enfin, les forces lui manquant tout à fait, il tomba sur les genoux, puis sur les mains, et son front heurta la terre.
Geneviève le crut mort ou expirant; elle ne put retenir un cri de douleur et d'effroi; mais il n'était pas mort... Son martyre et son agonie devaient se prolonger encore; les soldats romains qui le suivaient, ainsi que les pharisiens, lui crièrent:
--Debout! debout, fainéant! tu feins de tomber pour ne pas porter ta croix jusqu'au bout!...
--Toi qui reprochais aux princes des prêtres de lier sur le dos de l'homme des fardeaux insupportables auxquels ils ne touchaient pas du bout du doigt,--dit le docteur Baruch,--voici que tu fais comme eux en refusant de porter ta croix!
Jésus, toujours agenouillé, et le front penché vers la terre, s'aida de ses deux mains pour tâcher de se relever, ce qu'il fit à grand'peine; puis, encore tout chancelant, il attendit qu'on lui eût placé la croix sur les épaules; mais à peine fut-il de nouveau chargé de ce fardeau, que, malgré son courage et sa bonne volonté, il ploya et tomba une seconde fois comme écrasé sous ce poids.
--Allons,--dit brutalement l'officier romain,--il est fourbu!
--Seigneur Baruch,--s'écria un des émissaires, qui n'avait, non plus que les pharisiens, quitté la victime,--voyez-vous cet homme en manteau brun, qui passe si vite en détournant la tête comme s'il ne voulait pas être reconnu? je l'ai souvent vu aux prêches du Nazaréen... si on le forçait de porter la croix?
--Oui,--dit Baruch--appelez-le...
--Eh! Simon!--cria l'émissaire,--eh! Simon, le Cyrénéen! vous qui preniez votre part des prédications du Nazaréen, venez donc à cette heure prendre part du fardeau qu'il porte 40...
Note 40: (retour) Évangile selon saint Matthieu, ch. XXVII, v. 32.
À peine cet homme eut-il appelé Simon, que beaucoup de gens parmi la foule crièrent comme lui:
--Eh! Simon... Simon!...
Celui-ci, au premier appel de l'émissaire, avait hâté sa marche, comme s'il n'eût rien entendu; mais lorsqu'un grand nombre de voix crièrent son nom, il revint sur ses pas, se dirigea vers l'endroit où se tenait Jésus, et s'approcha d'un air troublé.
--On va crucifier Jésus de Nazareth, de qui tu aimais tant à écouter la parole,--lui dit le banquier Jonas en raillant;--c'est ton ami, ne l'aideras-tu pas à porter sa croix?
--Je la porterai seul,--répondit le Cyrénéen, ayant le courage de jeter un coup d'oeil de pitié sur le jeune maître, qui toujours agenouillé, semblait prêt à défaillir.
Simon, s'étant chargé de la croix, marcha devant Jésus, et le cortège poursuivit sa route.
À cent pas plus loin, au commencement de la rue qui conduit à la porte Judiciaire, en passant devant une boutique de marchand d'étoffes de laine, Geneviève vit sortir de cette boutique une femme, d'une figure vénérable... Cette femme, à la vue de Jésus, pâle, affaibli, sanglant, ne put retenir ses larmes; seulement alors, l'esclave, qui jusqu'alors avait oublié qu'elle pouvait être recherchée par les ordres du seigneur Grémion, son maître, se souvint de l'adresse que sa maîtresse Aurélie lui avait donnée de la part de Jeane, lui disant que Véronique, sa nourrice, tenant une boutique près la porte Judiciaire, pourrait lui donner un asile.
Mais Geneviève en ce moment ne songea pas à profiter de cette chance de salut. Une force invincible l'attachait aux pas du jeune maître de Nazareth, qu'elle voulait suivre jusqu'à la fin. Elle vit alors Véronique s'approcher en pleurant de Jésus, dont le front était baigné d'une sueur ensanglantée, et essuyer d'une toile de lin le visage du pauvre martyr, qui remercia Véronique par un sourire d'une bonté céleste.
À plusieurs pas de là, et toujours dans la rue qui conduisait à la porte Judiciaire, Jésus passa devant plusieurs femmes qui pleuraient; il s'arrêta un moment, et dit à ces femmes, avec un accent de tristesse profonde:
«--Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi! mais pleurez sur vous-mêmes, pleurez sur vos enfants; car il viendra un temps où l'on dira: Heureuses les stériles! Heureuses les entrailles qui n'ont pas porté d'enfants! Heureuses les mamelles qui n'ont point allaité 41!»
Puis Jésus, quoique brisé par la souffrance, se redressant d'un air inspiré, les traits empreints d'une douleur navrante, comme s'il avait conscience des effroyables malheurs qu'il prévoyait, s'écria d'un ton prophétique, qui fit tressaillir les pharisiens eux mêmes:
«--Oui, les temps approchent où les hommes, dans leur effroi, diront aux montagnes: Tombez sur nous!... et aux collines: Couvrez nous! 42»
Note 41: (retour) Évangile selon saint Luc, ch. XXIII, v. 27, 30.
Note 42: (retour) Évangile selon saint Luc, ch. XXIII, v. 31.
Et Jésus, baissant la tête sur sa poitrine, poursuivit péniblement sa marche au milieu du silence de stupeur et d'épouvante qui avait succédé à ses paroles prophétiques. Le cortége continuait de gravir la rue rapide qui conduit à la porte Judiciaire, sous laquelle on passe pour monter au Golgotha, colline située hors de la ville et au sommet de laquelle sont dressées les croix des suppliciés.
Geneviève remarqua que la foule, d'abord si lâchement hostile à Jésus, commençait, à mesure qu'approchait l'heure du supplice, à s'émouvoir et à gémir sur le sort de la victime; ces malheureux comprenaient sans doute, mais, hélas! trop tard, qu'en laissant mettre à mort l'ami des pauvres et des affligés, non-seulement ils se privaient d'un défenseur, mais que, par leur honteuse ingratitude, ils glaceraient peut-être à l'avenir les âmes généreuses qui se seraient dévouées pour eux.
Lorsque l'on eut passé sous la voûte de la porte Judiciaire, on commença de gravir la montée du Calvaire; cette pente était si rapide que souvent Simon, le Cyrénéen, toujours chargé de la croix de Jésus, fut obligé de s'arrêter, ainsi que le jeune maître lui-même... Celui-ci semblait avoir à peine conservé assez de forces pour pouvoir atteindre au sommet de cette colline aride, couverte de pierres roulantes, et où croissaient ça et là quelques buissons d'une pâle verdure... Le ciel s'était couvert de nuages épais, un jour sombre, lugubre, jetait sur toutes choses un voile de tristesse... Geneviève, à sa grande surprise, remarqua vers le sommet du Calvaire deux autres croix dressées en outre de celle qui devait être élevée pour Jésus. Dans son étonnement, elle s'informa à une personne de la foule, qui lui répondit:
--Ces croix sont destinées à deux voleurs, qui doivent être crucifiés en même temps que le Nazaréen.
--Et pourquoi supplicie-t-on ces voleurs en même temps que le jeune maître?--demanda l'esclave.
--Parce que les pharisiens, hommes de justice, de sagesse et de piété, ont voulu que le Nazaréen fût accompagné jusqu'à la mort par ces misérables qu'il fréquentait durant sa vie.
Geneviève se retourna pour savoir qui lui faisait cette réponse; elle reconnut un des deux émissaires.
--Oh! les hommes impitoyables!--pensa l'esclave.--ils trouvent moyen d'outrager Jésus jusque dans sa mort.
Lorsque les soldats romains qui escortaient le jeune maître arrivèrent, suivis de la foule de plus en plus silencieuse et attristée, au sommet du Calvaire, ainsi que le docteur Baruch, le banquier Jonas et le grand-prêtre Caïphe, tous trois jaloux d'assister à l'agonie et à la mort de leur victime, Geneviève aperçut les deux voleurs destinés au supplice, garrottés et entourés de gardes; ils étaient livides, et attendaient leur sort avec une terreur mêlée de rage impuissante.
À un signe de l'officier romain, chef de l'escorte, les bourreaux ôtèrent les deux croix des trous où elles avaient été d'abord placées et dressées, les couchèrent par terre; puis, se saisissant des condamnés, malgré leurs cris, leurs blasphèmes et leur résistance désespérée, ils les dépouillèrent de leurs vêtements et les étendirent sur les croix; puis, tandis que des soldats les y maintenaient, les bourreaux, armés de longs clous et de lourds marteaux, clouaient sur la croix, par les pieds et par les mains, ces malheureux qui poussaient des hurlements de douleur. Par ce raffinement de barbarie on rendait le jeune maître de Nazareth témoin du sort qu'il allait bientôt subir lui-même; aussi, à la vue des souffrances de ces deux compagnons de supplice, Jésus ne put retenir ses larmes; puis il cacha son visage entre ses mains, pour échapper à cette pénible vision.
Les deux voleurs crucifiés, on redressa leurs croix, sur lesquelles ils se tordaient en gémissant, elles furent enfoncées en terre et affermies au moyen de pierres et de pieux.
--Allons, Nazaréen,--dit l'un des bourreaux à Jésus en s'approchant de lui, tenant d'une main son lourd marteau, de l'autre plusieurs grands clous,--allons, es-tu prêt? Va-t-il falloir user de violence envers toi comme envers tes deux compagnons?
--De quoi se plaignent-ils?--répondit l'autre bourreau;--l'on est pourtant si à l'aise sur une croix... les bras étendus, comme un homme qui se détire après un long sommeil!...
Jésus ne répondit pas; il se dépouilla de ses vêtements, se plaça lui-même sur l'instrument de son supplice, étendit ses bras en croix, et tourna vers le ciel ses yeux noyés de larmes...
Geneviève vit alors les deux bourreaux s'agenouiller de chaque côté du jeune maître de Nazareth, et saisir leurs longs clous, leurs lourds marteaux... L'esclave ferma les yeux... mais elle entendit les coups sourds des marteaux faisant pénétrer les clous dans la chair vive, tandis que les deux voleurs crucifiés continuaient de pousser des hurlements de douleur... Le bruit des coups de marteau cessa; Geneviève ouvrit les yeux... La croix à laquelle on avait attaché le jeune maître de Nazareth venait d'être dressée et placée au milieu de celles des deux autres crucifiés.
Jésus, le front couronné d'épines, ses longs cheveux blonds collés à ses tempes par une sueur mêlée de sang, la figure livide et empreinte d'une douleur effrayante, les lèvres bleuâtres, semblait au moment d'expirer; tout le poids de son corps pesant sur ses deux mains clouées à la croix, ainsi que ses pieds, et d'où le sang ruisselait, ses bras se raidissaient par de violents mouvements convulsifs, tandis que ses genoux à demi fléchis s'entre-choquaient de temps à autre.
Alors Geneviève entendit la voix déjà presque agonisante des deux voleurs qui, s'adressant à Jésus, lui disaient:
--Maudit sois-tu... Nazaréen! maudit sois-tu, toi, qui nous disais que les premiers seraient les derniers... et les derniers les premiers!... nous voici crucifiés... que peux-tu faire pour nous?
--Maudit sois-tu, toi, qui promettais la consolation aux affligés!--reprit l'autre voleur...--nous voici crucifiés, où est notre consolation?
--Maudit sois-tu... toi qui nous disais que ceux-là seuls qui sont malades ont besoin de médecin!...
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