En vain Jésus, le
charpentier de Nazareth avait prophétisé les temps où les fers des
esclaves seraient brisés, les esclaves traînaient toujours leurs
chaînes ensanglantées ; cependant notre vieille race,
affaiblie, mutilée, énervée ou corrompue par l’esclavage, mais non
soumise, ne laissait passer que peu d’années sans essayer de briser
son joug ; les secrètes associations des Enfants du
Gui couvraient le pays et donnaient d’intrépides soldats à
chacune de nos révoltes contre Rome.
Après la tentative héroïque de
Sacrovir, dont tu liras la mort sublime dans les récits de
notre aïeul Fergan, le chétif et timide esclave tisserand, d’autres
insurrections éclatèrent sous les empereurs romains Tibère et
Claude ; elles redoublèrent d’énergie pendant les guerres
civiles qui, sous le règne de Néron, divisèrent l’Italie.
Vers cette époque, l’un de nos héros, VINDEX, aussi intrépide que
le CHEF DES CENT VALLÉES ou que Sacrovir, tint longtemps en échec
les armées romaines. – CIVILIS, autre patriote gaulois, s’appuyant
sur les prophéties de VELLÉDA, une de nos druidesses, femme virile
et de haut conseil, digne de la vaillance et de la sagesse de nos
mères, souleva presque toute la Gaule, et commença d’ébranler la
puissance romaine. Plus tard, enfin, sous le règne de l’empereur
Vitellius, un pauvre esclave de labour, comme l’avait été notre
aïeul Guilhern, se donnant comme messie et libérateur de la Gaule,
de même que Jésus de Nazareth s’était donné comme messie et
libérateur de la Judée, poursuivit avec une patriotique ardeur
l’œuvre d’affranchissement commencée par le chef des cent
vallées, et continuée par Sacrovir, Vindex, Civilis
et tant d’autres héros. Cet esclave laboureur, nommé MARIK, âgé de
vingt-cinq ans à peine, robuste, intelligent, d’une héroïque
bravoure, était affilié aux Enfants du Gui ; nos
vénérés druides, toujours persécutés, avaient parcouru la Gaule
pour exciter les tièdes, calmer les impatients et prévenir chacun
du terme fixé pour le soulèvement. Il éclate ; Marik,
à la tête de dix mille esclaves, paysans comme lui, armés de
fourches et de faux, attaque, sous les murs de Lyon, les troupes
romaines de Vitellius. Cette première tentative avorte ; les
insurgés sont presque entièrement détruits par l’armée romaine,
trois fois supérieure en nombre. Loin d’accabler les insurgés
gaulois, cette défaite les exalte ; des populations entières
se soulèvent à la voix des druides prêchant la guerre sainte :
les combattants semblent sortir des entrailles de la terre ;
MARIK se voit bientôt à la tête d’une nombreuse armée. Doué par les
dieux du génie militaire, il discipline ses troupes, les encourage,
leur inspire une confiance aveugle, marche vers les bords du Rhin,
où campait, protégée par ses retranchements, la réserve de l’armée
romaine, l’attaque, la bat, et force des légions entières, qu’il
fait prisonnières, à changer leurs enseignes pour notre antique coq
gaulois. Ces légions romaines, devenues presque nos compatriotes
par leur long séjour dans notre pays, entraînées par l’ascendant
militaire de MARIK, se joignent à lui, combattent les nouvelles
cohortes romaines venues d’Italie, les dispersent ou les
anéantissent. L’heure de la délivrance de la Gaule allait sonner…
MARIK tombe entre les mains de l’immonde empereur Vespasien, par
une lâche trahison… Ce nouveau héros de la Gaule, criblé de
blessures, est livré aux animaux du cirque, comme notre aïeul
Sylvest.
La mort de ce martyr de la liberté exaspére
les populations ; sur tous les points de la Gaule, de
nouvelles insurrections éclatent. La parole de Jésus de Nazareth,
proclamant l’esclave l’égal de son maître, commence à
pénétrer dans notre pays, prêchée par des apôtres voyageurs ;
la haine contre l’oppression étrangère redouble : attaqués en
Gaule de toutes parts, harcelés de l’autre côté du Rhin par
d’innombrables hordes de Franks, guerriers barbares, venus du fond
des forêts du Nord, et attendant le moment de fondre à leur tour
sur la Gaule, les Romains capitulent avec nous ; nous
recueillons enfin le fruit de tant de sacrifices héroïques !
Le sang versé par nos pères depuis trois siècles a fécondé notre
affranchissement, car elles étaient prophétiques ces paroles du
chant du Chef des cent vallées :
« Coule, coule, sang du captif !
– Tombe, tombe, rosée sanglante ! – Germe, grandis, moisson
vengeresse !… »
Oui, mon enfant, elles étaient prophétiques
ces paroles ; car c’est en chantant ce refrain que nos pères
ont combattu et vaincu l’oppression étrangère. Enfin, Rome nous
rend une partie de notre indépendance ; nous formons des
légions gauloises, commandées par nos officiers ; nos
provinces sont administrées par des gouverneurs de notre choix.
Rome se réserve seulement le droit de nommer un principat
des Gaules, dont elle sera suzeraine ; on accepte en attendant
mieux, ce mieux ne se fait pas attendre. Épouvantés par nos
continuelles révoltes, nos tyrans avaient peu à peu adouci les
rigueurs de notre esclavage ; la terreur devait obtenir d’eux
ce qu’ils avaient impitoyablement refusé au bon droit, à la
justice, à la voix suppliante de l’humanité : il ne fut plus
permis au maître, comme du temps de notre aïeul Sylvest et de
plusieurs de ses descendants, de disposer de la vie des esclaves,
comme on dispose de la vie d’un animal. Plus tard, l’influence de
la terreur augmentant, le maître ne put infliger des châtiments
corporels à son esclave, que par l’autorisation d’un magistrat.
Enfin, mon enfant, cette horrible loi romaine, qui, du temps de
notre aïeul Sylvest et des sept générations qui l’ont suivi,
déclarait les esclaves hors de l’humanité, disant dans son féroce
langage : Que l’esclave n’existe pas, qu’il N’A PAS
DE TÊTE (non caput habet, selon le langage romain), cette
horrible loi, grâce à l’épouvante inspirée pas nos révoltes
continuelles, s’était à ce point modifiée, que le code Justinien
proclamait ceci :
« La liberté est le droit naturel ;
– c’est le droit des gens qui a créé la servitude ; – il a
créé aussi l’affranchissement, qui est le retour à la liberté
naturelle. »
Hélas ! il est sans doute désolant de ne
voir triompher les droits sacrés de l’humanité qu’au milieu de
torrents de sang et d’innombrables désastres ! Mais qui
doit-on maudire comme les vrais auteurs de tant de maux ?
N’est-ce pas l’oppresseur qui courbe son semblable sous le joug
d’un affreux esclavage, qui vit des sueurs de ses frères, qui les
déprave, qui les avilit, qui les martyrise, qui les tue par caprice
ou par cruauté, et les force à reconquérir violemment la liberté
qu’on leur a ravie ? Crois-tu, mon enfant, que si la race
gauloise asservie s’était montrée aussi patiente, aussi craintive,
aussi résignée que notre pauvre aïeul Fergan le tisserand,
notre esclavage eût été jamais aboli ? Non, non, lorsqu’on
fait de vains appels au cœur et à la raison de l’oppresseur, il ne
reste qu’un moyen de briser la tyrannie : La révolte !…
la révolte ! énergique, opiniâtre, incessante, et tôt ou tard
le bon droit triomphe, comme il a triomphé pour nous ! Que le
sang qu’il a coûté retombe sur ceux qui nous avaient
asservis !
Ainsi donc, mon enfant, grâce à nos
insurrections sans nombre, l’esclavage était remplacé par le
colonat, sous le régime duquel ont vécu notre bisaïeul
Justin et notre aïeul Aurel ; c’est-à-dire qu’au lieu d’être
forcés de cultiver, sous le fouet et au seul profit des Romains,
les terres dont ceux-ci nous avaient dépouillés par la conquête,
les colons avaient une petite part dans les produits de la
terre qu’ils faisaient valoir. On ne pouvait plus les vendre, comme
des animaux de labour, eux et leurs enfants ; on ne pouvait
plus les torturer ou les tuer ; mais ils étaient obligés, de
père en fils, de rester, eux et leur famille, attachés à la même
propriété. Lorsqu’elle se vendait, ils passaient au nouveau
possesseur sous les mêmes conditions de travail. Plus tard, la
condition des colons s’améliora davantage encore : ils
jouirent de leurs droits de citoyens. Lorsque les légions gauloises
se formèrent, les soldats dont elles furent composées redevinrent
complètement libres. Mon père Ralf, fils de colon, regagna ainsi sa
liberté ; et moi, fils de soldat, élevé dans les camps, je
suis né libre, et je te léguerai cette liberté, comme mon père me
l’a léguée.
Lorsque tu liras ceci, mon enfant, après avoir
eu connaissance des souffrances de nos aïeux, esclaves pendant sept
générations, tu comprendras la sagesse des vœux de notre aïeul
Joël, le brenn de la tribu de Karnak ; tu verras combien
justement il espérait que notre vieille race gauloise, en
conservant pieusement le souvenir de sa bravoure et de son
indépendance d’autrefois, trouverait dans son horreur de
l’oppression romaine la force de la briser.
Aujourd’hui que j’écris ces lignes, j’ai
trente-huit ans ; mes parents sont morts depuis longtemps.
Ralf, mon père, premier soldat d’une de nos légions gauloises, où
il avait été enrôlé à dix-huit ans dans le Midi de la Gaule, est
venu dans ce pays-ci, près des bords du Rhin, avec l’armée ;
il a été de toutes batailles contre les Franks, ces hordes féroces,
qui, attirés par le beau ciel et la fertilité de notre Gaule, sont
campés de l’autre côté du Rhin, toujours prêts à l’invasion.
Il y a près de quarante ans, on craignit en
Bretagne une descente des insulaires d’Angleterre : plusieurs
légions, parmi lesquelles se trouvait celle de mon père, furent
envoyées dans ce pays. Pendant plusieurs mois, il tint garnison
dans la ville de Vannes, non loin de Karnak, le berceau de notre
famille. Ralf, s’étant fait lire par un ami les récits de nos
ancêtres, alla visiter avec un pieux respect le champ de bataille
de Vannes, les pierres sacrées de Karnak, et les terres dont nous
avions été, du temps de César, dépouillés par la conquête. Ces
terres étaient au pouvoir d’une famille romaine ; des colons,
fils de Gaulois bretons de notre ancienne tribu, autrefois réduits
à l’esclavage, exploitaient ces terres pour ceux-là dont les
ancêtres les avaient dépossédés. La fille de l’un de ces colons
aima mon père et en fut aimée. Elle se nommait Madelène ;
c’était une de ces viriles et fières Gauloises, dont notre aïeule
Margarid, femme de Joël, offrait le modèle accompli. Elle suivit
mon père lorsque sa légion quitta la Bretagne pour revenir ici sur
les bords du Rhin, où je suis né, dans le camp fortifié de Mayence,
ville militaire, occupée par nos troupes. Le chef de la légion où
servait mon père était fils d’un laboureur ; son courage lui
avait valu ce commandement. Le lendemain de ma naissance, la femme
de ce chef mourait en mettant au monde une fille… une fille… qui,
peut-être, un jour, du fond de sa modeste maison, régnera sur le
monde, comme elle règne aujourd’hui sur la Gaule ; car,
aujourd’hui, à l’heure où j’écris ceci, VICTORIA, par la juste
influence qu’elle exerce sur son fils VICTORIN et sur notre armée,
est de fait impératrice de la Gaule.
Victoria est ma sœur de lait ; son père,
devenu veuf, et appréciant les mâles vertus de ma mère, la supplia
de nourrir cette enfant ; aussi, elle et moi, avons-nous été
élevés comme frère et sœur : à cette fraternelle affection,
nous n’avons jamais failli… Victoria, dès ses premières années,
était sérieuse et douce, quoiqu’elle aimât le bruit des clairons et
la vue des armes. Elle devait être un jour belle, de cette auguste
beauté, mélange de calme, de grâce et de force, particulière à
certaines femmes de la Gaule. Tu verras des médailles frappées en
son honneur dans sa première jeunesse ; elle est représentée
en Diane chasseresse, tenant un arc d’une main et de
l’autre un flambeau. Sur une dernière médaille, frappée il y a deux
ans, Victoria est figurée avec Victorin, son fils, sous les traits
de Minerve accompagnée de Mars[102].
À l’âge de dix ans, elle fut envoyée par son père dans un collège
de druidesses.
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