– Nouveau méfait du Nazaréen annoncé par un officier
romain. – Jeane et Aurélie échangent une promesse
mystérieuse pour le lendemain.
Ce soir-là, il y avait à Jérusalem un grand
souper chez Ponce-Pilate, procurateur au pays des Israélites pour
l’empereur Tibère.
Vers la tombée du jour, la plus brillante
société de la ville se rendit chez le seigneur romain. Sa maison,
comme celle de toutes les personnes riches du pays, était bâtie en
pierre de taille enduite de chaux et badigeonnée d’une couleur
rouge[6].
On entrait dans ce somptueux logis par une
cour carrée entourée de colonnes de marbre formant galerie. Au
milieu de cette cour jaillissait une fontaine qui répandait une
grande fraîcheur sous ce ciel brûlant de l’Arabie. Un immense
palmier, planté auprès de cette fontaine, la couvrait de son ombre
pendant le jour. On pénétrait ensuite dans un vestibule rempli de
serviteurs, et de là dans la salle du festin, boisée de sandal
incrusté d’ivoire.
Autour de la table étaient rangés des lits de
bois de cèdre recouverts de riches draperies, où les convives
s’asseyaient pour manger… Selon l’usage du pays, les femmes qui
assistaient au repas avaient amené une de leurs esclaves qui se
tenait debout derrière elles durant tout le festin. Ce fut ainsi
que Geneviève, femme de Fergan, assista aux scènes qu’elle va
raconter, ayant accompagné sa maîtresse Aurélie chez le seigneur
Ponce-Pilate.
La société était choisie : on remarquait
parmi les gens les plus considérables : le seigneur
Baruch, sénateur et docteur de la loi ; le seigneur
Chusa, intendant de la maison d’Hérode, tétarque ou prince
de Judée, sous la protection de Rome ; le seigneur
Grémion, nouvellement arrivé de la Gaule romaine comme
tribun du trésor en Judée ; le seigneur Jonas, un des
plus riches banquiers de Jérusalem, et enfin le seigneur
Caïphe, un des princes de l’Église des Hébreux.
Au nombre des femmes qui assistaient à ce
festin, il y avait Lucrèce, épouse de Ponce-Pilate ;
Aurélie, épouse de Grémion, et Jeane, épouse de
Chusa[7].
Les deux plus jolies femmes de l’assemblée qui
soupait ce soir-là chez Ponce-Pilate étaient Jeane et Aurélie.
Jeane avait cette beauté particulière aux Orientales : de
grands yeux noirs à la fois doux et vifs et des dents d’une
blancheur que son teint brun rendait plus éblouissante encore. Son
turban, de précieuse étoffe tyrienne de couleur pourpre enroulée
d’une grosse chaîne d’or dont les deux bouts retombaient de chaque
côté sur ses épaules[8], encadrait
son front à demi-caché par deux grosses tresses de cheveux noirs.
Elle était vêtue d’une longue robe blanche laissant nus ses bras
chargés de bracelets d’or ; par-dessus cette robe, serrée à sa
taille par une écharpe d’étoffe pourpre pareille à son turban, elle
portait une sorte de soubreveste de soie orange sans manches. Les
beaux traits de Jeane avaient une expression remplie de douceur, et
son sourire exprimait une bonté charmante.
Aurélie, femme de Grémion, née de parents
romains dans la Gaule du midi, était belle aussi, et vêtue, à la
mode de son pays, de deux tuniques, l’une longue et rose, l’autre
courte et bleu-clair ; une résille d’or retenait ses cheveux
châtains ; elle avait le teint aussi blanc que celui de Jeane
était brun ; ses grands yeux bleus brillaient d’enjouement et
son gai sourire annonçait une inaltérable bonne humeur.
Le sénateur Baruch, un des plus savants
docteurs de la loi, occupait à ce souper la place
d’honneur. Il semblait fort gourmand, car son turban vert était
presque toujours penché sur son assiette ; deux ou trois fois
même il fut obligé de desserrer la ceinture qui retenait sa longue
robe violette ornée d’une longue frange d’argent. La gloutonnerie
de ce gros sénateur fit plusieurs fois sourire et chuchoter Jeane
et Aurélie, nouvelles amies, assises à côté l’une de l’autre, et
derrière lesquelles se tenait debout Geneviève, ne perdant pas une
de leurs paroles et étant non moins attentive à tout ce que
disaient les convives.
Le seigneur Jonas, un des plus riches
banquiers de Jérusalem, coiffé d’un petit turban jaune, vêtu d’une
robe brune, portait une barbe grise pointue et ressemblait à un
oiseau de proie ; il parlait de temps à autre à voix basse
avec le docteur de la loi, qui lui répondait rarement, et sans
cesser de manger, tandis que le prince des prêtres, Caïphe,
Grémion, Ponce-Pilate et les autres personnages s’entretenaient de
leur côté.
Vers la fin du souper, le docteur de la loi,
commençant à se rassasier, essuya sa barbe grasse du revers de sa
main, et dit au tribun du trésor nouvellement arrivé en
Judée :
– Seigneur Grémion, commencez-vous à vous
habituer à notre pauvre pays ? Ah ! c’est un grand
changement pour vous qui arrivez de la Gaule romaine… Quel long
voyage vous avez fait là !
– J’aime à voir des pays nouveaux,
répondit Grémion, et j’aurai souvent occasion de parcourir celui-ci
pour surveiller les péagers du fisc.
– Malheureusement pour le seigneur
Grémion, reprit le banquier Jonas, il arrive en Judée dans un
triste et mauvais temps.
– Pourquoi cela, seigneur ? demanda
Grémion.
– N’est-ce pas toujours un mauvais temps
qu’un temps de troubles civils ? répondit le banquier.
– Sans doute, seigneur Jonas ; mais
de quels troubles s’agit-il ?
– Mon ami Jonas, reprit Baruch, le
docteur de la loi, veut vous parler des déplorables désordres que
ce vagabond de Nazareth traîne partout après lui, et qui augmentent
chaque jour.
– Ah ! oui, dit Grémion, cet ancien
ouvrier charpentier de Galilée, né dans une étable et fils d’un
fabricant de charrues ?… Il court, dit-on, le pays… Vous le
nommez ?…
– Si on lui donnait le nom qu’il mérite…,
s’écria le docteur de la loi d’un air courroucé, on l’appellerait
le scélérat… l’impie… le séditieux… mais il porte le nom de
Jésus.
– Bon !… un bavard, dit Ponce-Pilate
en haussant les épaules après avoir vidé sa coupe ; un fou,
qui parle à des oisons… rien de plus…
– Seigneur Ponce-Pilate, s’écria le
docteur de la loi d’un ton de reproche, je ne vous comprends
pas ! Comment ! vous qui représentez ici l’auguste
empereur Tibère, notre protecteur, à nous, pacifiques et honnêtes
gens, car, sans vos troupes, il y a longtemps que la populace se
serait soulevée contre Hérode, notre prince, vous vous montrez
insouciant des faits et gestes de ce Nazaréen… vous le traitez de
fou ?… Ah ! seigneur Ponce-Pilate… seigneur Ponce-Pilate…
ce n’est pas d’aujourd’hui que je vous le dis : les fous comme
celui-là sont des pestes publiques !…
– Et je vous répète, moi, mes seigneurs,
reprit Ponce-Pilate en tendant sa coupe vide à son esclave debout
derrière lui, je vous répète que vous vous alarmez à tort… Laissez
dire ce Nazaréen, et ses paroles passeront comme du vent.
– Seigneur Baruch, vous voulez donc bien
du mal à ce jeune homme de Nazareth ? dit Jeane de sa voix
douce. Vous ne pouvez entendre prononcer son nom sans vous
courroucer…
– Certes, je lui veux du mal, reprit le
docteur de la loi ; et c’est justice, car ce Nazaréen, qui ne
respecte rien, non-seulement m’a insulté, moi, personnellement,
mais encore il a insulté tous mes confrères du sénat en ma
personne… Car, enfin, savez-vous, l’autre jour, ce qu’il a osé dire
sur la place du Temple, en me voyant passer ?…
– Voyons ces terribles paroles, seigneur
Baruch…, reprit Jeane en souriant. Cela doit être
affreux !…
– Affreux n’est pas assez… c’est
abominable, monstrueux ! qu’il faut dire, reprit le docteur de
la loi. Je passais donc l’autre jour sur la place du Temple ;
je venais de dîner chez mon voisin Samuel… Je vois de loin un
groupe de gueux en haillons, artisans, conducteurs de chameaux,
loueurs d’ânes, femmes de mauvaise vie, enfants déguenillés, et
autres gens de la plus dangereuse espèce ; ils écoutaient un
jeune homme monté sur une pierre : il pérorait de toutes ses
forces… Soudain il me désigne du geste : tous ces vagabonds se
retournent vers moi, et j’entends le Nazaréen dire à son
entourage[9] : « Gardez-vous de ces docteurs
de la loi, qui aiment à se promener avec de longues robes, à être
salués sur la place publique, à avoir les premières chaires dans
les synagogues et les premières places dans les festins[10]. »
– Vous m’avouerez, seigneur Ponce-Pilate,
dit le banquier Jonas, qu’il est impossible de pousser plus loin
l’audace de la personnalité…
– Mais il me semble, dit tout bas en
riant Aurélie à Jeane, en lui faisant remarquer que le docteur de
la loi avait justement la place d’honneur au festin, il me semble
que le seigneur Baruch affectionne en effet ces places-là.
– C’est pourquoi il est si courroucé
contre le jeune homme de Nazareth, qui a l’hypocrisie en
horreur ! répondit Jeane, tandis que Baruch reprenait de plus
en plus furieux :
– Mais voici, chers seigneurs, qui est
plus abominable encore : « Gardez-vous, a ajouté le
séditieux, gardez-vous de ces docteurs de la loi, qui dévorent les
maisons des veuves sous prétexte qu’ils font de longues prières.
Ces personnes-là, » et cet audacieux m’a encore désigné,
« ces personnes-là seront punies plus rigoureusement que les
autres[11]. » Oui, voilà ce que j’ai entendu
dire en propres termes au Nazaréen… Et maintenant, seigneur
Ponce-Pilate, je vous le déclare, moi, si l’on ne réprime au plus
tôt cette licence effrénée qui ose attaquer l’autorité des docteurs
de la loi, c’est-à-dire la loi et l’autorité elles-mêmes… si l’on
peut impunément signaler ainsi les sénateurs à la haine et au
mépris publics, nous marchons à l’abîme !…
– Laissez-le dire, reprit Ponce-Pilate en
vidant de nouveau sa grande coupe, laissez-le dire, et vivez en
joie…
– Vivre en joie n’est pas possible,
seigneur Ponce-Pilate, lorsqu’on prévoit de grands désastres,
reprit le banquier Jonas. Je le déclare, les craintes de mon digne
ami Baruch sont des plus fondées… Oui, et comme lui, je
répète : Nous marchons à l’abîme ; ce charpentier de
Nazareth est d’une audace qui passe toutes les bornes ; il ne
respecte rien, mais rien : hier, c’était la loi, l’autorité,
qu’il attaquait dans ses représentants ; aujourd’hui, ce sont
les riches contre lesquels il excite la lie de la populace…
N’a-t-il pas osé prononcer ces exécrables paroles : Il est
plus aisé qu’un chameau passe par le trou d’une aiguille qu’il ne
l’est qu’un riche entre dans le royaume du ciel[12] ! »
À cette citation du seigneur Jonas, tous les
convives s’exclamèrent à l’envi :
– C’est abominable !…
– Où allons-nous ?…
– À l’abîme, comme l’a si bien démontré
le seigneur Baruch !
– Ainsi, nous tous, qui possédons de l’or
dans nos coffres, nous voici voués au feu éternel !…
– Comparés à des chameaux qui ne peuvent
passer par le trou d’une aiguille !
– Et ces monstruosités sont dites et
répétées par le Nazaréen à la lie de la populace…
– Afin de l’exciter au pillage des
riches…
– N’est-ce pas indignement flatter les
détestables passions de tous ces gueux déguenillés, dont Jésus de
Nazareth fait ses plus chères délices, et avec lesquels, dit-on, il
s’enivre ?[13]
– Je ne peux guère en vouloir à ce garçon
d’aimer le vin, dit Ponce-Pilate en riant et en tendant de nouveau
sa coupe à son esclave. Les buveurs ne sont point gens
dangereux…
– Mais ce n’est pas tout, reprit Caïphe,
prince des prêtres ; non-seulement ce Nazaréen outrage la loi,
l’autorité, la propriété des richesses, il attaque non moins
audacieusement la religion de nos pères… Ainsi le
Deutéronome dit formellement : « Vous ne
prêterez pas à usure à votre frère, mais seulement aux
étrangers. » Remarquez bien ceci : mais seulement aux
étrangers. Eh bien ! méprisant les prescriptions de notre
sainte religion, le Nazaréen s’arroge le droit de dire :
« Faites du bien à tous, et prêtez sans rien espérer. »
Et il a soin d’ajouter : Vous ne pouvez servir à la fois
Dieu et l’argent[14]. De
sorte que la religion déclare formellement qu’il est licite de
tirer profit de son argent à l’endroit des étrangers, tandis que le
Nazaréen, blasphémant la sainte Écriture dans l’un de ses dogmes
les plus importants, nie ce qu’elle affirme, défend ce qu’elle
permet.
– Ma qualité de païen, reprit
Ponce-Pilate de plus en plus de bonne humeur, ne me permet pas de
prendre part à une telle discussion… Je vais intérieurement
invoquer notre dieu Bacchus… À boire, esclave, à boire !…
– Cependant, seigneur Ponce-Pilate,
reprit le banquier Jonas qui paraissait difficilement contenir la
colère que lui causait l’indifférence du Romain, en mettant même de
côté ce qu’il y a de sacrilège dans la proposition du Nazaréen,
vous avouerez qu’elle est des plus insensées ; car, mes
seigneurs, je vous le demande, alors que devient notre
commerce ?…
– C’est la ruine de la richesse
publique !
– Que veut-on que je fasse de l’or que
j’ai dans mes coffres, si je n’en tire point profit, si je prête
sans rien espérer, comme dit cet audacieux novateur ?
Cela ferait rire[15]… si ce
n’était pas si odieux…
– Et il ne s’agit pas seulement d’une
attaque isolée dirigée contre notre sainte religion, reprit Caïphe,
un des princes de l’Église ; c’est, chez le Nazaréen, un
système arrêté d’outrager, de saper dans sa base la foi de nos
pères ; en voici une nouvelle preuve. Dernièrement, des
malades étaient plongés dans la piscine de Béthèsda…
– Près la porte des Brebis ?
– Justement… Ce jour-là était jour de
sabbat ; or, vous savez, mes seigneurs, combien est solennelle
et sacrée l’interdiction de faire quoi que ce soit le jour du
sabbat ?
– Pour tout homme religieux, c’est
commettre une terrible impiété.
– Maintenant, jugez la conduite du
Nazaréen, reprit Caïphe. Il va à la piscine, et notez en passant
que, par une astuce scélérate et pour ruiner les médecins, il ne
reçoit jamais un denier pour ses guérisons, car il est fort versé
dans l’art de guérir.
– Comment voulez-vous, seigneur Caïphe,
qu’un homme qui ne respecte rien respecte même les
médecins ?…
– Le Nazaréen arrive donc à la
piscine : il y trouve, entre autres, un homme qui avait le
pied démis ; il le lui remet…
– Quoi ! le jour du
sabbat ?
– Il aurait osé ?…
– Abomination de la
désolation !…
– Guérir un malade le jour du sabbat…
sacrilège !…
– Oui, mes seigneurs, répondit le prince
des prêtres d’une voix lamentable ; il a commis ce
sacrilège[16] !
– Si encore ce jeune homme n’avait pas
guéri le malade, dit tout bas Aurélie à Jeane en souriant, je
concevrais leur colère…
– Une telle impiété, ajouta le docteur
Baruch, une telle impiété mériterait le dernier supplice[17], car il est impossible d’outrager plus
abominablement la religion !…
– Et ne croyez, pas reprit Caïphe, que le
Nazaréen se cache de ses sacrilèges ou en rougisse… loin de là, il
blasphème à ce point de dire qu’il se moque du sabbat et que ceux
qui l’observent sont des hypocrites[18] !…
Un murmure général d’indignation accueillit
les paroles du prince des prêtres, tant l’impiété du Nazaréen
semblait abominable aux convives de Ponce-Pilate. Mais celui-ci,
vidant coupe sur coupe, ne paraissait plus s’occuper de ce qui se
disait autour de lui.
– Non, seigneur Caïphe, reprit le
banquier Jonas d’un air consterné, si ce n’était vous qui
m’affirmiez de telles énormités, j’hésiterais à les croire.
– Je vous parle pertinemment, car j’ai eu
l’idée, heureuse, je crois, d’aposter près du Nazaréen des gens
très-rusés qui ont l’air d’être ses partisans ; ils le font
ainsi parler ; il se livre alors sans défiance, cause avec nos
hommes à cœur ouvert, et puis… ceux-ci viennent aussitôt tout nous
rapporter[19].
– C’est une excellente imagination que
vous avez eue là, seigneur Caïphe, dit le banquier Jonas. Honneur à
vous !…
– C’est donc grâce à ces émissaires,
reprit le prince des prêtres, que j’ai été instruit qu’avant-hier
encore ce Nazaréen a prononcé des paroles incendiaires capables de
faire égorger les maîtres par leurs esclaves.
– Quel scélérat !
– Mais que veut-il ?
– Seigneur, voici ces paroles, reprit
Caïphe, écoutez-les bien : « Le disciple n’est pas plus
que le maître, ni l’esclave plus que son seigneur ; c’est
assez au disciple d’être comme son maître, et à l’esclave comme son
seigneur[20]. »
Un nouveau murmure d’indignation courroucée se
fit entendre.
– Voyez-vous la belle concession que ce
Nazaréen daigne nous faire ? s’écria le banquier Jonas.
Vraiment ! c’est assez à l’esclave d’être comme son
seigneur ! Vous nous accorder cela, Jésus de
Nazareth ? Vous permettez que l’esclave ne soit pas plus que
son seigneur ?… Grand merci !
– Et voyez, ajouta le docteur de la loi,
voyez les conséquences de ces épouvantables doctrines, si elles
étaient jamais répandues ; et nous pouvons parler ainsi entre
nous, à cette heure où nos serviteurs viennent de quitter la salle
du festin… car enfin, du jour où l’esclave se croira l’égal de son
maître, il se dira : « Si je suis l’égal de mon maître,
il n’a donc pas le droit de me tenir en servitude ?… et j’ai
le droit moi de me rebeller… » Or, vous savez, mes seigneurs,
ce que serait un pareille révolte ?
– Ce serait la fin de la
société !
– La fin du monde !
– Le chaos ! s’écria le seigneur
Buruch, car le chaos doit succéder au déchaînement des plus
détestables passions populaires, et le Nazaréen ne les flatte que
pour les déchaîner ; il promet monts et merveilles à ces
misérables pour s’en faire des prosélytes ; il flatte leur
envie haineuse en leur disant qu’au jour de la justice, les
premiers seront les derniers, et les derniers seront les
premiers[21].
– Oui… dans le royaume des cieux, dit
Jeane d’une voix douce et ferme. C’est ainsi que l’entend le jeune
maître…
– Ah ! vraiment ? reprit le
seigneur Chusa, son mari, d’un air sardonique, il s’agit seulement
du royaume des cieux ?… Vous croyez cela ?… Pourquoi donc
alors, il y a quelque temps, un nommé Pierre, un de ses disciples,
je crois, lui ayant dit en propres termes : « Maître,
voici que nous abandonnons tout et que nous te suivons ; quoi
donc aurons-nous pour cela[22] ?
– Ce Pierre était un homme de prévoyance,
dit le banquier Jonas d’un air railleur ; ce compère ne se
payait pas de viande creuse.
– À cette question de Pierre, reprit
Chusa, que répond le Nazaréen, afin d’exciter la cupidité des
bandits dont il veut se faire tôt ou tard des instruments ? Il
répond ces propres paroles : « Personne n’abandonnera sa
maison, ses frères, ses sœurs, son père, sa mère, ses fils et ses
champs pour moi et pour l’Évangile, qu’il ne reçoive :
pour le présent CENT FOIS PLUS qu’il n’a
abandonné, et dans les siècles futurs, la vie
éternelle[23]. »
– Pour le présent… c’est assez
clair, dit le docteur Baruch ; il promet, pour le
présent aux hommes de sa bande, cent maisons au lieu d’une
qu’ils quittent pour le suivre, un champ cent fois plus grand que
celui qu’ils abandonnent ; et, en outre, pour l’avenir, dans
les siècles futurs, il assure à ces mécréants la vie
éternelle !
– Or, où les prendra-t-il ces cent
maisons pour une ? reprit le banquier Jonas ; oui, où les
prendra-t-il ces champs promis à ces vagabonds ? Il nous les
prendra à nous autres possesseurs de biens, à nous autres
chameaux, pour qui l’entrée du paradis est aussi étroite
que le trou d’une aiguille, parce que nous sommes riches.
– Je crois, mes seigneurs, reprit Jeane,
que vous interprétez mal les paroles du jeune maître ; elles
ont un sens figuré.
– Vraiment, reprit le mari de Jeane d’un
air ironique ; et voyons donc cette belle figure ?
– Lorsque Jésus de Nazareth dit que ceux
qui le suivront aurons pour le présent cent fois plus qu’ils n’ont
abandonné, il entend par là, ce me semble, que la conscience de
prêcher la bonne nouvelle, l’amour du prochain, la tendresse pour
les faibles et les souffrants, compensera au centuple le
renoncement que l’on se sera imposé.
Ces sages et douces paroles de Jeane furent
très-mal accueillies par les convives de Ponce-Pilate, et le prince
des prêtres s’écria :
– Je plains votre femme, seigneur Chusa,
d’être comme tant d’autres, aveuglée par le Nazaréen. Il s’agit
tellement pour lui des biens matériels, que voici quelque chose de
bien plus fort : il a l’audace d’envoyer ces vagabonds, qu’il
appelle ses disciples, s’établir et manger à bouche que veux-tu
dans les maisons, sans rien payer, sous prétexte d’y prêcher ses
abominables doctrines.
– Comment ! mes seigneurs, reprit
Grémion, dans votre pays, de telles violences sont possibles et
demeurent impunies ?… Des gens viennent chez vous s’établir de
force, et y boire, y manger, sous le prétexte d’y
pérorer ?
– Ceux qui reçoivent les disciples du
jeune maître de Nazareth, reprit Jeane, les reçoivent
volontairement.
– Oui, quelques-uns, reprit Jonas ;
mais le plus grand nombre de ceux qui hébergent ces vagabonds
cèdent à la peur, à la menace ; car, d’après les ordres du
Nazaréen, ceux qui refusent d’héberger ces fainéants vagabonds sont
voués par eux au feu du ciel[24].
De nouvelles clameurs se soulevèrent au récit
des nouveaux méfaits du Nazaréen.
– C’est une intolérable
tyrannie !…
– Il faut pourtant en finir avec de
pareilles indignités !…
– C’est le pillage organisé !…
– Aussi, reprit le banquier Jonas, le
seigneur Baruch a parfaitement raison de dire : « C’est
droit au chaos que nous mène le Nazaréen, pour qui rien n’est
sacré ; » car, je le répète, non content de vouloir
détruire la loi, l’autorité, la propriété, la religion, il veut,
pour couronner son œuvre infernale, détruire la famille !…
– Mais c’est donc votre Belzébuth en
personne ? s’écria le seigneur Grémion. Comment ! mes
seigneurs, ce Nazaréen voudrait anéantir la famille ?
– Oui… l’anéantir en la divisant, reprit
Caïphe, l’anéantir en semant la discorde et la haine dans le foyer
domestique, en armant le fils contre le père, les serviteurs contre
leurs maîtres !
– Seigneur, reprit Grémion d’un air de
doute, un projet si abominable peut-il entrer dans la tête d’un
homme ?…
– D’un homme… non, reprit le prince des
prêtres, mais d’un Belzébuth, comme ce Nazaréen ; en voici la
preuve : D’après le rapport irrécusable des émissaires dont je
vous ai parlé, ce maudit a prononcé, il y a huit jours, les
horribles paroles que voici, parlant à cette bande de gueux qui ne
le quitte pas :
« – Ne croyez point que je sois venu vous
apporter la paix sur terre ; j’ai apporté
l’épée ; je suis venu mettre le feu sur la terre, et tout
mon désir est qu’il s’allume ; c’est la division, je vous
le répète, et non la paix, que je vous apporte ; je suis
venu jeter la division entre le père et le fils, la fille et la
mère, la belle-fille et la belle-mère ; les propres serviteurs
d’un homme se déclareront ses ennemis ; dans toute maison de
cinq personnes, il y en aura deux contre les trois autres[25]. »
– Mais c’est épouvantable !
s’écrièrent à la fois le banquier Jonas et l’intendant Chusa.
– C’est prêcher la dissolution de la
famille par la haine !…
– C’est prêcher la guerre civile, s’écria
le Romain Grémion, la guerre sociale ! comme celle qu’a
soulevée Spartacus, l’esclave révolté…
– Quoi ! oser dire : Je
suis venu mettre le feu sur la terre, et tout mon désir
est qu’il s’allume !…
– Les propres serviteurs d’un homme
se déclareront ses ennemis !…
– Dans toute maison de cinq
personnes, il y en aura deux contre les trois
autres !…
– C’est, comme il a l’infernale audace de
le dire, c’est venir mettre le feu sur la terre…
Jeane avait paru écouter avec une pénible
impatience toutes ces accusations portées contre le Nazaréen ;
aussi s’écria-t-elle d’une voix ferme et animée :
– Eh ! mes seigneurs, je suis lasse
d’entendre vos calomnies ; vous ne comprenez pas le sens des
paroles du jeune maître de Nazareth à ses disciples… Quand il parle
des divisions qui naîtront dans les familles, cela signifie que,
dans une maison, les uns partageant ses doctrines d’amour et de
tendresse pour le prochain, qu’il prêche du cœur et des lèvres, et
les autres persistant dans leur dureté de cœur, ils seront
divisés ; il veut dire que les serviteurs se déclareront les
ennemis de leur maître, si ce maître a été injuste et
méchant ; il veut dire encore une fois que, dans toute
famille, on sera pour ou contre lui. En peut-il être
autrement ? Il engage à renoncer aux richesses ; il
proclame l’esclave égal de son maître ; il console, il
pardonne ceux qui ont péché, plus par suite de leur misère ou de
leur ignorance que par mauvais naturel. Tous les hommes ne peuvent
donc tout de suite partager ces généreuses doctrines… Quelle vérité
nouvelle ne les a pas d’abord divisés ? Aussi, le jeune maître
de Nazareth dit-il, dans son langage figuré, qu’il est venu mettre
le feu sur la terre, et que son désir est qu’il s’allume !…
Oh ! oui, je le crois, car ce feu dont il parle, c’est
l’ardent amour de l’humanité dont son cœur est embrasé.
Jeane, en s’exprimant ainsi d’une voix émue,
vibrante, paraissait plus belle encore ; Aurélie, sa nouvelle
amie, la contemplait avec autant de surprise que d’admiration…
Les convives du seigneur Ponce-Pilate firent
entendre, au contraire, des murmures d’étonnement et d’indignation,
et Chusa, mari de Jeane, lui dit durement :
– Vous êtes folle ! et j’ai honte de
vos paroles. Il est incroyable qu’une femme qui se respecte ose,
sans mourir de confusion, défendre d’abominables doctrines,
prêchées sur la place publique ou dans d’ignobles tavernes, au
milieu de vagabonds, de voleurs et de femmes de mauvaise vie,
entourage habituel de ce Nazaréen…
– Le jeune maître, répondant à ceux qui
lui reprochaient ce mauvais entourage, n’a-t-il pas dit, reprit
Jeane de sa voix toujours sonore et ferme : « Ce ne
sont pas ceux qui se portent bien, mais les malades, qui ont besoin
de médecin[26] ? », faisant entendre par
cette parabole que ce sont les gens dont la vie est mauvaise qui
ont surtout besoin d’être éclairés, soutenus, guidés, aimés… je le
répète, oui, aimés consolés, pour revenir au bien ; car
douceur et miséricorde font plus que violence et châtiment ;
et cette pieuse et tendre tâche, Jésus se l’impose chaque
jour !
– Et moi, je vous répète, s’écria Chusa
courroucé, que le Nazaréen ne flatte ainsi les détestables passions
de la vile populace au milieu de laquelle il passe sa vie, qu’afin
de la soulever, l’heure et le moment venus, de s’en déclarer le
chef, et de tout mettre à feu, à sac et à sang dans Jérusalem et en
Judée ! puisqu’il a l’audace de dire qu’il n’apporte pas la
paix sur la terre, mais l’épée… mais le feu…
Ces paroles de l’intendant d’Hérode furent
très-approuvées par les convives de Ponce-Pilate, qui semblaient de
plus en plus étonnés du silence et de l’indifférence du procurateur
romain ; car celui-ci, vidant fréquemment sa grande coupe,
souriait d’une façon de plus en plus débonnaire à chaque énormité
que l’on reprochait au jeune homme de Nazareth.
Aurélie avait attentivement écouté la femme de
l’intendant d’Hérode défendre si chaleureusement le jeune
maître ; aussi lui dit-elle tout bas :
– Chère Jeane, vous ne sauriez croire
quel désir j’ai de voir ce Nazaréen dont on dit tant de mal et dont
vous dites tant de bien… Ce doit être un homme
extraordinaire ?…
– Oh ! oui… extraordinaire par sa
bonté, répondit Jeane aussi tout bas. Si vous saviez comme sa voix
est tendre lorsqu’il parle aux faibles, aux souffrants, aux petits
enfants… oh ! surtout aux petits enfants !… Il les aime à
l’adoration ; quand il les voit sa figure prend une expression
céleste.
– Jeane, reprit Aurélie en souriant, il
est donc bien beau ?
– Oh ! oui… beau… beau comme un
archange !
– Que je serais donc curieuse de le voir,
de l’entendre !… reprit Aurélie d’un air de plus en plus
intéressé. Mais, hélas ! comment faire, s’il est toujours si
mal entouré ?… Une femme ne peut se risquer dans ces tavernes
où il prêche… ainsi qu’on le dit ?
Jeane resta un moment pensive, puis elle
reprit :
– Qui sait ? chère Aurélie… il y
aurait peut-être un moyen de voir et d’entendre le jeune maître de
Nazareth.
– Oh ! dites, s’écria vivement
Aurélie, dites vite, chère Jeane… quel moyen ?
– Silence ! on nous regarde…,
répondit Jeane ; plus tard nous reparlerons de cela…
En effet, le seigneur Chusa, très-indigné de
l’opiniâtreté de sa femme à défendre le Nazaréen, jetait de temps à
autre sur elle des regards courroucés en causant avec Caïphe.
Ponce-Pilate venait de vider encore une fois
sa grande coupe, et, les joues allumées, les yeux brillants et
fixes, complètement étranger à ce qui se passait autour de lui, il
semblait jouir d’une extrême béatitude intérieure.
Le seigneur Baruch, après s’être consulté à
voix basse avec Caïphe et le banquier, dit au Romain :
– Seigneur Ponce-Pilate ?
Mais le seigneur Ponce-Pilate, se souriant de
plus en plus à lui-même, ne répondit pas ; il fallut que le
docteur de la loi lui touchât le bras.
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