Le procurateur, semblant
alors se réveiller en sursaut, dit :
– Excusez-moi, mes seigneurs, je songeais
à… je songeais… Enfin qu’y a-t-il ?
– Il y a, seigneur Ponce-Pilate, reprit
le docteur Baruch, que si après tout ce que mes amis et moi venons
de vous raconter des abominables projets de ce Nazaréen, vous ne
sévissez pas contre lui avec la dernière des rigueurs, vous le
représentant de l’auguste empereur Tibère, protecteur naturel
d’Hérode, notre prince, il arrivera que…
– Voyons ! qu’arrivera-t-il, mes
seigneurs ?
– Il arrivera qu’avant la pâque prochaine
Jérusalem… la Judée entière sera au pillage par le fait de ce
Nazaréen, que la populace appelle déjà le roi des Juifs.
Ponce-Pilate répondit, conservant cet air
tranquille et insouciant qui le caractérisait :
– Allons, mes seigneurs, ne prenons pas
ainsi des buissons pour des forêts, des taupinières pour des
montagnes ! Est-ce à moi de vous rappeler votre
histoire ? Est-ce que ce garçon de Nazareth est le premier qui
se soit avisé de jouer le rôle de messie ? Est-ce que
vous n’avez pas eu Judas le Galiléen, qui prétendait que
les Israélites ne devaient reconnaître d’autre maître que Dieu, et
qui tâcha de soulever vos populations contre notre pouvoir à nous,
Romains ?… Qu’est-il arrivé ?… Ce Judas-là a été mis à
mort, et il en serait de même de ce jeune homme de Nazareth, s’il
s’avisait de souffler la rébellion !
– Sans doute, seigneur, reprit Caïphe, le
prince des prêtres, le Nazaréen n’est pas le premier fourbe qui se
soit donné pour le Messie que nos saintes Écritures annoncent
depuis tant de siècles. Depuis cinquante ans, pour ne parler que
des faits récents, nous avons eu, parmi les faux messies,
Jonathas, et, après lui, Simon le magicien,
surnommé la grande vertu de Dieu ; puis
Barkokebah, le fils de l’Étoile[27], et tant
d’autres prétendus imposteurs, prétendus messies ou sauveurs et
régénérateurs du pays d’Israël !… Mais aucun de ces fourbes
n’a eu l’influence du Nazaréen, et surtout son infernale
audace ; ils n’attaquaient pas, comme lui, avec acharnement,
les riches, les docteurs de la loi, les prêtres, la famille, la
religion, enfin tout ce qui doit être respecté, sous peine de voir
Israël tomber dans le chaos… Ces autres imposteurs ne s’adressaient
pas surtout et incessamment comme le Nazaréen, à cette lie de la
populace dont il dispose d’une façon redoutable ; car enfin,
dernièrement encore, le seigneur Baruch, las des outrages publics
dont le Nazaréen poursuivait les pharisiens, c’est-à-dire les
personnes les plus respectables de Jérusalem qui professent
l’opinion pharisienne, si honnête, si modérée en toutes choses, le
seigneur Baruch, dis-je, voulut faire emprisonner le
Nazaréen ; mais l’attitude de la populace devint si menaçante,
que mon noble ami Baruch n’osa pas donner l’ordre d’arrêter ce
mauvais homme[28]. Ainsi donc, seigneur Ponce-Pilate,
vous disposez d’une force armée considérable ; si vous ne
venez point à notre aide, à nous qui ne disposons que d’une faible
milice, dont une partie est non moins infectée que la populace par
les détestables doctrines du Nazaréen, nous ne répondons pas de la
paix publique, et un soulèvement populaire contre vos propres
troupes est possible.
– Oh ! quant à cela, reprit en riant
Ponce-Pilate, vous me trouveriez le premier, casque en tête,
cuirasse au dos, épée au poing, si le Nazaréen osait ameuter la
populace contre mes troupes ; quant au reste, par
Jupiter ! démêlez vous-mêmes votre écheveau, s’il est
embrouillé, mes seigneurs ; ces affaires intérieures vous
concernent seuls, vous autres sénateurs de la cité. Arrêtez ce
jeune homme, emprisonnez-le, crucifiez-le, s’il le mérite :
c’est votre droit, usez-en ; moi, je représente ici
l’empereur, mon maître ; tant que son pouvoir n’est pas
attaqué, je ne bouge pas.
– Et d’ailleurs, seigneur procurateur,
reprit Jeane, le jeune maître de Nazareth n’a-t-il pas dit :
Rendez à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est
César !
– C’est vrai, noble Jeane, répondit
Ponce-Pilate, et il y a loin de là à vouloir insurger le peuple
contre le Romain.
– Mais ne voyez-vous donc pas, seigneur,
s’écria le docteur Baruch, que ce fourbe agit ainsi par hypocrisie
pour ne pas éveiller vos soupçons, et que, l’heure venue, il
appellera la populace aux armes ?
– Alors, mes seigneurs, reprit
Ponce-Pilate en vidant de nouveau sa coupe, le Nazaréen, me
trouvera prêt à le recevoir à la tête de mes cohortes ; mais,
jusque-là, je n’ai rien à voir dans vos démêlés.
À ce moment, un officier romain entra tout
effaré et dit à Ponce-Pilate :
– Seigneur procurateur, il vient
d’arriver ici une nouvelle étrange.
– Laquelle ?
– Une grande émotion populaire est causée
par… Jésus de Nazareth…
– Pauvre jeune homme ! dit tout bas
Aurélie en s’adressant à Jeane, il joue de malheur, tout le monde
lui en veut !
– Écoutons, reprit Jeane avec inquiétude,
écoutons !…
– Vous voyez, seigneur Ponce-Pilate,
s’écrièrent à la fois le prince des prêtres, le docteur de la loi
et le banquier, il n’est pas jour que le Nazaréen ne trouble la
paix publique…
– Répondez, dit le gouverneur à
l’officier, de quoi s’agit-il ?
– Quelques gens arrivés de
Béthanie prétendent qu’il y a trois jours Jésus de
Nazareth a ressuscité un mort… Tout le peuple de la ville est dans
une émotion inexprimable ; des bandes de gens déguenillés
courent à l’heure qu’il est dans les rues de Jérusalem avec des
flambeaux, criant : « Gloire à Jésus de Nazareth qui
ressuscite les morts ! »
– L’audacieux ! s’écria Caïphe,
vouloir imiter nos saints prophètes ! imiter Élie,
qui ressuscita le fils de la veuve de Sérapta ! ou
Élisée, qui ressuscita Joreb !
Profanation ! profanation !
– C’est un imposteur ! s’écria à son
tour le banquier ; c’est une supercherie impie,
sacrilège ! Nos saintes Écritures annoncent que le Messie
ressuscitera les morts… Le Nazaréen veut jouer jusqu’au bout son
rôle de messie…
– On va jusqu’à dire le nom du mort
ressuscité, reprit l’officier ; il se nommerait
Lazare ![29]
– Je demande au seigneur
Ponce-Pilate ! s’écria Caïphe, que l’on fasse rechercher et
arrêter à l’instant ce Lazare !
– Il faut un exemple ! s’écria le
docteur de la loi, il faut que ce Lazare-là soit pendu[30] ! Ça lui apprendra à
ressusciter !
– Les entendez-vous ? ils veulent
faire mourir ce pauvre homme, dit Aurélie en s’adressant à Jeane et
haussant les épaules. Perdre la vie parce qu’on l’a retrouvée
malgré soi !… car ils ne l’accuseront pas, je suppose, d’avoir
demandé à ressusciter… Décidément, ils sont fous.
– Hélas ! chère Aurélie, reprit
tristement la femme de Chusa, il y a de méchants fous…
– Je répète, s’écria le docteur Baruch,
qu’il faut que ce Lazare soit pendu !
– Ah çà ! voyons, mes seigneurs,
reprit Ponce-Pilate, voilà un honnête mort couché tranquillement
dans son sépulcre, ne songeant à mal ; on le ressuscite, il
n’en peut mais… et vous voulez que je le fasse pendre pour
cela ?
– Oui, seigneur ! s’écria Caïphe, il
faut couper le mal dans sa racine ; car enfin, si le Nazaréen
se met maintenant à ressusciter les morts…
– Il est impossible de prévoir où cela
s’arrêtera ! s’écria le docteur Baruch ; je demande donc
formellement au seigneur Ponce-Pilate que cet audacieux Lazare soit
mis à mort !
– Mais, seigneur, dit Aurélie, si vous le
pendez, et que le jeune maître de Nazareth le ressuscite
encore ?…
– On le rependra, dame Aurélie !
s’écria le banquier Jonas, on le rependra ! Par Josué !
il serait plaisant de céder à de pareils vagabonds !
– Mes seigneurs, dit Ponce-Pilate, vous
avez votre milice ; faites arrêter et pendre ce Lazare, si bon
vous semble ; seulement vous serez plus impitoyables que nous
autres païens ; Grecs et Romains, qui avons eu, comme vous,
nos ressuscités. Mais, par Jupiter ! nous ne les pendons
pas ; car j’ai ouï dire que, tout récemment, Apollonius de
Tyane ressuscita une jeune fille dont il rencontra le cercueil
que le fiancé suivait en gémissant… Apollonius de Tyane dit
quelques mots magiques : la fiancée sortit de son cercueil
plus fraîche, plus charmante que jamais[31] ;
le mariage se fit, les époux vécurent fort heureux.
– L’eussiez-vous donc aussi fait mourir
de nouveau, cette pauvre fiancée revenant à la vie, mes bons
seigneurs ? demanda Aurélie.
– Oui, certes, répondit Caïphe, si elle
eût été complice d’un imposteur ; et, puisque le seigneur
procurateur nous laisse abandonnés à nos propres forces, moi et mon
digne ami Baruch, nous allons vous quitter, afin de donner à
l’instant des ordres relatifs à l’arrestation de ce Lazare.
– Faites, mes seigneurs, dit Ponce-Pilate
en se levant, vous êtes sénateurs de votre cité.
– Seigneur Grémion, dit Chusa,
l’intendant de la maison d’Hérode, je devais partir après-demain
pour aller à Bethléem ; si vous voulez que nous voyagions
ensemble, j’avancerai mon départ d’un jour, et nous nous mettrons
en route demain matin ; nous serons de retour dans trois ou
quatre jours ; je profiterai de votre escorte, car, dans ces
temps de troubles, il fait bon d’être bien accompagné.
– J’accepte votre offre, seigneur Chusa,
répondit le tribun du trésor ; je serai ravi de voyager avec
quelqu’un qui, comme vous, connaît le pays.
– Chère Aurélie, dit tout bas Jeane à son
amie, vous vouliez voir le jeune maître de Nazareth ?
– Oh ! plus que jamais, chère
Jeane ! Tout ce que j’entends redouble ma curiosité…
– Venez demain à ma maison après le
départ de votre mari, reprit Jeane à voix basse, et peut-être
trouverons-nous moyen de vous satisfaire.
– Mais comment ?
– Je vous le dirai, chère Aurélie.
– À demain donc, chère Jeane.
Et les deux jeunes femmes quittèrent, ainsi
que leurs maris et l’esclave Geneviève, la maison de
Ponce-Pilate.
Chapitre 2
La taverne de l’Onagre. – Aurélie
et Geneviève. – Les mendiants. – Les courtisanes. – Les mères et
les petits enfants. – Les émissaires des princes des prêtres et des
docteurs de la foi. – Pierre. – Celui qui travaille doit être
nourri. – Paix universelle. – Arrivée du jeune maître
de Nazareth.
La taverne de l’Onagre était le
rendez-vous des conducteurs de chameaux, des loueurs d’ânes, des
portefaix, des marchands ambulants, vendeurs de pastèques, de
grenades et de dattes fraîches en la saison, et plus tard d’olives
confites et de dattes sèches. On trouvait aussi dans cette taverne
des gens sans aveu, des courtisanes de bas étage, des mendiants,
des vagabonds, et de ces braves dont les voyageurs achetaient la
protection armée lorsqu’ils se rendaient d’une ville à une autre,
afin d’être défendus contre les voleurs des grands chemins par
cette escorte souvent fort suspecte. On y voyait aussi des esclaves
romains amenés par leurs maîtres dans le pays des Hébreux…
La taverne de l’Onagre avait mauvaise
réputation : les disputes, les rixes y étaient fréquentes, et,
aux approches de la nuit, l’on ne voyait guère s’aventurer aux
environs de la porte des Brebis, non loin de laquelle
était situé ce repaire, que des hommes à figures sinistres et des
femmes de mauvaise vie ; puis, la nuit tout-à-fait venue, on
entendait sortir de ce lieu redouté des cris, des éclats de rire,
des chants bachiques ; souvent des gémissements plaintifs
succédaient aux disputes ; de temps à autre, quelques hommes
de la milice de Jérusalem entraient dans la taverne sous prétexte
d’y rétablir le bon ordre, et en sortaient, ou plus avinés et plus
turbulents que les buveurs, ou chassés à coups de bâton et de
pierre.
Le lendemain du jour où avait eu lieu le
souper chez Ponce-Pilate, vers le soir, à la nuit tombée, deux
jeunes garçons, simplement vêtus d’une tunique blanche et d’un
turban de laine bleue, se promenaient dans une petite rue tortueuse
au bout de laquelle on apercevait la porte de la redoutable
taverne ; ils causaient en marchant, et souvent tournaient la
tête vers l’une des extrémités de la rue, comme s’ils eussent
attendu la venue de quelqu’un.
– Geneviève, dit l’un deux à son
compagnon en s’arrêtant (ces deux prétendus jeunes gens étaient
Aurélie et son esclave déguisées sous des habits masculins),
Geneviève, ma nouvelle amie Jeane tarde bien à venir ; cela
m’inquiète ; et puis, s’il faut te l’avouer, je crains de
faire une folie…
– Alors, ma chère maîtresse, rentrons au
logis.
– J’en ai grande envie… et, pourtant,
retrouverai-je jamais une occasion pareille ?…
– Il est vrai que l’absence du seigneur
Grémion, votre mari, parti ce matin avec le seigneur Chusa,
l’intendant du prince Hérode, vous laisse complètement libre, et
que, de longtemps peut-être, vous ne jouirez d’une liberté
pareille…
– Avoue, Geneviève, que tu es encore plus
curieuse que moi de voir cet homme extraordinaire, ce jeune maître
de Nazareth ?
– Cela serait, ma chère maîtresse, qu’il
n’y aurait rien d’étonnant dans mon désir : je suis esclave,
et le Nazaréen dit qu’il ne doit plus y avoir d’esclaves.
– Je te rends donc la servitude bien
dure, Geneviève ?
– Non, oh ! non !… Mais,
sincèrement, connaissez-vous beaucoup de maîtresses qui vous
ressemblent ?
– Ce n’est pas à moi à répondre à cela…
flatteuse.
– C’est à moi de le dire… S’il se
rencontre par hasard une bonne maîtresse comme vous, il y en a cent
qui, pour un mot, pour la moindre négligence, font déchirer leurs
esclaves à coups de fouet, ou les torturent avec une joie cruelle…
Est-ce vrai ?…
– Je ne dis pas non…
– Vous me rendez la servitude aussi douce
que possible, ma chère maîtresse ; mais enfin, je ne
m’appartiens pas… J’ai été obligée de me séparer de mon pauvre
Fergan, mon mari, qui a tant pleuré en me quittant… Qui me dit qu’à
notre retour je le retrouverai à Marseille ? qu’il n’aura pas
été vendu et emmené je ne sais où ?… Qui me dit que le
seigneur Grémion ne me vendra pas moi-même, ne me séparera pas de
vous ?…
– Je t’ai promis que tu ne me quitterais
pas.
– Mais si votre époux voulait me vendre,
vous ne pourriez l’en empêcher…
– Hélas ! non…
– Et, il y a cent ans, nos pères et nos
mères, à nous Gaulois, étaient libres pourtant !… Les aïeux de
Fergan étaient les plus vaillants chefs de leur tribu !…
– Oh ! dit Aurélie en souriant, la
fille d’un César ne serait pas plus fière d’avoir un empereur pour
père, que tu ne l’es, toi, de ce que tu appelles les
aïeux de ton mari.
– La fierté n’est pas permise aux
esclaves, reprit tristement Geneviève ; tout ce que je
regrette, c’est notre liberté… Qu’avons-nous donc fait pour la
perdre ?… Ah ! si les vœux de ce jeune homme de Nazareth
étaient exaucés… s’il n’y avait plus d’esclaves !…
– Plus d’esclaves ? Mais, Geneviève,
tu es folle ; est-ce que c’est possible ?… Plus
d’esclaves ? Qu’on leur rende la vie le moins dure possible,
soit ; mais, plus d’esclaves, ce serait la fin du monde.
Vois-tu, Geneviève, ce sont ces exagérations-là qui font tant de
tort à ce jeune homme de Nazareth.
– Il n’est pas aimé des puissants et des
heureux… Hier, à ce souper, chez le seigneur Ponce-Pilate, debout
derrière vous, je ne perdais pas une parole… Quel acharnement
contre ce pauvre jeune homme !
– Que veux-tu, Geneviève ? répondit
Aurélie en souriant, c’est un peu sa faute.
– Vous aussi, vous l’accusez ?
– Non ; mais enfin il attaque les
banquiers, les docteurs de la loi, les médecins, les prêtres, enfin
tous ces hypocrites qui, m’a dit Jeane, appartiennent à l’opinion
pharisienne… Il n’en faut pas davantage pour se perdre à
jamais.
– C’est du courage, au moins, de dire
leurs vérités aux méchantes gens… et ce jeune homme de Nazareth est
aussi bon que courageux, selon Jeane, votre amie… Elle est riche,
considérée ; elle n’est pas esclave comme moi ; il ne
prêche donc pas en sa faveur, à elle… et pourtant, voyez comme elle
l’admire ?
– Cette admiration d’une douce et
charmante femme témoigne, il est vrai, en faveur de ce jeune
homme ; car, Jeane, avec son noble cœur, serait incapable
d’admirer un méchant… Quelle aimable amie le hasard m’a donnée en
elle ! Je ne sais rien de plus tendre que son regard, de plus
pénétrant que sa voix… Elle dit que, lorsque ce Nazaréen parle aux
souffrants, aux pauvres et aux petits enfants, sa figure devient
divine… Je ne sais ; mais, ce qui est certain, c’est que la
figure de Jeane devient céleste lorsqu’elle parle de lui.
– Ne serait-ce pas elle qui s’approche de
ce côté, ma chère maîtresse ?… J’entends dans l’ombre un pas
léger…
– Ce doit être elle.
En effet, Jeane, aussi costumée en jeune
garçon, eut bientôt rejoint Aurélie et son esclave…
– Vous m’attendez peut-être depuis
longtemps, Aurélie ? dit la jeune femme ; mais je n’ai pu
sortir en secret de ma maison avant cette heure.
– Jeane, je ne me sens pas très-rassurée…
je suis peut-être encore plus peureuse que curieuse… Pensez donc,
des femmes de notre condition dans cette horrible taverne où se
rassemble, dit-on, la lie de la populace !
– N’ayez aucune crainte ; ces gens
sont plus turbulents et plus effrayants à voir que vraiment
méchants… Déjà je suis allée deux fois parmi eux sous ce
déguisement, avec une de mes parentes, pour entendre le jeune
maître… Cette taverne est très-peu éclairée ; il règne autour
de la cour une galerie sombre où nous ne serons pas vues ;
nous demanderons un pot de cervoise, et l’on ne fera pas attention
à nous ; on ne s’occupe que du jeune maître de Nazareth, ou,
en son absence, de ses disciples, qui viennent prêcher la bonne
nouvelle… Venez, Aurélie… il se fait tard… venez…
– Écoutez ! écoutez ! dit la
jeune femme à Jeane en prêtant l’oreille du côté de la taverne avec
inquiétude. Entendez-vous ces cris ! On se dispute dans cet
horrible lieu !…
– Cela prouve que le jeune maître n’y est
pas encore arrivé, reprit Jeane ; car, en sa présence, toutes
les voix se taisent, et les plus violents deviennent doux comme des
agneaux.
– Et puis, tenez, Jeane, voyez donc ce
groupe d’hommes et de femmes de mauvaise mine réunis devant la
porte, à la lueur de cette lanterne… De grâce, attendons qu’ils
soient passés ou entrés dans la taverne.
– Venez… il n’y a rien à craindre, vous
dis-je…
– Non… je vous en prie, Jeane, un moment
encore… En vérité, j’admire votre bravoure !
– Oh ! c’est que Jésus de Nazareth
inspire le courage comme il inspire la mansuétude pour les
coupables… la tendresse pour ce qui souffre… Et puis, si vous
saviez comme son langage est naturel ! quelles touchantes et
ingénieuses paraboles il trouve pour mettre sa pensée à la portée
de ces hommes simples, de ces pauvres d’esprit, comme il
les appelle, et qu’il aime tant ! Aussi, tous, jusqu’aux
petits enfants, pour lesquels il a un si grand faible, comprennent
sa parole et n’en perdent pas un mot… Sans doute, avant lui,
d’autres messies ont prophétisé la délivrance de notre
pays opprimé par l’étranger, ont expliqué nos saintes Écritures,
ont, par les moyens magiques de la médecine, guéri des maladies
désespérées ; mais aucun de ces messies n’avait montré
jusqu’ici cette patiente douceur avec laquelle le jeune maître
enseigne aux humbles et aux petits… à tous enfin, car, pour lui, il
n’y a pas d’infidèles, de païens : chaque cœur simple et bon,
par cela seul qu’il est bon, est digne du royaume des cieux… Ne
savez-vous pas sa parabole du païen ? Rien de plus simple et
de plus touchant.
– Non, Jeane, je ne la connais pas.
– C’est la dernière que je lui ai entendu
dire… Elle s’appelle le bon Samaritain.
– Qu’est-ce qu’un
Samaritain ?
– Les Samaritains sont un peuple idolâtre
par delà les dernières montagnes de la Judée ; les princes des
prêtres regardent ces gens comme exclus du royaume de Dieu. Voici
cette parabole :
« Un homme qui allait de Jérusalem à
Jéricho tomba entre les mains des voleurs. Ils le dépouillèrent, le
couvrirent de plaies, et s’en allèrent le laissant à demi-mort.
» Il arriva ensuite qu’un prêtre
allait par le même chemin, lequel, ayant aperçu le blessé, passa
outre.
» Un lévite, qui vint au même
lieu, ayant aperçu le blessé, passa encore outre.
» Mais un Samaritain, qui
voyageait, vint à l’endroit où était cet homme, et, l’ayant vu, il
fut touché de compassion, s’approcha de lui, versa de l’huile et du
vin sur ses plaies, les banda, et, l’ayant mis sur son cheval, il
le mena dans une hôtellerie et prit soin de lui.
» Le lendemain, le Samaritain tira deux
deniers de sa poche, les donna à l’hôte, et lui dit :
« Ayez bien soin de cet homme ; tout ce que vous
dépenserez de plus, je vous le rendrai. »
» – Maintenant, demanda Jésus à ses
disciples, lequel de ces trois hommes vous semble avoir été le
prochain (le frère) de celui qui était tombé entre les mains des
voleurs ?
» – C’est celui, répondit-on à Jésus, qui
a exercé la miséricorde envers le blessé.
» – Allez donc en paix et faites de
même[32], répondit Jésus avec un sourire
céleste !
L’esclave Geneviève, en entendant ce récit, ne
put retenir ses larmes, car Jeane avait surtout accentué avec une
ineffable douceur ces derniers mots de Jésus :
« Allez donc en paix et faites de même… »
– Vous avez raison, Jeane, dit Aurélie
pensive. Un enfant comprendrait l’enseignement de ces paroles, et
je me sens émue.
– Et pourtant, cette parabole, reprit
Jeane, est une de celles qui ont le plus irrité les princes des
prêtres et les docteurs de la loi contre le jeune maître de
Nazareth.
– Et pourquoi ?
– Parce que, dans ce récit, il montre un
Samaritain, un païen, plus humain que le lévite, que le
prêtre, puisque cet idolâtre, voyant un frère dans le
pauvre blessé, le secourt, et se rend ainsi plus digne du ciel que
les deux saints hommes au cœur dur… Voilà pourtant ce que les
ennemis de Jésus appellent ses blasphème, ses
sacrilèges !…
– Jeane, allons à la taverne ; je
n’ai plus peur d’entrer en ce lieu… Des gens pour qui l’on invente
de pareils récits, et qui les écoutent avec avidité, ne doivent pas
être méchants.
– Vous le voyez, chère Aurélie, la parole
du Nazaréen agit déjà sur vous ; elle vous donne confiance et
courage… Venez… venez…
Et la jeune femme prit le bras de son
amie ; toutes deux, suivie de l’esclave Geneviève, se
dirigèrent vers la taverne de l’Onagre, où elles arrivèrent
bientôt.
Cette taverne, bâtie carrément comme toutes
les maisons d’Orient, se composait d’une cour intérieure entourée
de gros piliers soutenant une terrasse et formant quatre galeries
sous lesquelles pouvaient se retirer les buveurs en cas de
pluie ; mais, cette nuit étant sereine et douce, le plus grand
nombre des habitués du lieu étaient attablés dans la cour, à la
lueur vacillante et rougeâtre d’une grosse lampe de fer placée au
milieu de la cour. Cet unique luminaire éclairant à peine les
galeries, où se tenaient aussi quelques buveurs, elles restaient
complètement obscures.
Ce fut vers l’une de ces sombres retraites que
Jeane, Aurélie et l’esclave Geneviève se dirigèrent ; elles
virent, en traversant la foule, alors bruyante, beaucoup de gens en
haillons ou pauvrement vêtus, des femmes de mauvaise vie : les
unes, et en grand nombre, misérablement habillées, avaient pour
turban un lambeau de voile blanc sur la tête ; quelques
autres, au contraire, portaient des robes et des coiffures d’étoffe
assez précieuse, mais fanée, des bracelets, des colliers et des
pendants d’oreilles en cuivre ornés de fausses pierreries ;
leurs joues étaient couvertes d’un fard éclatant ; leurs
traits flétris, chagrins, une sorte d’amertume qui se révélait
jusque dans la joie bruyante et exagérée, disaient assez les
misères, les angoisses, la honte de leur triste existence de
courtisanes.
Parmi les hommes, ceux-ci semblaient abattus
par la pauvreté, ceux-là avaient l’air farouche, hardi ;
plusieurs portaient des armes rouillées à leur ceinture, ou
s’appuyaient sur de longs bâtons terminés par une boule de
fer ; ailleurs, l’on reconnaissait, à leur carcan de fer, à
leurs têtes rasées, des esclaves domestiques appartenant aux
officiers romains ; plus loin, des infirmes en haillons
étaient assis à terre auprès de leurs béquilles. Des mères tenaient
entre leurs bras leurs petits enfants malades, pâles, amaigris,
qu’elles couvaient d’un regard tendrement inquiet, attendant sans
doute aussi la venue du jeune maître de Nazareth, si savant dans
l’art de guérir.
Geneviève, à quelques mots échangés entre deux
hommes bien vêtus, mais d’une figure sardonique et dure, devina
qu’ils étaient de ces émissaires secrets dont les princes des
prêtres et les docteurs de la loi se servaient pour épier les
paroles du Nazaréen et le faire tomber dans le piège d’une
confiance imprudente.
Jeane, plus hardie que son amie, lui avait
frayé le passage à travers la foule ; avisant une table
inoccupée, placée dans l’ombre et derrière un des piliers des
galeries, la femme du seigneur Chusa s’y établit avec Aurélie, et
demanda un pot de cervoise à l’une des filles de la taverne, tandis
que Geneviève, debout à côté de sa maîtresse, ne perdait pas de vue
les deux émissaires des pharisiens et écoutait avidement tout ce
qui se disait autour d’elle.
– La nuit s’avance, dit tristement une
femme jeune et belle encore à l’une de ses compagnes attablée
devant elle, et dont les joues étaient, comme les siennes,
couvertes de fard, selon la coutume des courtisanes. Jésus de
Nazareth ne viendra pas ce soir.
– C’était bien la peine de venir ici,
reprit l’autre d’un ton de reproche ; nous aurions dû aller
nous promener aux environs de la piscine ; et là, quelque
centenier romain à moitié ivre, ou quelque docteur de la loi rasant
les murailles, le nez dans son manteau, nous eût donné à souper. Il
ne faudra donc pas te plaindre, Oliba, si nous nous couchons sans
avoir mangé : tu l’auras voulu.
– Ce pain-là me semble maintenant si
amer, que je ne le regrette pas…
– Amer ou non… c’est du pain… et quand on
a faim… on le mange…
– En écoutant les paroles de Jésus,
répondit doucement l’autre courtisane, j’aurais oublié ma faim…
– Oliba, tu deviens folle… Se nourrir
avec des mots…
– C’est que les paroles de Jésus disent
toujours pardon, miséricorde et amour… et jusqu’ici l’on n’avait
pour nous que des paroles d’aversion et de mépris !
Et la courtisane resta pensive, son front
appuyé sur sa main.
– Tu es une singulière fille,
Oliba ! reprit l’autre. Enfin, si creux qu’il soit, nous
n’aurons pas même ce souper de paroles ; car le Nazaréen ne
viendra pas maintenant ; il est trop tard.
– Que le Dieu tout-puissant fasse qu’il
vienne, au contraire ! dit une pauvre femme assisse par terre
près des deux courtisanes et tenant entre ses bras son enfant
malade. Je suis venue à pied de Bethléem pour prier notre bon Jésus
de guérir ma fille ; il est sans pareil pour la guérison des
maux des enfants, et loin de faire payer ses conseils, il vous
donne souvent de quoi acheter les baumes qu’il prescrit…
– Par le ventre de Salomon !
j’espère bien aussi que notre ami Jésus viendra ce soir, reprit un
homme de grande taille, à figure farouche et à longue barbe
hérissée, coiffé d’un lambeau de turban rouge, vêtu d’un sayon de
poil de chameau presque en guenilles, serré à la taille par une
corde soutenant un large coutelas rouillé sans fourreau. Cet homme
tenait en outre à la main un long bâton terminé par une masse de
fer. Si notre brave ami de Nazareth ne vient pas ce soir, j’aurai
pour rien perdu ma nuit, car j’avais fait prix pour escorter un
voyageur qui craignait d’aller seul de Jérusalem à Béthanie, de
peur des mauvaises rencontres.
– Voyez donc ce bandit, avec sa figure
patibulaire et son grand coutelas ! voilà-t-il pas une escorte
bien rassurante ! dit à demi-voix à son compagnon l’un des
deux émissaires, assis non loin de Geneviève. Quel effronté
scélérat !…
– Il eût égorgé et dépouillé ce trop
confiant voyageur dans le premier chemin creux ! répondit
l’autre émissaire.
– Aussi vrai que je m’appelle Banaïas,
reprit l’homme au grand coutelas, j’aurais perdu sans regret cette
bonne aubaine d’un voyageur à escorter, si notre ami de Nazareth
était venu… J’aime cet homme-là, moi ! il vous console de
traîner en guenille, en vous démontrant que, puisqu’ils ne peuvent
pas plus entrer au paradis qu’un chameau passer par le trou d’une
aiguille, tous les mauvais riches seront un jour rôtis comme des
chapons à la cuisine de Belzébuth… Ça ne remplit ni notre ventre ni
notre bourse, c’est vrai !… mais ça soulage… aussi je
passerais des jours et des nuits à l’écouter dauber sur les
prêtres, les docteurs de la loi et autres pharisiens ! Et bien
il fait, notre ami, car il faut les entendre, ces pharisiens ;
si l’on vous conduit devant leur tribunal pour quelque vétille, ils
ne savent que vous crier : « Vite à la geôle et au
fouet ! voleur ! scélérat ! tison d’enfer !
fils de Satan ! » et autres paternelles remontrances.
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