Quelques personnes (et Jeane était
de ce nombre) qui conservaient un pieux respect pour le souvenir de
l’ami des affligés, firent fabriquer de ces petites croix en
commémoration de l’instrument du supplice de Jésus, et les
portèrent ou les distribuèrent, après être allées les déposer au
sommet du Calvaire, sur la terre où avait coulé le sang de ce
juste.
Geneviève ne sait si elle doit être mère un
jour ; si elle a ce bonheur (est-ce un bonheur pour l’esclave
de mettre au jour d’autres esclaves ?), elle aura ajouté cette
petite croix d’argent aux reliques de famille que doit se
transmettre de génération en génération la descendance de Joel, le
brenn de la tribu de Karnak.
Puisse cette petite croix être le symbole du
futur affranchissement de cette vieille et héroïque race
gauloise !… Puissent se réaliser un jour pour les enfants de
nos enfants ces paroles de Jésus : – Les fers des esclaves
seront brisés !
FIN DE LA CROIX D’ARGENT.
Moi, Fergan, époux de Geneviève, j’ajoute ce
peu de mots à ce récit :
Quarante ans se sont passés depuis que ma
bien-aimée femme, toujours regrettée, a raconté dans cet écrit ce
qu’elle avait vu pendant son séjour en Judée.
L’espoir que Geneviève avait conçu, d’après
ces paroles de Jésus : – Les fers des esclaves seront
brisés, – ne s’est pas réalisé… ne se réalisera sans doute
jamais ; car depuis quarante ans l’esclavage subsiste
toujours… Depuis quarante ans je tourne incessamment ma navette
pour mes maîtres, de même que mon fils Judicaël tourne la sienne,
puisqu’il est, comme son père, esclave tisserand.
Pauvre enfant de ma vieillesse (car il y a
douze ans que Geneviève est morte en te mettant au monde), tu es
peut-être encore plus chétif et plus craintif que moi… Hélas !
ainsi que l’avait prévu mon aïeul Sylvest, notre race a de plus en
plus dégénéré. Je n’aurai donc pas à te faire, comme nos ancêtres
de race libre ou esclave, mais toujours vaillante, d’héroïques ou
tragiques récits sur ma vie… Ma vie, tu la connais, mon fils, et
dussé-je vivre cent ans, elle serait ce qu’elle a été jusqu’ici et
du plus loin qu’il m’en souvienne :
« Chaque matin me lever à l’aube pour
tisser la toile, et me coucher le soir ; interrompre les
longues heures de mon travail monotone pour manger une maigre
pitance ; être parfois battu, par suite du caprice ou de la
colère du maître. »
Telle a été ma condition depuis que je me
connais, mon pauvre enfant ! telle sera sans doute la
tienne…
Hélas ! Gaulois dégénérés, ni toi, ni
moi, nous n’aurons rien à ajouter à la tradition de nos aïeux.
J’écris et je signe ceci quarante ans après
que ma femme Geneviève a vu mettre à mort ce jeune homme de
Nazareth.
À toi, mon fils Judicaël, moi Fergan, fils de
Péaron, je lègue, pour que tu les conserves et les transmettes à ta
descendance, ces récits de notre famille et ces reliques : –
la faucille d’or de notre aïeule Hêna, – la
clochette d’airain de mon aïeul Guilhern, – le
collier de fer de notre aïeul Sylvest, – et la
petite croix d’argent que m’a laissée Geneviève.
*
*
*
Moi, Gomer, fils de Judicaël, j’avais dix-sept
ans lorsque mon père est mort… il y a de cela (aujourd’hui où
j’écris ceci) cinquante ans.
Ainsi que mon père l’avait prévu, ma vie
d’esclavage a été, comme la sienne, monotone et morne, ainsi que
celle d’une bête de somme ou de labour.
Je rougis de honte en songeant que ni moi, ni
toi sans doute, mon fils Médérik, nous n’aurons rien à ajouter aux
récits de nos aïeux ; car, hélas ! ils ne sont pas encore
venus, et ils ne viendront peut-être jamais, ces temps dont parlait
notre aïeule Geneviève, sur la foi de celui qu’elle appelle dans
ses récits le jeune maître de Nazareth, et qui prophétisait qu’un
jour les fers des esclaves seraient brisés.
À toi donc, mon fils Médérik, moi, Gomer, fils
de Judicaël, je lègue, pour que tu les conserves et les transmettes
à notre descendance, ces reliques et ces récits de notre
famille.
L’AUTEUR AUX ABONNÉS – DES MYSTÈRES DU
PEUPLE
CHERS LECTEURS,
L’histoire de notre famille de prolétaires
entre dans une nouvelle période ; à force de luttes contre les
Romains, la Gaule a reconquis presque toutes ses libertés ; le
colonat a remplacé l’antique esclavage. Plusieurs
descendants de Joel, le brenn de la tribu de Karnak, ont pris part
à ces combats héroïques livrés au nom de l’indépendance de la
Gaule ; elle respire enfin dans la plénitude de sa force et de
son droit.
Mais un nouvel ennemi commence à poindre à
l’horizon ; cet ennemi, c’est l’homme du Nord, c’est le Frank,
c’est le cosaque de ce temps-là. Attiré de ses froides et
sombres forêts septentrionales vers la Gaule au doux ciel, à la
terre fertile, par quel prodige de malheur le Frank, ce barbare, ce
cosaque, doit-il dans l’avenir nous dépouiller de notre sol, de
notre liberté, nous Gaulois, et nous imposer son impitoyable
conquête durant treize siècles ? Par quel prodige de malheur
la Gaule, après avoir, grâce à des insurrections sans nombre,
secoué le joug des Romains, le plus redoutable peuple de l’univers,
va-t-elle se courber de nouveau sous le joug d’oppresseurs, aussi
sauvages, aussi peu nombreux que les Romains étaient puissants et
civilisés ? Permettez-moi de vous rappeler ces lignes déjà
citées, écrites par M. Guizot en 1829 :
« La révolution de 89 a été une guerre,
la vraie guerre, telle que le monde la connaît, entre peuples
étrangers. Depuis plus de treize cents ans, la France contenait
deux peuples : un peuple VAINQUEUR et un peuple VAINCU.
Depuis plus de treize cents ans, le peuple vaincu luttait pour
secouer le joug du peuple vainqueur. NOTRE HISTOIRE EST
L’HISTOIRE DE CETTE LUTTE. De nos jours une bataille décisive a été
livrée ; elle s’appelle la révolution. FRANCS et
Gaulois, SEIGNEURS et paysans, NOBLES et
roturiers, tous, bien longtemps avant cette révolution,
s’appelaient également Français, avaient également la France pour
patrie. Treize siècles se sont employés parmi nous à fondre dans
une même nation la race conquérante et la race
conquise, les vainqueurs et les vaincus ; mais la
division primitive a traversé le cours des siècles et a résisté à
leur action ; la lutte a continué dans tous les âges,
sous toutes les formes avec toutes les armes ; et lorsque
en 1789, les députés de la France entière ont été réunis dans une
seule assemblée, les deux peuples se sont hâtés de reprendre leur
vieille querelle. Le jour de la vider était enfin venu. »
(GUIZOT, Du Gouvernement de la France depuis la restauration,
et du ministère actuel, 1829.)
Oui, en vertu de quelle mystérieuse fatalité
nous Gaulois, après avoir si vaillamment reconquis notre liberté
sur les Romains, avons-nous été vaincus, conquis, dépouillé,
asservis par cette royauté, par cette aristocratie de race
franque ? Oui, en vertu de quelle mystérieuse fatalité notre
peuple gaulois, continuant de se montrer le plus brave des peuples,
a-t-il été obligé de lutter opiniâtrement jusqu’à notre immortelle
révolution de 89 et 92 ? de lutter pendant treize
siècles enfin contre ses nouveaux conquérants, au lieu de se
débarrasser d’eux en moins de trois cents ans ainsi qu’ils
s’étaient débarrassés de la domination romaine ?
Le secret de cette mystérieuse fatalité qui
nous a livrés à nos oppresseurs, vous le verrez se dévoiler durant
le cours de ces récits… ce secret, vous le trouverez À ROME, cet
antique foyer de la tyrannie païenne et universelle, le foyer de la
tyrannie inquisitoriale et jésuitique, non moins
universelle.[101]
Voilà pourquoi j’ai voulu montrer au
vrai la divine morale de Jésus dans sa première et sublime
simplicité ; de sorte qu’en comparant plus tard la doctrine
chrétienne, cette doctrine d’égalité, de fraternité, de
renoncement, de charitable et surtout d’ineffable tolérance, en
comparant, dis-je, cette doctrine à la vie publique, politique et
HISTORIQUE d’un grand nombre de papes et de membres du haut clergé
catholique, de princes des prêtres, comme disait le jeune
maître de Nazareth, vous reconnaîtrez qu’à chaque siècle ils
s’éloignaient de plus en plus de la céleste morale de l’Évangile.
Oui, ceux-là, les successeurs du Christ, qui tant de fois avait
proclamé – que les fers des esclaves devaient être brisés, –
que l’esclave était l’égal de son maître, – ceux-là, ces
renégats, infâmes complices des Franks conquérants, possédèrent
aussi tour à tour des esclaves, des serfs et des vassaux jusques en
1789 ; il y a soixante ans de cela… pas davantage.
C’est donc à Rome, je vous le répète, que nous
trouverons le secret de cette mystérieuse fatalité qui a fait
pendant treize siècles peser sur la Gaule asservie, plongée dans
une ignorance et une superstition odieusement calculées, le joug
affreux de la conquête franque, sacrée, à Reims, il y a treize
siècles, par l’horrible complicité des évêques romains, conquête
sacrée par eux comme une possession de DROIT DIVIN, d’où devait
ressortir le prétendu droit divin de ces rois barbares
étrangers à la Gaule, droit souverain et absolu, encore invoqué de
nos jours au nom du principe de la légitimité.
Voici encore pourquoi j’essaye dans le récit
suivant de vous retracer les mœurs des Franks, ces cosaques du
temps passé, environ cent cinquante ans avant leur conquête des
Gaules ; la connaissance de ces mœurs, plus épouvantables
peut-être dans leur férocité sauvage que les mœurs romaines dans
leur férocité civilisée, vous fera comprendre ce débordement de
pillage, de massacres, de meurtres, d’inceste, de fratricides, de
parricides, qui ont dans la suite des siècles ensanglanté,
déshonoré l’histoire de ces rois de race franque, devenus (ne
l’oublions jamais), devenus NOS ROIS DE DROIT DIVIN par
l’infernale complicité DE ROME ; oui, car dans la
connaissance de ces mœurs primitives de nos vainqueurs, de nos
seigneurs et maîtres, vous admettriez avec peine la réalité des
faits affreux qui doivent plus tard se produire devant vous.
Enfin, dans le récit suivant, vous verrez pour
la première fois apparaître un Néroweg (plus tard sire,
seigneur, baron, comte de Plouernel), personnage qui pose
et résume par lui d’abord, et ensuite par sa descendance,
l’antagonisme de la race franque et de la race gauloise,
antagonisme qui, commençant ainsi au troisième siècle, se poursuit
à travers les âges entre la famille du conquis et la
famille conquérante, jusqu’à la rencontre de M. le
comte Néroweg de Plouernel et de M. Lebrenn, marchand de toile
de la rue Saint-Denis, à Paris.
Eugène SUE
Paris, 1er juin 1850.
Partie 2
L’ALOUETTE DU CASQUE ou VICTORIA, LA MÈRE DES CAMPS – DE L’AN 130 À
395 DE L’ÈRE CHRÉTIENNE.
Chapitre 1
Justin, Aurel, Ralf, descendants du brenn
de la tribu de Karnak. – Scanvoch, libre soldat. –
Vindex, Civilis, Marik, héros de la Gaule redevenue libre.
– Velléda. – Victoria, la mère des
camps, sœur de lait de Scanvoch. – Scanvoch va porter un
message au camp des Franks. – La légende d’Hêna, la vierge
de l’île de Sên. – Les Écorcheurs. – Ce que font les
Franks des prisonniers gaulois. – La chaudière infernale. –
Victoria. – Tétrik. – La taverne de l’île du Rhin. –
Les Bohémiennes hongroises. – Scanvoch aborde au camp des
Franks.
Moi, descendant de Joël, le brenn de la tribu
de Karnak ; moi, Scanvoch, redevenu libre par le
courage de mon père Ralf et les vaillantes insurrections
gauloises, armées de siècles en siècle, j’écris ceci deux cent
soixante-quatre ans après que mon aïeule Geneviève, femme de
Fergan, a vu mourir, en Judée, sur le Calvaire, Jésus de
Nazareth.
J’écris ceci cent trente-quatre ans après que
Gomer, fils de Judicaël et petit-fils de Fergan,
esclave comme son père et son grand-père, écrivait à son fils
Médérik qu’il n’avait à ajouter que le monotone récit de
sa vie d’esclave à l’histoire de notre famille.
Médérik, mon aïeul, n’a rien ajouté non plus à
notre légende ; son fils Justin y avait fait
seulement tracer ces mots par une main étrangère :
« Mon père Médérik est mort esclave,
combattant, comme Enfant du Gui, pour la liberté de la
Gaule. Il m’a dit avoir été poussé à la révolte contre l’oppression
étrangère par les récits de la vaillance de nos aïeux libres et par
la peinture des souffrances de nos pères esclaves. Moi, son fils
Justin, colon du fisc, mais non plus esclave, j’ai fait consigner
ceci sur les parchemins de notre famille ; je les transmettrai
fidèlement à mon fils Aurel, ainsi que la faucille
d’or, la clochette d’airain, le morceau de collier de fer et
la petite croix d’argent, que j’ai pu
conserver. »
Aurel, fils de Justin, colon comme son père,
n’a pas été plus lettré que lui ; une main étrangère avait
aussi tracé ces mots à la suite de notre légende :
« Ralf, fils d’Aurel, le colon, s’est
battu pour l’indépendance de son pays ; Ralf, devenu tout à
fait libre par la force des armes gauloises et la guerre sainte
prêchée par nos druides vénérés, a été aussi obligé de prier un ami
de tracer ces mots sur nos parchemins pour y constater la mort de
son père Aurel. Mon fils Scanvoch, plus heureux que moi, pourra,
sans recourir à une main étrangère, écrire dans nos récits de
famille la date de ma mort, à moi, Ralf, le premier homme de la
descendance de Joël, le brenn de la tribu de Karnak, qui ait
reconquis une entière liberté. Je déclare ici, comme plusieurs de
nos aïeux, que c’est le récit de la vaillance et du martyre de nos
ancêtres, réduits en servitude, qui m’a fait prendre, comme à tant
d’autres, les armes contre les Romains. »
Moi, donc, Scanvoch, fils d’Aurel, j’ai effacé
de notre légende et récrit moi-même les lignes précédentes, jadis
tracées par la main d’autrui, qui mentionnaient la mort et les noms
de nos aïeux, Justin, Aurel, Ralf. Ces trois générations
remontaient à Médérik, fils de Gomer, lequel était fils de Judicaël
et petit-fils de Fergan, dont la femme Geneviève a vu mettre à
mort, en Judée, Jésus de Nazareth, il y a aujourd’hui deux cent
soixante-quatre ans.
Mon père Ralf m’a aussi remis nos saintes
reliques à nous :
La petite faucille d’or de notre
aïeule Hêna, la vierge de l’île de Sên ;
La clochette d’airain laissée par
notre aïeul Guilhern, le seul survivant des nôtres à la grande
bataille de Vannes ; jour funeste, duquel a daté
l’asservissement de la Gaule par César, il y a aujourd’hui trois
cent vingt ans ;
Le collier de fer, signe de la
cruelle servitude de notre aïeul Sylvest ;
La petite croix d’argent que nous a
léguée notre aïeule Geneviève, témoin de la mort de Jésus, le
charpentier de Nazareth.
Ces récits, ces reliques, je te les léguerai
après moi, mon petit Aëlguen, fils de ma bien-aimée femme
Ellèn, qui t’as mis au monde il y a aujourd’hui quatre
ans.
C’est ce beau jour, anniversaire de ta
naissance, que je choisis, comme un jour d’un heureux augure, mon
enfant, afin de commencer, pour toi et pour notre descendance, le
récit de ma vie, selon le dernier vœu de notre aïeul Joel, le brenn
de la tribu de Karnak.
Tu t’attristeras, mon enfant, quand tu verras
par ces récits que, depuis la mort de Joel jusqu’à celle de mon
arrière-grand-père Justin, sept générations, entends-tu ?
sept générations !… ont été soumises à un horrible
esclavage ; mais ton cœur s’allégera lorsque tu apprendras que
mon bisaïeul et mon aïeul étaient, d’esclaves, devenus colons
attachés à la terre des Gaules, condition encore servile, mais de
beaucoup supérieure à l’esclavage ; mon père à moi, redevenu
libre, grâce aux redoutables insurrections des Enfants du
Gui, soulevés de siècle en siècle à la voix de nos druides,
infatigables et héroïques défenseurs de la Gaule asservie, m’a
légué la liberté, ce bien le plus précieux de tous ; je te le
léguerai aussi.
Notre chère patrie a donc, à force de luttes,
de persévérance contre les Romains, successivement reconquis, au
prix du sang de ses enfants, presque toutes ses libertés. Un
fragile et dernier lien nous attache encore à Rome, aujourd’hui
notre alliée, autrefois notre impitoyable dominatrice ; mais
ce fragile et dernier lien brisé, nous retrouverons notre
indépendance absolue, et nous reprendrons notre antique place à la
tête des grandes nations du monde.
Avant de te faire connaître certaines
circonstances de ma vie, mon enfant, je dois suppléer en quelques
lignes au vide que laisse dans l’histoire de notre famille
l’abstention de ceux de nos aïeux qui, par suite de leur manque
d’instruction et du malheur des temps, n’ont pu ajouter leurs
récits à notre légende. Leur vie a dû être celle de tous les
Gaulois qui, malgré les chaînes de l’esclavage, ont, pas à pas,
siècle à siècle, conquis par la révolte et la bataille
l’affranchissement de notre pays.
Tu liras, dans les dernières lignes écrites
par notre aïeul Fergan, époux de Geneviève, que, malgré les
serments des Enfants du Gui et de nombreux soulèvements,
dont l’un, et des plus redoutables, eut à sa tête Sacrovir, ce
digne émule du chef des cent vallées, la tyrannie de Rome,
imposée depuis César à la Gaule, durait toujours.
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