Si
nos enfants doivent rester libres, l’amour du pays, le respect pour
la mémoire paternelle, leur rendra la liberté plus chère encore.
S’ils doivent vivre et mourir esclaves, ces souvenirs sacrés leur
disant sans cesse de génération en génération qu’il fut un temps
où, fidèle à ses dieux, vaillante à la guerre, indépendante et
heureuse, maîtresse de son sol fécondé par de durs labeurs,
insouciante de la mort dont elle a le secret, la race gauloise
était redoutée du monde entier et hospitalière aux peuples qui lui
tendaient une main amie, ces souvenirs perpétués d’âge en âge,
rendant à nos enfants leur esclavage plus horrible, leur donneront
un jour la force de le briser. Afin que ces souvenirs se
transmettent de siècle en siècle, il faut, mon fils, me promettre,
par Hésus, de rester fidèle à notre vieille coutume gauloise, en
conservant le dépôt que je vais te confier, en l’augmentant et en
faisant jurer à ton fils Sylvest de l’augmenter à son tour, afin
que les fils de tes petits-fils imitent leurs pères, et qu’ils
soient imités de leur descendance… Ce dépôt, le voici… Ce premier
rouleau contient le récit de ce qui est arrivé dans notre maison
lors de l’anniversaire de la naissance de ma chère fille Hêna, jour
qui a été aussi celui de sa mort. Cet autre rouleau, que ce soir,
vers le coucher du soleil, j’ai reçu de mon fils Albinik, le marin,
contient le récit de son voyage au camp de César, à travers les
contrées incendiées par leurs populations. Ce récit honore le
courage gaulois ; il honore ton frère Albinik et sa femme
Méroë, fidèles, jusqu’à l’excès peut-être, à cette maxime de nos
pères : Jamais Breton ne fit trahison. Ces écrits, je
te les confie, tu me les remettras après la bataille de demain, si
j’y survis… sinon, tu les garderas (ou, à défaut de toi, tes
frères), et tu y inscriras les principaux faits de ta vie et de
celle des tiens ; tu transmettras ces récits à ton fils, afin
qu’il fasse comme toi, et ainsi toujours de génération en
génération… Me jures-tu, par Hésus, d’obéir à ma
volonté ?…
– Moi, Guilhern, le laboureur, – ai-je
répondu, – je jure à mon père, Joel, le brenn de la tribu de
Karnak, d’accomplir ses volontés… »
*
*
*
Et ces volontés de mon père,
je les accomplis pieusement aujourd’hui, longtemps après la
bataille de Vannes, et en suite de malheurs sans nombre. Le récit
de ces malheurs, je le fais pour toi, mon fils Sylvest. Et ce n’est
pas avec du sang… que je devrais écrire ceci… non, ce n’est pas
avec du sang, car le sang se tarit ; mais avec des larmes de
douleur, de haine et de rage… leur source est
intarissable !
Après que mon pauvre et bien-aimé frère
Albinik a eu piloté la flotte romaine dans la baie du Morbihan,
voici d’abord ce qui s’est passé le jour de la bataille de
Vannes…
Cela s’est passé sous mes yeux… je l’ai vu…
J’aurais à vivre ici toutes les vies que j’ai à vivre ailleurs,
que, dans des temps infinis, le souvenir de ce jour épouvantable et
de ceux qui l’ont suivi me serait présent, comme il me l’est à
cette heure, comme il me l’a été, comme il me le sera toujours…
Joel mon père, Margarid ma mère, Hénory ma
femme, mes deux enfants, Sylvest et Siomara, ainsi que mon frère
Mikaël, l’armurier, sa femme Martha et leurs enfants (pour ne
parler que de nos parents les plus proches), s’étaient rendus,
comme tous ceux de notre tribu, dans le camp gaulois : nos
chariots de guerre, recouverts de toiles, nous avaient servi de
tentes jusqu’au jour de la bataille de Vannes. Pendant la nuit, le
conseil, convoqué par le chef des cent vallées et par
Taliesin, le plus ancien des druides, s’était rassemblé.
Des montagnards d’Arès, montés sur leurs petits chevaux
infatigables, avaient été envoyés, la veille, en éclaireurs à
travers le pays incendié. Ils accoururent à l’aube annoncer qu’à
six lieues de Vannes on apercevait les feux de l’armée romaine,
campée cette nuit-là au milieu des ruines de la ville de Morh’ek.
Le chef des cent vallées supposa que César, pour échapper au cercle
de destruction et de famine dont son armée allait être de plus en
plus enserrée, avait fui à marches forcées ce pays dévasté et
venait offrir la bataille aux Gaulois. Le conseil résolut de
marcher au-devant de César, et de l’attendre sur les hauteurs qui
dominent la rivière d’Elrik. Au point du jour, après que les
druides eurent invoqué les dieux, notre tribu se mit en marche pour
aller prendre son rang de bataille.
Joel montait son fier étalon Tom-Bras
et commandait la mahrek-ha-droad[5], dont je
faisais partie avec mon frère Mikaël, moi comme cavalier, lui comme
piéton. Nous devions, selon la règle militaire, combattre à côté
l’un de l’autre, lui à pied, moi à cheval, et nous secourir
mutuellement. Dans l’un des chars de guerre, armés de faux et
placés au centre de l’armée avec la réserve, se tenaient ma mère,
ma femme, ainsi que celle de Mikaël et nos enfants à tous deux.
Quelques jeunes garçons, légèrement armés, entouraient les chars de
bataille, et tenaient difficilement en laisse les grands dogues de
guerre, qui, animés par l’exemple de Deber-Trud, le
mangeur d’hommes, hurlaient et bondissaient, flairant déjà le
combat et le sang. Parmi les jeunes gens de notre tribu qui se
rendaient à leur rang, j’en ai remarqué deux qui s’étaient juré foi
de saldune, comme Julyan et Armel ; de plus, et ainsi
que cela se fait souvent, ils avaient voulu lier non-seulement leur
parole, mais leurs corps ; et pour être plus certains de
partager le même sort, une assez longue chaîne de fer, rivée à leur
ceinture d’airain, les attachait l’un à l’autre. Image du serment
qui les liait, cette chaîne les rendait inséparables, vivants,
blessés ou morts.
En allant à notre poste de combat, nous avons
vu passer le chef des cent vallées à la tête d’une partie
de la TRIMARKISIA[6] . Il
montait un superbe cheval noir, recouvert d’une housse
écarlate ; son armure était d’acier ; son casque de
cuivre étamé, brillant comme de l’argent, était surmonté de
l’emblème de la Gaule : un coq doré, aux ailes à demi
ouvertes ; aux côtés du chef chevauchaient un barde
et un druide, vêtus de longues robes blanches rayées de
pourpre ; ils ne portaient pas d’armes ; mais, la
bataille engagée, dédaigneux du péril, au premier rang des
combattants, ils les encourageaient par leurs paroles et par leurs
chants de guerre[7]. Ainsi chantait le barde au moment où
passait devant nous le chef des cent vallées :
« César est venu contre nous. – Il nous a
demandé d’une voix forte : Voulez-vous être esclaves ?
êtes-vous prêts ?… – Non, nous ne voulons pas être esclaves…
non, nous ne sommes pas prêts. – Gaulois, enfants d’une même race,
unis par la même cause, levons notre étendard sur les montagnes, et
précipitons-nous dans la plaine. – Marchons… marchons à César,
unissons dans un même carnage lui et son armée… Aux Romains !…
aux Romains ! »
Et tous les cœurs battaient vaillamment à ces
chants du barde.
En passant devant notre tribu, à la tête de
laquelle était Joel, mon père, le chef des cent vallées
arrêta son cheval et dit :
– Ami Joel, lorsque j’étais ton hôte, tu
m’as demandé mon nom : je t’ai répondu que je m’appellerais
Soldat tant que notre vieille Gaule ne serait pas délivrée
de ses oppresseurs… L’heure est venue de nous montrer fidèles à la
devise de nos pères : Dans toute guerre il n’y a que deux
chances pour l’homme de cœur : vaincre ou périr. Puisse
mon dévouement à notre commune patrie n’être pas stérile !…
Puisse Hésus protéger nos armées !… Peut-être alors le
chef des cent vallées aura-t-il effacé la tache qui couvre un
nom qu’il n’ose plus porter[8]… Courage,
ami Joel ! les fils de ta tribu sont braves entre les braves…
J’ai vu dans ta maison deux des tiens, Julyan et Armel, se battre
après souper par outrevaillance… Ta sainte fille Hêna, la vierge de
l’île de Sên, a offert son sang à Hésus… Brave donc est ta tribu,
ami Joel… Quels coups ne va-t-elle pas frapper, aujourd’hui qu’il
s’agit du salut de la Gaule ?…
– Ma tribu frappera de son mieux et de
toutes ses forces, comptes-y, ami, ainsi que je t’appelais dans ma
maison, – reprit mon père. – Nous n’avons pas oublié ce chant des
bardes qui t’accompagnaient lorsqu’ils ont poussé le premier cri de
guerre dans la forêt de Karnak :
« Frappe fort le Romain… frappe à la
tête… plus fort encore… frappe… frappe le Romain ! »
Et tous ceux de la tribu de Joel répétèrent à
grands cris et d’une voix le refrain des bardes :
« Frappe… frappe le
Romain !… »
Chapitre 4
Le char armé de faux. – Margarid, Hénory,
Martha, et autres femmes ou jeunes filles de la famille de Joel, se
préparent au combat. – Logette des petits enfants. – Les dogues de
guerre. – Les bardes donnent le signal de la bataille. – Bataille
de Vannes. – La Foudroyante. – La Légion de fer. – Les cavaliers
numides.
1 comment