de plusieurs événements qui suivirent l’horrible mort de son père Guilhern, dont il parlera plus tard. Oui, cette condition servile, il l’avait subie, lui, de race fière et libre, lui petit-fils du brenn de la tribu de Karnak, préférant même cet esclavage, parce qu’il savait qu’au grand jour de la justice et de la délivrance, les Gaulois de l’intérieur des villes et des maisons devaient puissamment aider à la révolte contre les Romains.

Réduit à la ruse jusqu’au moment où il pourrait utilement employer la force, Sylvest, comme tant d’autres de ses compagnons, cachait sa haine de l’oppression, son amour pour la liberté de son pays, sous un masque humble et riant ; car, avec Diavole, il avait toujours le mot pour rire ; oui, il faisait le plaisant, le bon valet, l’effronté coquin ; il se réjouissait des odieux penchants de son maître cruel et pervers, voyant avec contentement cette dure et méchante âme se perdre en ce monde-ci, pour aller revivre de plus en plus malheureuse dans les autres mondes. Cela aidait Sylvest à attendre patiemment le grand jour de la vengeance.

(Ô mon fils !… toi pour qui j’écris ce récit, afin d’obéir aux ordres de mon père, comme il a obéi aux ordres du sien… tu maudiras ceux qui m’y forçaient ; hélas ! le temps de briser nos fers et de combattre à ciel ouvert, comme nos aïeux, n’était pas encore venu ; et puis, mon enfant, si fermement trempée que soit une race, l’air empoisonné de l’esclavage la pénètre, l’abâtardit toujours.

Tu le verras dans ces récits, notre aïeule Margarid et les autres femmes de notre famille ont tué leurs enfants et se sont tuées ensuite, dans leur indomptable horreur de la servitude. Mon père Guilhern, homme mûr cependant, s’est, jusqu’à sa mort, et surtout, il est vrai, par tendresse pour moi, résigné à un esclavage que son père Joel n’aurait pas supporté un seul jour… Non, à la première occasion, il eût tué son fils, et après se serait tué. De même aussi, mon père, toujours taciturne et farouche comme un loup à la chaîne, n’aurait pu prendre son parti de l’esclavage, comme moi je le prends. Peut-être, enfin, pauvre enfant, condamné par ta naissance à la servitude, peut-être, si nos libertés ne sont pas reconquises de ton vivant, dégénéreras-tu encore plus que moi dans cette superbe haine de l’asservissement… une des mâles vertus de nos ancêtres… Pourtant, c’est dans l’espoir que leur exemple te donnera des forces pour lutter contre cette dégradation que je te lègue ces pieux récits de famille, en y ajoutant celui-ci.)

Sylvest a donc été ramené dans la matinée chez son maître. Le seigneur Diavole habitait une belle maison de la ville d’Orange, maison située non loin du cirque où combattent les gladiateurs et où les esclaves sont parfois livrés aux bêtes féroces.

Le portier, vêtu d’une livrée verte, couleur de la livrée du maître, était comme d’habitude enchaîné par le cou dans le vestibule, ainsi que l’est un chien de garde[55]. Deux fois fugitif, il avait été puni par la perte des oreilles et du nez : cela lui donnait une figure hideuse ; à la place du nez, on ne voyait que deux trous qui lui servaient à respirer ; sur son front rasé, on voyait deux lettres marquées au fer chaud dans la chair vive, une F romaine et un O grec[56]. C’était un Gaulois d’Auvergne, toujours sombre et morne. Le seigneur Diavole l’avait surnommé Cerbère, en raison de ses fonctions de portier ; mais, lorsqu’il lui eut fait couper le nez, il le nomma par dérision, Camus. La longueur de sa chaîne lui permettait d’ouvrir la porte ; il l’ouvrit au gardien qui ramenait Sylvest, lorsque celui-ci eut frappé avec le marteau de bronze représentant une figure obscène.

L’esclave cuisinier, nommé Quatre-Épices, sortait d’un couloir et entrait dans le vestibule au même instant que Sylvest et le gardien.

Quatre-Épices, s’étant une fois évadé de chez un de ses maîtres, avait eu le pied droit coupé ; il marchait au moyen d’une jambe de bois. Il était Suisse de nation et d’une inébranlable fermeté dans la douleur. Un jour, le seigneur Diavole, ayant fait venir un surmulet d’Italie, au prix de deux cents sous d’or, convia ses amis à manger ce mets délicat et dispendieux. Ce surmulet fut mal cuit ; Diavole, irrité, fit venir Quatre-Épices devant ses convives : on l’attacha sur un banc, et, au moyen de lardoires garnies de lard, l’aide-cuisinier, sous la menace du même traitement, fut obligé de larder l’échine de Quatre-Épices[57]. Celui-ci ne poussa pas une plainte : les jours suivants ses repas furent encore plus exquis que de coutume… Mais, deux mois après son supplice, il prévint en confidences Sylvest et les autres esclaves que ce jour-là, jour de grand festin, tous les mets seraient empoisonnés. Sylvest, malgré la cruauté du seigneur Diavole, trouvant cette vengeance lâche et atroce, dissuada difficilement Quatre-Épices de cette action, lui disant que peut-être l’heure de la révolte sonnerait bientôt : cela fit patienter Quatre-Épices.

– Ah ! mon pauvre camarade ! dit le cuisinier à Sylvest en l’apercevant, une lamproie écorchée vive est moins rouge et moins saignante que ton dos ne le sera tout-à-l’heure… Notre maître est furieux… Je ne l’ai jamais vu dans une pareille colère… si tu avais voulu… pourtant…

Et il fit à la dérobée le geste de prendre une pincée de poudre entre ses deux doigts, rappelant ainsi ses projets d’empoisonnement. Sylvest, certain d’avance du sort qui l’attendait, dit au gardien :

– Suis-moi… je vais te conduire à l’appartement de mon maître.

Et tous deux sont entrés dans la chambre du seigneur Diavole. Il était en robe du matin… À la vue de son esclave, il devint pâle de rage, et, le menaçant du poing, il s’écria avant que le surveillant eût dit un mot :

– Ah ! te voilà enfin, scélérat !… Par Pollux ! je ne te laisserai pas un pouce de peau sur les épaules et un ongle aux mains !… Je rentre cette nuit impérialement ivre, et personne pour me porter à mon lit ! Ce matin, personne pour me chausser, m’habiller, me friser, me raser[58]… D’où viens-tu, infâme coquin ?…

– Seigneur, dit le surveillant, nous avons surpris ce vagabond, dès l’aube, dans le parc de la villa de notre honorée maîtresse Faustine… Il se trouvait là avec une des esclaves du logis… Au lieu de châtier ce misérable, nous l’avons amené ici, instruits par notre honorée maîtresse des égards que l’on se doit entre nobles personnes.

– Tiens, voilà pour toi, reprit Diavole en donnant au surveillant une pièce d’argent. Tu salueras Faustine de la part de Diavole, et tu l’assureras que ce bandit sera puni selon ses mérites, pour avoir eu l’audace de s’introduire dans le parc de cette noble dame.

Le surveillant sortit ; Sylvest resta seul avec son maître.

– Ainsi, gibier de potence ! s’écria Diavole, tu vas courir la nuit hors des portes de la ville pour t’accoupler avec une…

– C’est cela… risquez les étrivières, les aiguillons, la mort peut-être, pour le service de votre maître, répondit effrontément Sylvest à Diavole en l’interrompant ; telle est la récompense qu’on reçoit ici !

– Comment, pendard ! tu oses…

– Privez-vous de sommeil, épuisez-vous de fatigue… et voilà comme on est accueilli !…

– Par Hercule ! est-ce que je veille ? est-ce que je rêve ?…

– Allez, seigneur, vous ne méritez pas d’avoir un esclave tel que moi…

– Voilà du nouveau… il me réprimande…

– Mais désormais je ne serai point si sot que de me crever à votre service…

– Et je n’ai pas là un bâton ! reprit Diavole en regardant autour de lui, stupéfait du redoublement d’effronterie de son esclave. Comment, pendard ! c’est pour mon service que tu vas courtiser une de tes pareilles à une lieue d’ici ?… C’est pour moi, peut-être ? Quel impudent coquin !… Ainsi, c’est pour moi que…

– Tous les maîtres sont des ingrats, vous dis-je !…

– Décidément, ce misérable fait-il le fou pour échapper au châtiment qu’il mérite ?

– Fou ? moi !… jamais je n’ai eu plus de raison… Écoutez, seigneur : que m’avez-vous dit hier matin ?

– Hier matin ?…

– Oui, seigneur… Ne m’avez-vous pas dit : « Ah ! mon cher Sylvest ! » Car, lorsque vous avez besoin de moi, je suis votre cher Sylvest.

– Par Jupiter ! est-ce assez d’insolence ? Y aura-t-il jamais assez de verges à te casser sur les épaules[59]… ?

– « Ah ! mon cher Sylvest ! » me disiez-vous, seigneur, « nuit et jour je pense à l’admirable beauté de cette courtisane que l’on appelle la belle Gauloise, tout nouvellement arrivée d’Italie à Orange. Je ne l’ai vue qu’une fois au cirque, au dernier combat des gladiateurs, et j’en raffole… Mais il faudrait un pont d’or pour arriver jusqu’à elle… et mon bourreau de père ! mon ladre mon avaricieux, mon grippe-sou de père, ne veut pas mourir, le traître !… » Pardonnez-moi, mon maître, de parler ainsi du seigneur Claude ; mais ce sont vos propres paroles que je répète…

– Comment, impudent hâbleur ! tu veux me persuader que ta course de cette nuit, employée à aller courtiser une esclave de Faustine, a le moindre rapport avec mon amour pour la belle Gauloise ?

– Certes…

– Tu oses ?…

– Dire la vérité, seigneur.

– Par Hercule ! c’est aussi trop se jouer de moi !… Écoute ceci : Tu connais, n’est-ce pas, certain banc garni de chevalets, de poulies et de poids.

– Oui, seigneur, je le connais parfaitement ; j’en ai tâté… On vous étend d’abord sur le banc, les mains liées au-dessus de la tête ; ensuite on vous attache aux pieds un poids fort lourd ; puis, au moyen d’un très-ingénieux tourniquet, on tend violemment la corde qui vous lie les mains : il en résulte nécessairement que, le poids qui pend à vos pieds pesant de son côté, vous avez tous les membres disloqués[60] ; de sorte qu’à la longue on finit par y gagner quelques lignes de taille.

– Tu serais devenu géant, effronté drôle ! si tu avais seulement gagné une ligne chaque fois que tu as été attaché sur ce banc pour tes scélératesses… Mais je t’y fais étendre à l’instant, si à l’instant tu ne me prouves quel rapport il y a entre ta fuite de cette nuit et la belle Gauloise… Comprends-tu ?

– Seigneur, rien n’est plus clair.

– Prends garde à toi !…

– N’avez-vous pas ajouté, seigneur, en parlant de la belle Gauloise : « Ah ! mon cher Sylvest ! si tu pouvais imaginer un moyen pour me rapprocher de cet astre de beauté !… »

– Mais, misérable !… qu’a de commun avec cela l’esclave de Faustine ?…

– Un peu de patience, seigneur… Or, moi, n’ayant plus qu’une pensée, celle de servir un maître… qui pourtant me récompense si mal de mon zèle…

– Encore !…

– Un heureux hasard me rappelle qu’une esclave de mon pays, filandière dans les fabriques de l’intendant de la noble Faustine, m’avait parlé, il y a peu de jours, ou plutôt peu de nuits ; car, seigneur, lorsque vous allez à ces festins qui doivent durer deux jours et trois nuits, vous me permettez parfois de disposer de quelques heures…

– Et j’en suis bien payé ! reprit Diavole singulièrement radouci au nom de la belle Gauloise. Continue, drôle.

– Je me souvins donc que cette esclave m’avait dit quelques mots de la belle Gauloise, notre compatriote ; ignorant alors que cela vous pouvait intéresser, seigneur, je n’avais pas prêté grande attention à ses paroles… Mais, hier, après votre confidence de la matinée, elles me sont revenues à l’esprit… J’étais à peu près certain de rencontrer l’esclave à l’endroit où elle vient souvent m’attendre à tout hasard. Comptant être de retour ici avant vous, seigneur, je cours à la villa de la noble Faustine, je trouve l’esclave, je lui parle de la belle Gauloise… Ah ! seigneur !…

– Quoi ? Achève donc !…

– Si vous saviez ce que j’apprends !…

– Finiras-tu, pendard ?…

– La belle Gauloise… est ma sœur…

– Ta sœur !…

– Oui, seigneur…

– Ta sœur ? Mensonge !… Tu veux échapper au fouet en me faisant ce conte…

– Seigneur, je vous dis la vérité… La belle Gauloise doit avoir de vingt-cinq à vingt-six ans ; elle est, comme moi, de la Gaule bretonne ; elle a été achetée tout enfant, après la bataille de Vannes, par un vieux et riche seigneur romain nommé Trimalcion.

– En effet, Trimalcion, mort depuis longtemps, a laissé en Italie un renom de magnificence et d’extrême originalité dans ses débauches. Comment ! il serait possible… la belle Gauloise est ta sœur ? reprit Diavole ayant tout-à-fait oublié sa colère. Ta sœur… elle ?…

Sylvest, quoiqu’il lui en eût coûté de parler de sa femme et de sa sœur avec cette apparence de légèreté, s’était résigné à cette feinte ; il avait ses projets… Mais son entretien avec son maître fut interrompu par l’arrivée d’un ami de Diavole, jeune et riche Gaulois de Gascogne, nommé Norbiac, fils d’un de ces traîtres ralliés à la conquête romaine.

Diavole était célèbre par ses débauches, ses dettes et ses maîtresses ; le seigneur Norbiac le prenait pour modèle, s’efforçant d’imiter son insolence, sa corruption, et jusqu’à la façon de ses vêtements ; car ces Gaulois dégénérés, reniant leurs costumes, leur langue, leurs Dieux, mettaient la vanité à copier servilement les mœurs et les vices des Romains.

Après avoir échangé quelques paroles amicales, le maître de Sylvest dit au jeune Gaulois :

– Vous permettez, Norbiac, que l’on me rase devant vous ? Je suis ce matin fort en retard pour ma toilette, grâce à ce pendard, – et Diavolo montra Sylvest, – que j’allais rouer de coups quand vous êtes entré…

– J’ai, ce matin aussi, assommé un de mes esclaves… répondit Norbiac en gonflant ses joues. C’est la seule manière de traiter ces animaux-là…

Sylvest s’était mis en devoir de raser Diavole… Toutes les fois que l’esclave tenait ainsi à sa portée la gorge de son maître, sur laquelle il promenait le tranchant du rasoir, il se demandait avec un étonnement toujours nouveau si c’était par excès de confiance envers ses esclaves, ou par excès de mépris pour eux, qu’un maître, souvent impitoyable, livrait ainsi chaque jour sa vie à leur merci ; mais Sylvest eût été incapable de se venger par un meurtre si lâche !… Or, pendant qu’il rasait Diavole, l’entretien continua de la sorte entre lui et Norbiac :

– Je viens, dit le jeune Gaulois, vous apprendre une mauvaise nouvelle et vous demander un service, mon cher Diavole !

– Débarrassons-nous d’abord de la mauvaise nouvelle, nous parlerons ensuite du service que vous attendez de moi… L’ennui avant le plaisir…

– Ah ! mon ami ! il n’y a que vous autres Romains pour donner aux choses ce tour agréable : L’ennui avant le plaisir…, répéta Norbiac d’un air charmé. Combien nous sommes barbares auprès de vous, nous autres de cette grossière et sauvage race gaulois !… Enfin, soit, débarrassons-nous donc de la mauvaise nouvelle.

– Quelle est-elle ?

– Je viens d’apprendre par un de mes amis, qui arrive du centre de la Gaule, que notre brave armée romaine s’est mise, hélas !… en route pour retourner en Italie…

– Vous dites notre brave armée romaine, vous, Gaulois conquis ? reprit Diavole en riant, voilà qui est d’un cœur pacifique !

– Certes, notre brave armée romaine… et n’est-ce pas, en effet, notre brave armée, notre chère armée, notre armée bien-aimée, la protectrice de notre sécurité, de nos plaisirs ?… Qu’elle s’éloigne, ainsi qu’Octave-Auguste en a donné l’ordre funeste, qu’allons-nous voir peut-être ? Les troubles renaître… ces misérables populations du centre et de l’ouest de la Gaule, comprimées à grand’peine, tenter de se soulever encore à la voix de leurs endiablés druides ! Alors de nouveaux chefs de cents vallées, de nouveaux Ambiorix, de nouveaux Drapès, sortent de dessous terre… car, plus on en tue de ces bêtes enragées, plus il en renaît ; la révolte gagne du terrain, arrive jusqu’ici, et je vous demande un peu ce que deviennent nos plaisirs, nos folles nuits d’orgie, nos festins qui durent d’un soleil à l’autre ?

– Rassurez-vous, Norbiac… Octave-Auguste sait ce qu’il fait ; s’il retire l’armée romaine de l’ouest et du centre de la Gaule, c’est qu’il est certain que toute pensée de rébellion est éteinte chez vos sauvages compatriotes !… Eh ! eh ! ils ont été si souvent et si rudement châtiés par le grand César, qu’il leur a bien fallu renoncer à leurs ridicules idées d’indépendance… Et puis, voyez-vous, avec un bon joug ferré, un aiguillon pointu, une lourde charrue derrière eux, peu de sommeil et très-peu de nourriture, les plus farouches taureaux s’assouplissent à la longue…

– Que les Dieux vous entendent, cher Diavole ! mais je ne suis pas rassuré… Ah ! si vous saviez où l’on peut mener ces brutes avec ces mots insipides : Liberté de la Gaule ! haine à l’étranger !… Or, je vous demande un peu en quoi vous nous gênez, vous autres Romains, depuis que vous nous avez conquis ?… Rendez-vous notre vin moins généreux ? nos maîtresses moins belles ? nos repas moins délicieux ? nos chevaux moins ardents ? nos vêtements moins riches ? Voyons… parce que l’on est sujet romain au lieu d’être Gaulois indépendant, comme disent ces bêtes farouches !… en dîne-t-on moins bien ?… On paye de lourds impôts, soit ; qu’est-ce que l’impôt pour notre superflu… Mais on est gouverné par l’étranger, comme ils disent encore… Eh bien ! où est le mal ? Au moins l’on jouit en paix de ce qui nous reste… Révoltez-vous, au contraire ; qu’y gagnez-vous ? De risquer votre peau et d’être traîné en esclavage… Aussi, moi, quand je vois des Gaulois esclaves, je leur dis : « Tant mieux, maîtres sots ! voilà où conduit l’amour de la liberté… ! » Mon père n’a pas cru à cette chimère ; il a vendu ses biens, est venu s’établir dans cette riante Provence, sous la protection des Romains, et il y a vécu, et j’y vis avec délices !…

– Et, au lieu d’adorer vos sombres et barbares divinités, mon cher Norbiac, reprit en riant Diavole, vous adorez le gai Bacchus aux pampres verts, le robuste Priape, le gracieux Ganymède, ou Vénus Aphrodite, la mère des amours faciles !…

– Tenez, Diavole, j’ai doublement honte d’être Gaulois, quand je songe que, pendant d’innombrables siècles, nos pères ont été assez sauvages, assez stupides, pour courber le front devant ces divinités renfrognées qui leur apprenaient à mourir ! à superbement mourir ! Par Bacchus et Vénus, vos aimables dieux, ce qu’il faut apprendre, c’est à vivre, à joyeusement vivre… et pour professer et pratiquer la joyeuse vie, je m’incline devant vous, seigneurs romains, humble écolier que je suis… Car, s’ils dominent le monde par les armes, ils l’asservissent par le plaisir, ajouta Norbiac semblant très-flatté de son esprit ; mais, maintenant que je vous ai dit ma mauvaise nouvelle, et bien que je ne partage pas votre sécurité, j’arrive au service que je viens vous demander.

– Un mot, cher Norbiac ; vous êtes voisin de Junius… Savez-vous si sa fille, la belle Lydia…

– Morte… mon cher… morte ce matin au point du jour…

– Voilà ce que je craignais d’apprendre ; car, hier soir, l’on conservait à peine l’espoir de la sauver.

– Pauvre jeune fille !… Une vestale n’était pas plus chaste, dit-on…

– Aussi excitait-elle autant d’admiration que de curiosité, car les vestales sont rares à Orange, mon cher Norbiac. Ah ! les gardiens du tombeau de Lydia vont avoir fort affaire cette nuit…

– Pourquoi ?

– Et les magiciennes ?

– Comment ?

– Ignorez-vous donc qu’elles rôdent toujours autour des tombeaux[61], afin d’emporter quelque bribe humaine pour leurs sortilèges ?…

– En effet, j’ai ouï dire…

– Et il paraît surtout que le corps d’une jeune vierge trépassée est précieux pour leurs maléfices ; aussi, vous le disais-je, comme peu de filles meurent vestales à Orange, les gardiens du tombeau de Lydia auront à repousser des assauts de sorcières… Junius est de mes amis… Il sera inconsolable de la mort de sa fille… Que Bacchus et Vénus lui viennent en aide !… Et maintenant, cher Norbiac, dites-moi quel service je peux vous rendre, et disposez de moi…

– Votre charmant poëte Ovide vient d’écrire l’Art d’aimer ; c’est bien : mais qu’est-ce que l’art d’aimer sans l’art de plaire ?

Et Norbiac se sourit encore à lui-même avec satisfaction.

– Or, je vous reconnais humblement passé maître en cet art de plaire, mon cher Diavole ; aussi je viens, Gaulois barbare, vous demander conseil.

– Vous êtes amoureux ?

– Passionnément, éperduement, follement.

– D’une femme ?

– Comment ? dit Norbiac, surpris.

Puis, se ravisant, il répondit en riant :

– Que je suis novice encore !… Oui, je suis amoureux d’une femme… et vous allez rire de la bassesse de mes goûts : j’aime une courtisane…

– La belle Gauloise, peut-être ?…

– D’où vient votre étonnement, Diavole ?… Est-ce que vous aussi ?…

– Moi ?… Par Hercule ! je me soucie de la belle Gauloise comme de faire donner des étrivières à ce drôle que voilà, et qui n’a jamais été plus longtemps à me raser… Finiras-tu, pendard ?

– Seigneur, vous remuez tellement en parlant, dit Sylvest à son maître, que je crains de vous couper.

– Commets une pareille maladresse, et la plus légère égratignure à mon menton se traduira, je t’en préviens, en lambeaux de chair enlevés sur ton dos… Vous disiez donc, mon cher Norbiac, que vous étiez amoureux fou de la belle Gauloise ?… Sans partager votre goût, je l’approuve ; car, par Vénus, sa patronne, on ne saurait être plus charmante. Mais qui vous arrête ? Vous êtes riches, très-riche ; vous avez la clef d’or ; le bon Jupin s’en est servi pour entrer chez Danaé… Imitez-le…

– Combien cet exemple prouve encore la supériorité de vos Dieux sur les nôtres !… Ce n’est pas chez ces farouches que l’on trouverait ces divins enseignements… Mais, hélas ! la clef d’or ne sert de rien pour entrer chez la belle Gauloise.

– Comment ! une courtisane !

– Ignorez-vous donc que celle-ci, mon cher Diavole, n’est pas une courtisane comme une autre ?

– Et quelle différence y a-t-il ?

– D’immenses et de toutes sortes…

– Vraiment ?

– D’abord, vous savez que, dès qu’une célèbre courtisane arrive dans une ville, ces honnêtes commères dont votre obligeant Mercure est le patron… Encore un fort aimable dieu que celui-là…

– Ils sont tous ainsi, sauf le bonhomme Pluton… et encore s’amuse-t-il parfois à chiffonner les Parques.

– Je disais donc que, dès l’arrivée d’une nouvelle courtisane, ces honnêtes commères dont nous parlons, se rendaient aussitôt près d’elle pour lui offrir leurs services.

– Sans doute, de même que les courtiers vont faire leurs offres aux capitaines de tous les navires entrant dans le port ; c’est la règle du commerce.

– Eh bien ! non-seulement ces honnêtes commères n’ont pas été reçues par la belle Gauloise, mais elles ont été brutalement accueillies, et non moins brutalement chassées par un vieil eunuque méchant comme un cerbère.

– Hum !… cela commence à devenir très-inquiétant pour vous, mon cher Norbiac.

– Ce n’est pas tout ; car vous saurez que j’ai dix espions en campagne.

– Bonne précaution.

– La belle Gauloise habite une petite maison près du temple de Diane ; mes espions n’ont pas quitté son logis de l’œil depuis le jour où je l’ai vue au cirque et où elle a produit une si profonde sensation…

– C’est la vérité… j’y étais… Vous disiez, cher Norbiac, que vos espions ?…

– Se sont relayés nuit et jour, et, sauf deux servantes, ils n’ont vu sortir ni entrer personne chez la Gauloise… Je ne sais combien de litières, de chars, de cavaliers, se sont arrêtés à sa porte ; mais toujours le vieil eunuque, la figure farouche, les renvoyait sans vouloir entendre à rien…

– Alors que vient-elle faire à Orange, cette belle Gauloise ?

– C’est ce que tout le monde se demande ; hier, avant-hier, plusieurs jeunes seigneurs romains, trouvant impertinente cette sauvagerie de la belle Gauloise… Mais vous savez sans doute l’aventure ?

– Non, par Hercule !… Continuez.

– Ces jeunes seigneurs, accompagnés de plusieurs esclaves armés de haches et de leviers, ont ordonné à ces coquins d’enfoncer la porte de la belle Gauloise !

– Par la vaillance de Mars ! un assaut en règle !

– L’assaut a été aussi vain que le reste ; car, grâce à je ne sais quelle intelligence secrète, le préfet de la ville, presque aussitôt instruit du siège de la maison de la courtisane, a envoyé à son secours un centurion suivi de ses soldats… Et, malgré la qualité des jeunes seigneurs, deux d’entre eux ont été conduits dans la prison du prétoire…

Sylvest, durant cet entretien qui l’intéressait profondément, avait prolongé autant que possible les soins de son service ; cependant, craignant d’éveiller les soupçons de son maître, il allait s’éloigner, lorsque Diavole lui dit :

– Reste !…

Et s’adressant à Norbiac :

– Je dis à ce drôle de rester parce qu’il pourrait nous servir.

– Comment ! demanda le Gaulois, cet esclave pourra ?…

– Je m’expliquerai tout à l’heure. Continuez…

Sylvest resta donc dans un coin de la chambre, à la fois satisfait et très-surpris de l’ordre de son maître.

Norbiac continua :

– Il ne reste presque plus rien à vous apprendre, mon cher Diavole, sinon que je suis allé moi-même affronter le cerbère… le vieil eunuque, homme à figure blafarde et gros comme un muid ; je lui ai offert cinq cents sous d’or pour lui, s’il voulait seulement m’écouter…

– Par Plutus ! voilà parler… et surtout agir en homme sensé… Eh bien, l’eunuque a-t-il ouvert l’oreille ?

– Il m’a répondu dans je ne sais quel barbare langage… moitié romain…

– Moitié Gaulois peut-être ? dit en riant Diavole.

– Probablement ; car, grâce aux Dieux, j’ai presque oublié le peu que m’avait appris ma nourrice de cette langue sauvage ; mais enfin, j’ai suffisamment compris l’eunuque pour être certain que toutes mes offres seraient vaines. Maintenant, mon cher Diavole, que me conseillez-vous ? Non-seulement, je suis fou de la belle Gauloise, mais la résistance, la difficulté augmentent encore ma passion… Jugez donc, triompher là où tant d’autres ont échoué !…

– Cela ferait la réputation d’un homme… et, huit jours durant, l’on ne parlerait que de vous dans Orange !

– Aussi me suis-je dit : le cher Diavole peut seul me conseiller en sa qualité de passé-maître en fait de séductions et d’intrigues amoureuses.

– Mon cher Norbiac, faites ce soir une offrande à Venus de deux couples de colombes en or ciselé… Les prêtres de la bonne déesse préfèrent l’or à la plume.

– Une offrande à Vénus ? Pourquoi ?

– Parce qu’elle vous protège.

– Expliquez-vous.

Diavole, s’adressant alors à Sylvest, lui dit :

– Approche…

Sylvest approcha.

Son maître reprit :

– Mon cher Norbiac, regardez ce drôle.

– Cet esclave ! votre valet ?

– Oui, examinez-le attentivement.

– Est-ce une plaisanterie.

– Non, par Hercule !… Voyons, ne trouvez-vous pas une certaine et vague ressemblance… environ comme d’une oie à un cygne…

– Une ressemblance… avec quel cygne ?

– Avec la belle Gauloise… vos amours.

– Lui ?… Vous vous moquez !

– Je ne me moque point… Sur cette tête rasée, figurez-vous des cheveux blonds ; au lieu de cette face brûlée par le soleil, imaginez un teint de lis et de roses.

– En effet, je ne l’avais pas attentivement regardé, cet esclave, dit Norbiac en examinant Sylvest, et, s’il est blond, il a comme la belle Gauloise, chose peu commune, les yeux noirs.