– Les bardes. – Guilhern le laboureur et César. – Mort de Joel, le brenn de la tribu de Karnak, et de Mikaël. – L’archer crétois et Deber-Trud, le mangeur d’hommes. – Les deux saldunes enchaînés. – Margarid, Hénory, Martha. – Les vierges et les femmes gauloises pendant le combat. – Le char de la mort.

 

« Le chef des cent vallées s’éloigna pour aller adresser quelques paroles à chaque tribu. Avant de prendre notre poste de bataille, loin des chariots de guerre où étaient les femmes, les jeunes filles et mes enfants, mon père, mon frère et moi, nous avons voulu nous assurer une dernière fois que rien ne manquait à la défense du char qui portait notre famille. Ma mère Margarid, aussi tranquille que lorsqu’elle filait sa quenouille au coin de notre foyer, était debout, appuyée à la membrure de chêne dont est formée la caisse du char ; elle engageait ma femme Hénory et Martha, femme de Mikaël, à donner plus de jeu aux courroies qui assujettissent à des chevilles plantées sur le rebord du chariot le manche des faux que l’on manœuvre pour le défendre, de même que l’on manœuvre les rames attachées au plat-bord d’une barque[9].

» Plusieurs jeunes filles et jeunes femmes de nos parentes s’occupaient d’autres soins : les unes, à l’arrière de la voiture, préparaient, au moyen de peaux épaisses tendues sur des cordes, un réduit où nos enfants devaient être à l’abri des flèches et des pierres lancées par les frondeurs et les archers ennemis. Ces enfants riaient et s’ébattaient déjà, avec de joyeux cris, dans cette logette à peine achevée. Pour plus de préservation encore, Mamm’ Margarid, veillant à toute chose, fit placer des sacs remplis de grain au-dessus du réduit. D’autres jeunes filles accrochaient au long des parois intérieures du char des couteaux de jet, des épées et des haches, qui, le péril venu, ne pesaient pas plus qu’une quenouille à leurs bras blancs et forts. Deux de leurs compagnes, agenouillées près de Mamm’ Margarid, ouvraient des caisses de linge et préparaient l’huile, le baume, le sel et l’eau de gui, pour panser les blessures, à l’exemple des druidesses, dont le char secourable était voisin.

» À notre approche, nos enfants sont accourus gaiement, du fond de leur réduit, sur le devant de la voiture, d’où ils nous ont tendu leurs petites mains. Mikaël, étant à pied, prit dans ses bras son fils et sa fille, tandis que ma femme Hénory, pour m’épargner la peine de descendre de cheval, mit tour à tour entre mes bras, du haut du char, ma petite Siomara et mon petit Sylvest. Je les assis tous les deux sur le devant de ma selle, et, au moment d’aller combattre, j’eus grand plaisir à baiser leurs têtes blondes. Mon père Joel dit alors à ma mère :

» – Margarid, si la chance tourne contre nous, si le char est assailli par les Romains, ne fait lâcher les dogues de guerre qu’au moment de l’attaque ; ces braves chiens ne seront que plus furieux de leur longue attente, et ne s’écarteront pas.

» – Ton conseil sera suivi, Joel, répondit Mamm’ Margarid. Vois maintenant si les courroies des faux leur donnent assez de jeu pour la manœuvre.

» – Oui, elles en ont assez, répondit mon père après avoir visité une partie des courroies.

» Puis, examinant l’armement des faux qui défendait l’autre bord du chariot, Joel reprit :

» – Femme ! femme !… à quoi ont pensé ces jeunes filles ?… Vois donc… Ah ! les têtes folles ! de ce côté, le tranchant des faux est tourné vers l’arrière…

» – C’est moi qui ait fait ainsi disposer les armes, a dit ma mère.

» – Et pourquoi tous les tranchants des faux ne sont-ils pas tournés du même côté, Margarid ?

» – Parce qu’un char est presque toujours assailli à la fois par l’avant et par l’arrière ; dans ce cas, les deux rangs de faux agissant en sens inverse l’un de l’autre, sont de meilleure défense… Ma mère m’a enseigné cela ; je l’enseigne à ces chères filles.

» – Ta mère était plus judicieuse que moi, Margarid… La bonne fauchaison est ainsi plus certaine… Viennent les Romains à l’assaut du char ! têtes et membres tomberont fauchés comme des épis mûrs en temps de moisson ! et fasse Hésus qu’elle soit bonne, cette moisson humaine !

» Puis, prêtant l’oreille, mon père nous dit, à Mikaël et à moi :

» – Enfants, j’entends les cymbales des bardes et les clairons de la trimarkisia… Rejoignons nos rangs… Allons, Margarid, allons, mes filles, au revoir, ici… ou ailleurs…

» – Ici ou ailleurs, nos pères et nos époux nous retrouveront pures de tout outrage… répondit ma femme Hénory, plus fière, plus belle que jamais.

» – Victorieuses ou mortes, vous nous reverrez ! ajouta Madalèn, une de nos parentes, jeune vierge de seize ans ; mais esclaves ou déshonorées ! non… par le glorieux sang de notre Hêna… non… jamais !

» – Non !… reprit Martha, la femme de Mikaël, en pressant sur son sein ses deux enfants, que mon frère venait de replacer sur le chariot.

» – Ces chères filles sont de notre race… Sois sans inquiétude, Joel, reprit Mamm’ Margarid, toujours calme et grave ; elles feront leur devoir.

» – Comme nous ferons le nôtre… Et ainsi la Gaule sera délivrée, dit mon père. Toi aussi, tu feras ton devoir, vieux mangeur d’hommes, vieux Deber-Trud ! ajouta le brenn en caressant la tête énorme du dogue de guerre qui, malgré sa chaîne, s’était dressé debout et appuyait ses pattes à l’épaule du cheval. Bientôt viendra l’heure de la curée ! bonne et sanglante curée, Deber-Trud ! Hèr ! hèr !… aux Romains !…

» Pendant que le dogue et la meute de combat semblaient répondre à ces mots par des aboiements féroces, le brenn, mon frère et moi, nous avons jeté un dernier regard sur notre famille ; puis mon père a tourné la tête de son fier étalon Tom-Bras vers les rangs de l’armée, et l’a rapidement rejointe. J’ai suivi mon père, tandis que Mikaël, agile et robuste, tenant fortement serrée dans sa main gauche une poignée de crins de la longue crinière de mon cheval lancé au galop, m’accompagnait en courant ; parfois, s’abandonnant à l’élan de ma monture, il bondissait avec elle et était ainsi soulevé de terre pendant quelques pas… Mikaël et moi, comme bien d’autres de la tribu, nous nous étions, en temps de paix, familiarisés avec le mâle exercice militaire de la mahrek-ha-droad (cavaliers et piétons).

» Le brenn, mon frère et moi, nous avons ainsi rejoint notre tribu et notre rang de bataille.

» L’armée gauloise occupait le faite d’une colline éloignée de Vannes d’une lieue : à l’orient, notre ligne de bataille s’appuyait sur la forêt de Merek, occupée par nos meilleurs archers ; à l’occident, nous étions défendus par les hauteurs escarpées du rivage que baignaient les eaux de la baie du Morbihan… Au fond de cette baie était ancrée notre flotte, où se trouvaient alors mon frère Albinik et sa femme Méroë. Nos vaisseaux commençaient à lever leurs câbles de fer pour aller combattre les galères romaines, disposées en croissant et immobiles comme une volée de cygnes de mer reposés sur les vagues. N’étant plus pilotée par Albinik, la flotte de César, remise à flot lors de la marée haute, gardait sa position de la veille, de peur de tomber sur des écueils quelle ignorait.

» À nos pieds coulait la rivière de Roswallan : les Romains devaient la traverser à gué pour venir à nous. Le chef des cent vallées avait habilement choisi notre position : nous avions devant nous une rivière, derrière nous la ville de Vannes ; à l’occident, la mer ; à l’orient la forêt de Merek ; sa lisière abattue offrait des obstacles insurmontables à la cavalerie ennemie, et beaucoup de dangers à l’infanterie, nos meilleurs archers étant disséminés au milieu de ces grands abatis de bois.

» Le terrain qui nous faisait face de l’autre côté de la rivière s’élevait en pente douce ; ses hauteurs nous cachaient la route par laquelle devaient arriver l’armée romaine. Soudain nous avons vu apparaître au faîte de cette colline, et descendre son versant à toute bride, en venant vers nous, des montagnards d’Arès envoyés en éclaireurs pour nous signaler l’approche de l’ennemi. Ils traversèrent la rivière à gué, nous rejoignirent, et nous annoncèrent l’avant-garde de l’armée romaine.

» – Amis, avait dit le chef des cent vallées à chaque tribu, en passant à cheval devant le front de bataille de l’armée, restez immobiles jusqu’à ce que les Romains, rassemblés sur l’autre bord de la rivière, commencent à la traverser ; à ce moment, les frondeurs et les archers épuiseront leurs pierres et leurs flèches sur l’ennemi ; puis, lorsque les Romains, après le passage de la rivière, reformeront leurs cohortes, que toute notre ligne s’ébranle, laissant la réserve auprès des chariots de guerre ; alors les gens de pied au centre, les cavaliers sur les ailes, précipitons-nous comme un torrent du haut de cette pente rapide : l’ennemi, encore acculé à la rivière, ne résistera pas à l’impétuosité de notre premier choc !

» Bientôt la colline opposée à la nôtre s’est couverte des nombreuses troupes de César. À l’avant-garde marchaient les VEXILLAIRES, reconnaissables à la peau de lion qui leur couvrait la tête et les épaules ; les vieilles cohortes renommées par leur expérience et leur intrépidité, telles que la FOUDROYANTE, la LÉGION DE FER, et bien d’autres que nous désigna le chef des cent vallées, qui avait déjà combattu les Romains, formaient la réserve. Nous voyions briller au soleil leurs armures et les enseignes distinctives des légions : un aigle, un loup, un dragon, un minotaure et autres figures de bronze doré, ornée de feuillage… Le vent nous apportait les sons éclatants de leurs longs clairons… Nos cœurs bondissaient à cette musique guerrière. Une nuée de cavaliers numides, enveloppés de longs manteaux blancs, précédaient l’armée. Elle a fait halte un moment ; un grand nombre de ces Numides sont arrivés à toute bride au bord opposé de la rivière ; ils y sont entrés à cheval, afin de s’assurer qu’elle était guéable, et se sont approchés, malgré la grêle de pierres et de flèches que faisaient pleuvoir sur eux nos frondeurs et nos archers. Aussi avons-nous vu plus d’un manteau blanc flottant sur le courant de la rivière, et plus d’un cheval sans cavalier gravir la berge et retourner vers les Romains.