Après une assez longue marche, à travers des chemins creux, tous deux arrivèrent dans une plaine : on entendait, très au loin le grand bruit de la mer ; sur une colline on apercevait les lueurs de plusieurs feux.

– Voici enfin le camp de César ! – dit Albinik en s’arrêtant : – le repaire du lion…

– Le repaire du fléau de la Gaule… Viens… viens… la soirée s’avance.

– Méroë !… voici donc le moment venu !…

– Hésiterais-tu, maintenant ?…

– Il est trop tard… Mais j’aimerais mieux un loyal combat à ciel ouvert… vaisseau contre vaisseau… soldats contre soldats… épée contre épée… Ah ! Méroë… pour nous, Gaulois, qui, méprisant les embuscades comme des lâchetés, attachons des clochettes d’airain aux fers de nos lances, afin d’avertir l’ennemi de notre approche, venir ici… traîtreusement…

– Traîtreusement ! – s’écria la jeune femme. – Et opprimer un peuple libre… est-ce loyal ? Réduire ses habitants en esclavage… les expatrier par troupeaux, le collier de fer au cou… est-ce loyal ?… Massacrer les vieillards, les enfants… livrer les femmes et les vierges aux violences des soldats… est-ce loyal ?… Et maintenant, tu hésiterais… après avoir marché tout un jour, tout une nuit, aux clartés de l’incendie… au milieu de ces ruines fumantes, qu’ont faites l’horreur de l’oppression romaine !… Non… non… pour exterminer les bêtes féroces, tout est bon : l’épieu comme le piège… Hésiter… hésiter ! ! ! Réponds, Albinik !… Sans parler de ta mutilation volontaire… sans parler des dangers que nous bravons en entrant dans ce camp… ne serons-nous pas, si Hésus aide ton projet, les premières victimes de cet immense sacrifice que nous voulons faire aux dieux ?… Va, crois-moi, qui donne sa vie n’a jamais à rougir… et par l’amour que je te porte ! par le sang virginal de notre sœur Hêna… j’ai à cette heure, je te le jure, la conscience d’accomplir un devoir sacré… Viens, viens… la soirée s’avance…

– Ce que Méroë, la juste et la vaillante, trouve juste et vaillant doit être ainsi… – dit Albinik en pressant sa compagne contre sa poitrine. – Oui… oui… pour exterminer les bêtes féroces tout est bon : l’épieu comme le piège… Qui donne sa vie n’a pas à rougir… Viens…

Les deux époux hâtèrent leur marche vers les lueurs du camp de César. Au bout de quelques instants, ils entendirent, à peu de distance, résonner sur le sol le pas réglé de plusieurs soldats et le cliquetis des sabres sur les armures de fer ; puis à la clarté de la lune ils virent briller des casques d’acier à aigrettes rouges.

– Ce sont des soldats de ronde qui veillent autour du camp, – dit Albinik. – Allons à eux…

Et ils eurent bientôt rejoint les soldats romains, dont ils furent aussitôt entourés. Albinik avait appris dans la langue des Romains ces seuls mots : « Nous sommes Gaulois bretons ; nous voulons parler à César. » Telles furent les premières paroles du marin aux soldats. Ceux-ci, apprenant ainsi que les deux voyageurs appartenaient à l’une des provinces soulevées en armes, traitèrent rudement ceux qu’ils regardèrent comme leurs prisonniers, les garrottèrent et les conduisirent au camp.

Ce camp, ainsi que tous ceux des Romains, était défendu par un fossé large et profond, au delà duquel s’élevaient des palissades et un retranchement de terre très-élevé, où veillaient des soldats de guet.

Albinik et Méroë furent d’abord conduits à l’une des portes du retranchement. À côté de cette porte, ils ont vu, souvenir cruel… cinq grandes croix de bois : à chacune d’elles était crucifié un marin gaulois, aux vêtements tachés de sang. La lumière de la lune éclairait ces cadavres…

– On ne nous avait pas trompés, – dit tout bas Albinik à sa compagne ; – les pilotes ont été crucifiés après avoir subi d’affreuses tortures, plutôt que de vouloir piloter la flotte de César sur les côtes de Bretagne.

– Leur faire endurer la torture… la mort sur la croix… – répondit Méroë, – est-ce loyal ?… Hésiterais-tu encore ?… Parleras-tu de traîtrise ?…

Albinik n’a rien répondu ; mais il a serré dans l’ombre la main de sa compagne. Amenés devant l’officier qui commandait le poste, le marin répéta les seuls mots qu’il sût dans la langue des Romains : « Nous sommes Gaulois bretons ; nous voulons parler à César. » En ces temps de guerre, les Romains enlevaient ou retenaient souvent les voyageurs, afin de savoir par eux ce qui se passait dans les provinces révoltées. César avait donné l’ordre de toujours lui amener les prisonniers ou les transfuges qui pouvaient l’éclairer sur les mouvements des Gaulois.

Les deux époux ne furent donc pas surpris de se voir, selon leur secret espoir, conduits à travers le camp jusqu’à la tente de César, gardée par l’élite de ses vieux soldats espagnols, chargés de veiller sur sa personne.

Albinik et Méroë, amenés dans la tente de César, le fléau de la Gaule, ont été délivrés de leurs liens ; ils ont tâché de contenir l’expression de leur haine, et ont regardé autour d’eux avec une sombre curiosité.

Voilà ce qu’ils ont vu :

La tente du général romain, recouverte au dehors de peaux épaisses, comme toutes les tentes du camp, était ornée au dedans d’une étoffe de couleur pourpre, brodée d’or et de soie blanche ; le sol battu disparaissait sous un tapis de peaux de tigre. César achevait de souper, à demi couché sur un lit de campagne que cachait une grande peau de lion, dont les ongles étaient d’or et la tête ornée d’yeux d’escarboucles. À portée du lit, sur une table basse, les deux époux virent de grands vases d’or et d’argent précieusement ciselés, des coupes enrichies de pierreries. Assise humblement au pied du lit de César (triste spectacle pour une femme libre), Méroë vit une jeune et belle esclave, africaine sans doute, car ses vêtements blancs faisaient ressortir davantage encore son teint couleur de cuivre, où brillaient ses grands yeux noirs ; elle les leva lentement sur les deux étrangers, tout en caressant un grand lévrier fauve, étendu à ses côtés ; elle semblait aussi craintive que le chien.

Les généraux, les officiers, les secrétaires, les jeunes et beaux affranchis de César, se tenaient debout autour de son lit, tandis que des esclaves noirs d’Abyssinie, portant au cou, aux poignets et aux chevilles, des ornements de corail, restaient immobiles comme des statues, tenant à la main des flambeaux de cire parfumée, dont la clarté faisait étinceler les splendides armures des Romains.

César, devant qui Albinik et Méroë ont baissé le regard, de crainte de trahir leur haine, César avait quitté ses armes pour une longue robe de soie richement brodée ; sa tête était nue, rien ne cachait son grand front chauve, de chaque côté duquel ses cheveux bruns étaient aplatis. La chaleur du vin des Gaules, dont il buvait, dit-on, presque chaque soir outre mesure, rendait ses yeux brillants, et colorait ses joues pâles ; sa figure était impérieuse, son sourire moqueur et cruel. Il s’accoudait sur son lit, tenant de sa main, amaigrie par la débauche, une large coupe d’or enrichie de perles ; il la vida lentement et à plusieurs reprises, tout en attachant son regard pénétrant sur les deux prisonniers, placés de telle sorte qu’Albinik cachait presque entièrement Méroë.

César dit en langue romaine quelques paroles à ses officiers. Ils se mirent à rire, l’un d’eux s’approcha des deux époux, repoussa brusquement Albinik en arrière, prit Méroë par la main, et la força ainsi de s’avancer de quelques pas, afin, sans doute, que le général pût la contempler plus à son aise, ce qu’il fit en tendant de nouveau, et sans se retourner, sa coupe vide à l’un de ses jeunes échansons.

Albinik sait se vaincre ; il reste calme en voyant sa chaste femme rougir sous les regards effrontés de César. Celui-ci a bientôt appelé à lui un homme richement vêtu, l’un de ses interprètes, qui, après quelques mots échangés avec le général romain, s’est approché de Méroë, et lui a dit en langue gauloise :

– César demande si tu es fille ou garçon ?

– Moi et mon compagnon, nous fuyons le camp gaulois… – répondit ingénument Méroë. – Que je sois fille ou garçon, peu importe à César…

À ces paroles, que l’interprète lui traduisit, César se prit à rire d’un rire cynique. Il parut confirmer d’un signe de tête la réponse de Méroë, tandis que les officiers romains partageaient la gaieté de leur général. César continuait de vider coupe sur coupe, en attachant sur l’épouse d’Albinik des yeux de plus en plus ardents ; il dit quelques mots à l’interprète, et celui-ci commença l’interrogatoire des deux prisonniers, transmettant à mesure leurs réponses au général qui lui indiquait ensuite de nouvelles questions.

– Qui êtes-vous ? – a dit l’interprète ; – d’où venez-vous ?

– Nous sommes Bretons, – répondit Albinik. – Nous venons du camp gaulois, établi sous les murs de Vannes, à deux journées de marche d’ici…

– Pourquoi as-tu abandonné l’armée gauloise ?

Albinik ne répondit rien, développa le linge ensanglanté dont son bras était entouré. Les Romains virent alors qu’il n’avait plus sa main gauche. L’interprète reprit :

– Qui t’as mutilé ainsi ?

– Les Gaulois.

– Mais tu es Gaulois toi-même ?

– Peu importe au chef des cent vallées.

Au nom du chef des cent vallées, César a froncé les sourcils, son visage a exprimé la haine et l’envie.

L’interprète a dit à Albinik : – Explique toi.

– Je suis marin, je commande un vaisseau marchand ; moi et plusieurs autres capitaines, nous avons reçu l’ordre de transporter par mer des gens armés et de les débarquer dans le port de Vannes, par la baie du Morbihan. J’ai obéi ; un coup de vent a rompu un de mes mâts ; mon vaisseau est arrivé le dernier de tous. Alors… le chef des cent vallées m’a fait appliquer la peine des retardataires… Mais il a été généreux, il m’a fait grâce de la mort ; il m’a donné à choisir entre la perte du nez, des oreilles ou d’un membre. J’ai été mutilé… non pour avoir manqué de courage ou d’ardeur… cela eût été juste… je me serais soumis sans me plaindre aux lois de mon pays…

– Mais ce supplice inique, – reprit Méroë, – Albinik la subi parce que le vent de mer s’est levé contre lui… Autant punir de mort celui qui ne peut voir clair dans la nuit noire… celui qui ne peut obscurcir la lumière du soleil !

– Et cette mutilation me couvre à jamais d’opprobre, – s’est écrié Albinik. – À tous elle dit : Celui-là est un lâche… Je n’avais jamais connu la haine : maintenant mon âme en est remplie ! périsse cette patrie maudite, où je ne peux plus vivre que déshonoré ! périsse sa liberté ! périssent ceux de mon peuple, pourvu que je sois vengé du chef des cent vallées !… Pour cela je donnerais avec joie les membres qu’il m’a laissés. Voilà pourquoi je suis ici avec ma compagne. Partageant ma honte, elle partage ma haine.