nous voici malades... où est le médecin?

--Maudit sois-tu... toi qui nous disais que le bon pasteur abandonne son troupeau pour chercher une seule brebis égarée!... nous sommes égarés, et toi, le bon pasteur, tu nous laisses aux mains des bouchers 43!

Et ces misérables ne furent pas les seuls à insulter l'agonie de Jésus; car, chose horrible, à laquelle Geneviève, à l'heure où elle écrit ceci, peut à peine croire, le docteur Baruch, le banquier Jonas et Caïphe le prince des prêtres, se joignirent aux deux voleurs pour railler et outrager le jeune maître de Nazareth au moment où il allait rendre l'âme 44.

Note 43: (retour) «Et les deux voleurs crucifiés auprès de Jésus l'accablaient de railleries et de reproches.» (Évangile selon saint Matthieu, ch. XXVII, v. 46.)

Note 44: (retour) «Les princes des prêtres, les docteurs de la loi et les sénateurs se moquaient de Jésus sur la croix en disant: Il a sauvé les autres et il ne peut pas se sauver lui-même.» Etc. (Évangile selon saint Matthieu, ch. XXVII, v. 40, 42.)

--Oh! Jésus de Nazareth! Jésus le messie! Jésus le prophète! Jésus le sauveur du monde!--disait Caïphe en raillant,--comment n'as-tu pas prophétisé ton sort?... Pourquoi ne commences-tu pas par te sauver toi-même, toi qui devais sauver le monde?

--Tu te dis le fils de Dieu, ô Nazaréen le divin!--ajoutait le banquier Jonas;--nous croirons à ta céleste puissance si tu descends de ta croix... Nous ne te demandons que ce petit prodige!... Voyons, fils de Dieu... descends! descends donc! Quoi! tu préfères rester cloué sur cette poutre, comme un oiseau de nuit à la porte d'une grange?... Libre à toi... on pourra t'appeler Jésus le crucifié... mais jamais Jésus le fils de Dieu....

--Tu te montrais si confiant dans le Seigneur!--ajouta le docteur Baruch;--appelle-le donc à ton secours! S'il te protége, si tu es véritablement son fils, que ne tonne-t-il contre nous, tes meurtriers? Que ne change-t-il cette croix en un buisson de roses, d'où tu t'élancerais radieux vers le ciel?

Les huées, les railleries des soldats romains accompagnaient ces lâches outrages des pharisiens; soudain Geneviève vit Jésus se raidir de tous ses membres, faire un dernier effort pour lever vers le ciel sa tête appesantie.... Une dernière lueur illumina son céleste regard, un sourire navrant contracta ses lèvres, et il murmura d'une voix éteinte:

--«Seigneur!... Seigneur! ayez pitié de moi!»

Puis sa tête retomba sur sa poitrine... l'ami des pauvres et des affligés avait cessé de vivre!

Geneviève s'agenouilla et fondit en larmes. À ce moment elle entendit une voix s'écrier derrière elle:

--La voici, l'esclave fugitive! Oh! j'étais certain de la retrouver sur les traces de ce maudit Nazaréen, dont on vient enfin de faire bonne justice. Saisissez-la! liez-lui les mains derrière le dos; oh! cette fois, ma vengeance sera terrible.

Geneviève se retourna et vit son maître, le seigneur Grémion.

--Maintenant,--dit Geneviève,--je peux mourir... puisqu'il est mort, celui-là qui avait promis aux esclaves de briser leurs fers..............

Geneviève, quoiqu'elle ait eu à endurer les plus cruels traitements de la part de son maître, Geneviève n'est pas morte, puisqu'elle a écrit ce récit pour son mari Fergan.

Après avoir ainsi raconté ce qu'elle a su et ce qu'elle a vu de la vie et de la mort du jeune maître de Nazareth, elle croirait téméraire d'oser parler de ce qui lui est arrivé à elle-même, depuis le triste jour où elle a vu expirer sur la croix l'ami des pauvres et des affligés; Geneviève dira seulement que, prenant exemple sur la résignation de Jésus, elle endura patiemment les cruautés du seigneur Grémion, par attachement pour sa maîtresse Aurélie, souffrant tout afin de ne pas la quitter; aussi, elle est restée l'esclave de la femme de Grémion, pendant les deux ans qu'elle a demeuré en Judée.

Grâce à l'ingratitude humaine, six mois après la mort du pauvre jeune homme de Nazareth, son souvenir était effacé de la mémoire des hommes 45. Quelques-uns de ses disciples seulement conservèrent pieusement sa souvenance; aussi, bien souvent Geneviève se disait en soupirant:

--Pauvre jeune maître, de Nazareth! lorsqu'il annonçait qu'un jour les fers des esclaves seraient brisés, il écoutait le voeu de son âme angélique; mais l'avenir devait démentir cette généreuse espérance.

Note 45: (retour) L'arrêt qui avait frappé le maître porta d'abord un grand découragement chez la plupart de ses disciples; les troupes nombreuses, et en apparence si dévouées, qu'on avait vues de tous côtés accourir à sa voix, s'étaient dispersées; elles avaient cru à la formation extérieure et soudaine du royaume de Dieu, d'un nouvel état de société qui, selon la parole du Fils de Marie, aurait porté les derniers à la première place; mais le cours naturel des choses renversait encore leurs espérances et leur faisait confondre le nouveau Christ avec tous les autres messies dont les promesses et les efforts étaient restés sans résultat mémorable. L'émotion produite par la mort de Jésus n'avait laissé dans le pays presque aucune trace; elle s'était perdue dans une foule d'autres émotions. (Salvador, Jésus-Christ et sa Doctrine, v. 2, p. 212.)

En effet, lorsque, après deux années passées en Judée avec sa maîtresse Aurélie, Geneviève revint dans les Gaules, elle y retrouva l'esclavage, aussi affreux, plus affreux peut-être que par le passé.

Geneviève a joint à ce récit, qu'elle a écrit pour son mari Fergan, une petite croix d'argent qui lui a été donnée par Jeane, femme du seigneur Chusa, peu de temps après la mort du jeune homme de Nazareth. Quelques personnes (et Jeane était de ce nombre) qui conservaient un pieux respect pour le souvenir de l'ami des affligés, firent fabriquer de ces petites croix en commémoration de l'instrument du supplice de Jésus, et les portèrent ou les distribuèrent, après être allées les déposer au sommet du Calvaire; sur la terre où avait coulé le sang de ce juste.

Geneviève ne sait si elle doit être mère un jour; si elle a ce bonheur (est-ce un bonheur pour l'esclave de mettre au jour d'autres esclaves?), elle aura ajouté cette petite croix d'argent aux reliques de famille que doit se transmettre de génération en génération la descendance de Joel, le brenn de la tribu de Karnak.

Puisse cette petite croix être le symbole du futur affranchissement de cette vieille et héroïque race gauloise!... Puissent se réaliser un jour pour les enfants de nos enfants ces paroles de Jésus:--Les fers des esclaves seront brisés!

FIN DE LA CROIX D'ARGENT.

Moi, Fergan, époux de Geneviève, j'ajoute ce peu de mots à ce récit:

Quarante ans se sont passés depuis que ma bien-aimée femme, toujours regrettée, a raconté dans cet écrit ce qu'elle avait vu pendant son séjour en Judée.

L'espoir que Geneviève avait conçu, d'après ces paroles de Jésus:--Les fers des esclaves seront brisés,--ne s'est pas réalisé... ne se réalisera sans doute jamais; car depuis quarante ans l'esclavage subsiste toujours....