Cette haine nous l’offrons à César ; qu’il en use à son
gré, qu’il nous éprouve ; notre vie répond de notre sincérité…
Quant aux récompenses, nous n’en voulons pas.
– La vengeance… voilà ce qu’il nous faut,
– ajouta Méroë.
– En quoi pourrais-tu servir César contre
le chef des cent vallées ? – a dit l’interprète à
Albinik.
– J’offre à César de le servir comme
marin, comme soldat, comme guide, comme espion même, s’il le
veut.
– Pourquoi n’as-tu pas cherché à tuer
le chef des cent vallées… pouvant approcher de lui dans le
camp gaulois ? – dit l’interprète au marin. – Tu te serais
ainsi vengé.
– Aussitôt après la mutilation de mon
époux, – reprit Méroë, – nous avons été chassés du camp : nous
ne pouvions y rentrer.
L’interprète s’entretint de nouveau avec le
général romain, qui, tout en écoutant, ne cessait de vider sa coupe
et de poursuivre Méroë de ses regards audacieux.
– Tu es marin, dis-tu ? – reprit
l’interprète ; – tu commandais un vaisseau de
commerce ?
– Oui.
– Et… es-tu bon marin ?
– J’ai vingt-huit ans ; depuis l’âge
de douze ans je voyage sur mer ; depuis quatre ans je commande
un vaisseau.
– Connais-tu bien la côte depuis Vannes
jusqu’au canal qui sépare la Grande-Bretagne de la Gaule ?
– Je suis du port de Vannes, près de la
forêt de Karnak. Depuis plus de seize ans je navigue
continuellement sur ces côtes…
– Serais-tu bon pilote ?
– Que je perde les membres que m’a
laissés le chef des cent vallées s’il est une baie, un
cap, un îlot, un écueil, un banc de sable, un brisant, que je ne
connaisse, depuis le golfe d’Aquitaine jusqu’à Dunkerque.
– Tu vantes ta science de pilote ;
comment la prouveras-tu ?
– Nous sommes près de la côte : pour
qui n’est pas bon et hardi marin, rien de plus dangereux que la
navigation de l’embouchure de la Loire en remontant vers le
nord.
– C’est vrai, – répondit l’étranger. –
Hier encore une galère romaine a échoué et s’est perdue sur un banc
de sable.
– Qui pilote bien un bateau, – dit
Albinik, – pilote bien une galère, je pense ?
– Oui.
– Faites-nous conduire demain matin sur
la côte ; je connais les bateaux pêcheurs du pays : ma
compagne et moi nous suffirons à la manœuvre, et du haut du rivage.
César nous verra raser les écueils, les brisants, et nous en jouer
comme le corbeau de mer se joue des vagues qu’il effleure. Alors
César me croira capable de piloter sûrement une galère sur les
côtes de Bretagne.
L’offre d’Albinik ayant été traduite à César
par l’interprète, celui-ci reprit :
– L’épreuve que tu proposes, nous
l’acceptons… Demain matin elle aura lieu… Si elle prouve ta science
de pilote, peut-être, en prenant toute garantie contre ta trahison,
si tu voulais nous tromper, peut-être seras-tu chargé d’une mission
qui servira ta haine… plus que tu ne l’espères ; mais il te
faudrait pour cela gagner toute la confiance de César.
– Que faire ?
– Tu dois connaître les forces, les plans
de l’armée gauloise. Prends garde de mentir, nous avons eu déjà des
rapports à ce sujet ; nous verrons si tu es sincère, sinon le
chevalet de torture n’est pas loin d’ici.
– Arrivé à Vannes le matin, arrêté, jugé,
supplicié presque aussitôt, et ensuite chassé du camp gaulois, je
n’ai pu savoir les délibérations du conseil tenu la veille, –
répondit Albinik ; – mais la situation était grave, car à ce
conseil les femmes ont été appelées ; il a duré depuis le
soleil couché jusqu’à l’aube. Le bruit répandu était que de grands
renforts arrivaient à l’armée gauloise.
– Quels étaient ces renforts ?
– Les tribus du Finistère et des
Côtes du Nord, celles de Lisieux,
d’Amiens, du Perche. On disait même que des
guerriers du Brabant arrivaient par mer…
Après avoir traduit la réponse d’Albinik à
César, l’interprète reprit :
– Tu dis vrai… tes paroles s’accordent
avec les rapports qui nous ont été faits… mais quelques éclaireurs
de l’armée, revenus ce soir, ont apporté la nouvelle que de deux ou
trois lieues d’ici… on apercevait du côté du nord les lueurs d’un
incendie… Tu viens du nord ? as-tu connaissance de
cela ?
– Depuis les environs de Vannes jusqu’à
trois lieues d’ici, – a répondu Albinik, – il ne reste ni une
ville, ni un bourg, ni un village, ni une maison… ni un sac de blé,
ni une outre de vin, ni un bœuf, ni un mouton, ni une meule de
fourrage, ni un homme, ni une femme, ni un enfant…
Approvisionnements, bétail, richesses, tout ce qui n’a pu être
emmené, a été livré aux flammes par les habitants… À l’heure où je
te parle, toutes les tribus des contrées incendiées se sont
ralliées à l’armée gauloise, ne laissant derrière elles qu’un
désert couvert de ruines fumantes.
À mesure qu’Albinik avait parlé, la surprise
de l’interprète était devenue croissante et profonde ; dans
son effroi il semblait n’oser croire à ce qu’il entendait, et
hésiter à apprendre à César cette redoutable nouvelle… Enfin il s’y
résigna…
Albinik ne quitta pas César des yeux, afin de
lire sur son visage quelle impression lui causeraient les paroles
de l’interprète.
Bien dissimulé était, dit-on, le général
romain ; mais à mesure que parlait l’interprète, la stupeur,
la crainte, la fureur, et aussi le doute, se trahissaient sur la
figure de l’oppresseur de la Gaule… Ses officiers, ses conseillers,
se regardaient avec consternation, et échangeaient à voix basse des
paroles qui semblaient pleines d’angoisse.
Alors César, se redressant brusquement sur son
lit, adressa quelques brèves et violentes paroles à l’interprète,
qui dit aussitôt au marin :
– César t’accuse de mensonge… Un tel
désastre est impossible… Aucun peuple n’est capable d’un pareil
sacrifice… Si tu as menti, tu expieras ton crime dans les
tortures !…
Albinik et Méroë éprouvèrent une joie profonde
en voyant la consternation, la fureur du Romain, qui ne pouvait se
résoudre à croire à cette héroïque résolution si fatale pour son
armée… Mais les deux époux cachèrent cette joie, et Albinik
répondit :
– César a dans son camp des cavaliers
numides, aux chevaux infatigables : qu’à l’instant il les
envoie en éclaireurs ; qu’ils parcourent non-seulement toutes
les contrées que nous venons de traverser en une nuit et un jour de
marche, mais qu’ils étendent leur course vers l’orient, du côté de
la Touraine, qu’ils aillent plus loin encore, jusqu’au Berri… et
aussi loin que leurs chevaux pourront les porter, ils traverseront
des contrées désertes, ravagées par l’incendie.
À peine Albinik eut-il prononcé ces paroles,
que le général romain donna des ordres à plusieurs de ses
officiers ; ils sortirent en hâte de sa tente, tandis que lui,
revenant à sa dissimulation habituelle, et, sans doute, regrettant
d’avoir trahi ses craintes en présence de transfuges gaulois,
affecta de sourire, se coucha de nouveau sur sa peau de lion,
tendit encore sa coupe à l’un de ses échansons, et la vida, après
avoir dit à l’interprète ces paroles, qu’il traduisit
ainsi :
– César vide sa coupe en l’honneur des
Gaulois… et par Jupiter ! il leur rend grâce d’avoir accompli
ce que lui-même voulait accomplir… car la vieille Gaule
s’humiliera, soumise et repentante, devant Rome, comme la plus
humble esclave… ou pas une de ses villes ne restera debout… pas un
de ses guerriers vivants… pas un de ses habitants
libres !…
– Que les dieux entendent
César ! – a répondu Albinik. – Que la Gaule soit esclave ou
dévastée, je serai vengé du chef des cent vallées… car il
souffrira mille morts en voyant asservie ou anéantie cette patrie
que je maudis maintenant !
Pendant que l’interprète traduisait ces
paroles, le général, soit pour mieux dissimuler ses craintes, soit
pour les noyer dans le vin, vida plusieurs fois sa coupe, et
recommença de jeter sur Méroë des regards de plus en plus
ardents ; puis, paraissant réfléchir, il sourit d’un air
singulier, fit signe à l’un de ses affranchis, lui parla tout bas,
ainsi qu’à l’esclave maure, jusqu’alors assise à ses pieds, et tous
deux sortirent de la tente.
L’interprète dit alors à Albinik :
– Jusqu’ici tes réponses ont prouvé ta
sincérité… Si la nouvelle que tu viens de donner se confirme, si
demain tu te montres habile et hardi pilote, tu pourras servir ta
vengeance… Si tu le satisfais, il sera généreux… si tu le
trompes !… ta punition sera terrible… as-tu vu en entrant dans
le camp cinq crucifiés ?
– Je les ai vus.
– Ce sont des pilotes qui ont refusé de
nous servir… On les a portés sur la croix, car leurs membres,
brisés par la torture, ne pouvaient plus les soutenir… Tel serait
ton sort et celui de ta compagne au moindre soupçon…
– Je ne redoute pas plus ces menaces que
je n’attends quelque chose de la magnificence de César… – reprit
fièrement Albinik. – Qu’il m’éprouve d’abord, ensuite il me
jugera.
– Toi et ta compagne, vous allez être
conduits dans une tente voisine ; vous y serez gardés comme
prisonniers…
Les deux Gaulois, à un signe du Romain, furent
emmenés et conduits, par un passage tournant et couvert de toile,
dans une tente voisine. On les y laissa seuls… Éprouvant une grande
défiance, et devant passer la nuit en ce lieu, ils l’examinèrent
avec attention.
Cette tente, de forme ronde, était
intérieurement garnie d’une étoffe de laine rayée de couleurs
tranchantes, fixée sur des cordes tendues et attachées à des
piquets enfoncés en terre. L’étoffe, ne descendant pas au ras du
sol, Albinik remarqua qu’il restait circulairement, entre les peaux
grossièrement tannées, servant de tapis, et le rebord inférieur de
la tente, un espace large comme trois fois la paume de la main. On
ne voyait pas d’autre ouverture à cette tente que celle par
laquelle les deux époux venaient d’entrer, et que fermaient deux
pans de toile croisés l’un sur l’autre. Un lit de fer, garni de
coussins, était à demi enveloppé de draperies dont on pouvait
l’entourer en tirant un long cordon pendant au-dessus du
chevet ; une lampe d’airain, élevée sur sa longue tige piquée
dans le sol, éclairait faiblement l’intérieur de la tente.
Après avoir examiné en silence et avec soin
l’endroit où il allait passer la nuit avec sa femme, Albinik lui
dit à voix très-basse :
– César nous fera épier cette nuit ;
on écoutera notre conversation… mais si doucement que l’on vienne,
si adroitement que l’on se cache, on ne pourra, du dehors,
s’approcher de la toile pour nous écouter sans que nous
n’apercevions, à travers ce vide, les pieds de l’espion.
Et il montra à sa femme l’espace circulaire
laissé entre le sol et le rebord inférieur de la toile.
– Crois-tu donc, Albinik, que César ait
des soupçons ? Pourrait-il supposer qu’un homme ait eu le
courage de se mutiler lui-même pour faire croire à ses
ressentiments de vengeance ?
– Et nos frères ? les habitants des
contrées que nous venons de traverser, n’ont-ils pas montré un
courage mille fois plus grand que le mien, en livrant leur pays à
l’incendie ?… Mon unique espoir est dans le besoin absolu où
est notre ennemi d’avoir des pilotes gaulois pour conduire ses
galères sur les côtes de Bretagne. Maintenant surtout que le pays
n’offre plus aucune ressource à son armée, la voie de mer est
peut-être son seul moyen de salut… Tu l’as vu, en apprenant cette
héroïque dévastation, il n’a pu, lui toujours si dissimulé, dit-on,
cacher sa consternation, sa fureur, qu’il a bientôt tenté d’oublier
dans l’ivresse du vin… Et ce n’est pas la seule ivresse à laquelle
il se livre… je t’ai vue rougir sous les regards obstinés de cet
infâme débauché !…
– Oh ! Albinik ! pendant que
mon front rougissait de honte et de colère sous les yeux de César…
par deux fois ma main a cherché et serré, sous mes vêtements,
l’arme dont je me suis munie… Un moment j’ai mesuré la distance qui
me séparait de lui… il était trop loin…
– Au premier mouvement, et avant
d’arriver jusqu’à lui, tu aurais été percée de mille coups… Notre
projet vaut mieux… S’il réussit, – a ajouté Albinik en jetant un
regard expressif à sa compagne, et en élevant peu à peu la voix au
lieu de parler très-bas, ainsi qu’il avait fait jusqu’alors, – si
notre projet réussit… si César a foi en ma parole, nous pourrons
enfin nous venger de mon bourreau… Oh ! je te le dis… je
ressens maintenant pour la Gaule l’exécration que m’inspiraient les
Romains…
Méroë, surprise des paroles d’Albinik, le
regarda presque sans le comprendre ; mais d’un signe il lui
fit remarquer, à travers l’espace resté vide entre le sol et la
toile de la tente, le bout des sandales de l’interprète, qui
écoutait au dehors de la tente… La jeune femme reprit :
– Je partage ta haine comme j’ai partagé
l’amour de ton cœur et les périls de ta vie de marin… Fasse Hésus
que César comprenne quels services tu peux lui rendre, et je serai
témoin de ta vengeance comme j’ai été témoin de ton supplice.
Ces paroles, et d’autres encore, échangées par
les deux époux, afin de tromper l’interprète, l’ayant sans doute
rassuré sur la sincérité des deux prisonniers, ils s’aperçurent
qu’il s’éloignait de la tente.
Peu de temps après, et au moment où Albinik et
Méroë, fatigués de la route, allaient se jeter tout vêtus sur le
lit, l’interprète parut à l’entrée de la tente : la toile
soulevée laissait voir plusieurs soldats espagnols.
– César veut s’entretenir avec toi
sur-le-champ, – dit l’interprète au marin. – Suis-moi.
Albinik, persuadé que les soupçons du général
romain, s’il en avait eu, venaient d’être détruits par le rapport
de l’interprète, se crut au moment de connaître la mission dont on
voulait le charger ; il se disposait, ainsi que Méroë, à
sortir de la tente, lorsque celui-ci dit à la jeune femme en
l’arrêtant du geste :
– Tu ne peux nous accompagner ;
César veut parler seul avec ton compagnon.
– Et moi, – répondit le marin en prenant
la main de sa femme, – je ne quitte pas Méroë.
– Oses-tu bien refuser d’obéir à mon
ordre ?… – dit l’interprète. – Prends garde !… prends
garde !…
– Nous, irons tous deux près de César, –
reprit Méroë, – ou nous n’irons ni l’un ni l’autre.
– Pauvres insensés ! n’êtes-vous pas
prisonniers et à notre merci ? – dit l’interprète en indiquant
les soldats immobiles à l’entrée de la tente. – De gré ou de force,
je serai obéi.
Albinik réfléchit que résister était
impossible… La mort ne l’effrayait pas ; mais mourir, c’était
renoncer à ses projets au moment même où ils semblaient devoir
réussir. Cependant il s’inquiétait de laisser Méroë seule dans
cette tente. La jeune femme devina les craintes de son époux, et
sentant comme lui qu’il fallait se résigner, elle lui
dit :
– Va seul… je t’attendrai sans alarmes,
aussi vrai que ton frère est habile armurier…
À ces mots de sa femme, rappelant qu’elle
portait sous ses vêtements un poignard forgé par Mikaël, Albinik,
plus rassuré, suivit l’interprète. Les toiles de l’entrée de la
tente, un moment soulevées, s’abaissèrent, et bientôt Méroë crut
entendre de ce côté le bruit d’un choc pesant ; elle y courut,
et s’aperçut alors qu’une épaisse claie d’osier, fermant l’entrée,
avait été appliquée au dehors. D’abord, surprise de cette
précaution, la jeune femme pensa qu’il valait mieux, pour elle,
rester ainsi enfermée en attendant Albinik, et que peut-être
lui-même avait demandé que la tente fût clôturée jusqu’à son
retour.
Méroë s’assit pensive sur le lit, pleine
d’espoir dans l’entretien que son époux avait sans doute alors avec
César. Tout à coup elle fut tirée de sa rêverie par un bruit
singulier ; il venait de la partie située en face du lit.
Presque aussitôt, à l’endroit d’où était parti le bruit, la toile
se fendit dans sa longueur… La jeune femme se leva debout ;
son premier mouvement fut de s’armer du poignard qu’elle portait
sous sa saie. Alors, confiante en elle-même et dans l’arme qu’elle
tenait, elle attendit… se rappelant le proverbe gaulois : –
Celui-là qui tient sa propre mort dans sa main… n’a rien à
redouter que des dieux… !
À ce moment la toile qui s’était fendue dans
toute sa longueur s’entr’ouvrit sur un fond d’épaisses ténèbres, et
Méroë vit apparaître la jeune esclave maure, enveloppée de ses
vêtements blancs.
Chapitre 2
Trahison de l’esclave maure. – César et
Méroë. – Le coffret précieux. – La corde au cou. –
Adresse et générosité de César. – Le bateau pilote. –
Torr-è-benn, chant de guerre des marins gaulois.
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