Il fallait enfin, et par l’influence
divine dont il se disait dépositaire, et surtout par ses propres
exemples, que le clergé s’occupât sans relâche de rendre les Franks
humbles, humains, charitables, sobres, chastes, désintéressés. Or,
que fait le clergé gaulois pour établir cette puissance morale
civilisatrice ? Des richesses ensanglantées, fruit du pillage
et du meurtre de ses concitoyens, il en demande sa part aux
conquérants. Ces esclaves, ses frères, il les reçoit en don ou les
achète, les exploite et les garde en esclavage !… lui !…
qui prétend agir et parler au nom du Christ !… Oui… Jusqu’au
huitième siècle le clergé a eu des esclaves, comme il a eu
des serfs et des vassaux jusqu’au
dix-huitième : il n’y a pas de cela soixante ans. Les crimes
horribles des conquérants, le clergé les absout moyennant finance,
et les tolère quand il ne les sanctifie. Lisez plutôt saint
Grégoire, évêque de Tours, le seul historien complet de la
conquête.
Après une nomenclature des crimes innombrables
du roi Clovis, l’évêque poursuit ainsi :
« Après la mort de ces trois rois (qu’il
fit tuer), Clovis recueillit leurs royaumes et leurs trésors. Ayant
fait périr encore plusieurs autres rois et même ses plus proches
parents, dans la crainte qu’ils ne lui enlevassent son royaume, il
étendit son pouvoir sur toutes les Gaules ; cependant ayant un
jour rassemblé les siens, on rapporte qu’il leur parla ainsi des
parents qu’il avait lui-même fait périr :
« Malheur à moi, qui suis resté comme
un voyageur parmi des étrangers, et qui n’ai plus de parents qui
puissent, en cas d’adversité, me prêter leur appui ! – Ce
n’était pas qu’il s’affligeât de leur mort (ajoute Grégoire de
Tours), mais il parlait ainsi par ruse et pour découvrir s’il
lui restait encore quelqu’un à tuer (si forte potuisset adhuc
aliquem reperire ut interficeret). Après ces événements,
Clovis mourut à Paris, et fut enterré dans la basilique des saints
apôtres. » (L. II, p. 261.)
Cette scène atroce, où la ruse du sauvage le
dispute à sa férocité, inspire-t-elle au prêtre chrétien une
légitime horreur ? Va-t-il crier anathème ?… ou du moins
gardera-t-il un silence presque criminel ?… Écoutons encore
l’évêque de Tours :
« Le roi Clovis, qui confessa
l’Indivisible Trinité, dompte les hérétiques, par
l’appui qu’elle lui prête, et étend son royaume par toutes les
Gaules. (L. III, p. 255.)
» Chaque jour, Dieu faisait ainsi tomber
les ennemis de Clovis sous sa main, et étendait son royaume,
parce qu’il marchait avec un cœur pur devant lui, et faisait ce
qui était agréable aux yeux du Seigneur. » (L. II,
p. 255.)
De bonne foi, quelle puissance morale
et civilisatrice attendre d’un clergé dont l’un des plus éminents
représentants s’exprime ainsi ? d’un clergé qui comptait parmi
ses membres ce saint Rémi, le conseiller habituel de ce
monstre couronné, dont les forfaits révoltent la nature ?
« Que voulez-vous ? c’étaient les
mœurs du temps ! – disent certains historiens… – Et puis, que
pouvaient faire les évêques contre cette invasion barbare ? Ne
devaient-ils pas tâcher de dominer les Franks par l’ascendant de
notre sainte religion, afin de leur reprendre, par la persuasion,
une partie des biens et des richesses qu’ils avaient conquis à
l’aide de la violence… Il fallait enfin civiliser ces barbares par
l’influence chrétienne. »
Or, l’histoire apprend quelle fut l’influence
civilisatrice de la religion sur ces fils de l’Église et
sur leur descendance, dont les crimes surpassèrent encore ceux du
fondateur de cette dynastie de meurtriers, de fratricides et
d’incestueux.
Les mœurs du temps ! les mœurs du
temps ! répètent les historiens. Que fait le temps à la morale
des choses ? Est-ce que le meurtre, l’inceste, le fratricide,
n’ont pas été réprouvés avec horreur, même par l’antiquité
païenne ? Et vous, prêtres catholiques, cédant à votre
ambition et à votre cupidité traditionnelles, loin de tonner du
haut de votre chaire évangélique contre les crimes inouïs des
conquérants de votre pays, vous les sanctifiez, parce que ces
féroces barbares confessent votre Trinité, votre Dieu et surtout
enrichissent vos églises en se laissant subalterniser par votre
habituelle astuce !
Je me trompe, les évêques qui enregistraient
si benoîtement les crimes des rois, dont ils étaient grassement
payés, avaient parfois de véhémentes paroles de blâme contre les
puissants du monde. Grégoire de Tours traita de Néron
Chilpéric, un des fils de Clovis. Ce pauvre Chilpéric n’était
pourtant ni plus ni moins Néron que ceux de sa race.
« Mais, – dit l’évêque de Tours, – ce Chilpéric invectivait
continuellement contre les prêtres du Seigneur, ne trouvant pas de
prétexte plus fécond pour ses dérisions et ses persécutions que les
évêques des églises : l’un, selon lui, était léger ;
l’autre superbe ; l’autre débauché ; l’autre trop
riche ; il ne haïssait rien tant que les églises. Il disait
ordinairement : – Voici que notre fisc est appauvri ; nos
richesses ont passé aux églises. – Et en se plaignant ainsi, il
annulait souvent des donations faites au clergé. »
On le voit, la tradition ultramontaine n’a pas
varié : ambition effrénée, cupidité implacable…
Que pouvaient faire les évêques contre
l’invasion des Franks, dites-vous ? Ils devaient imiter le
patriotique héroïsme des Druides, qu’ils ont fait périr jusqu’au
dernier dans les supplices !… Oui, la croix d’une main,
l’étendard gaulois de l’autre, les évêques, au lieu de prêcher une
guerre de religion et de pillage contre les ariens,
devaient prêcher la guerre nationale contre les Franks, la guerre
de l’indépendance, cette guerre sainte, trois fois sainte, du
Peuple qui défend son foyer, sa famille, son pays et son
Dieu !… Que pouvaient faire les évêques ?… Appeler aux
armes la vieille Gaule au nom de la Patrie et de la Foi chrétienne
menacées par les barbares !…
Oh ! alors, à cette voix véritablement
divine, les Peuples se soulevaient en masse, et comme au jour de la
sublime influence druidique, les Vercingétorix, les
Marik, les Civilis, les Sacrovir, les
Vindex, héros patriotes, auraient surgi du flot
populaire ; vieillards, femmes, enfants, comme aux jours de
l’invasion romaine, auraient marché à l’ennemi ; lances,
épées, fourches, faux, pierres, bâtons, tout eût servi d’armes. Les
Barbares étaient refoulés hors des frontières ; l’indépendance
de la Gaule sauvée, la doctrine évangélique acclamée de nouveau,
dans l’enthousiasme du plus saint des triomphes, celui d’un Peuple
libre triomphant de l’oppression étrangère !… Alors des débris
du monde païen et barbare s’élevait pure, fière, radieuse, la
société nouvelle réalisant enfin ce vœu suprême de Jésus :
Liberté ! Égalité ! Fraternité !
Mais non, les évêques ne l’ont pas
voulu ! Leur alliance sacrilège avec les Franks a coûté à nos
pères esclaves, serfs ou vassaux, quatorze siècles d’ignorance, de
douleurs et de misères… Mais qu’importait aux princes de l’Église
catholique ? Ils dominaient les Peuples par les rois,
savouraient l’orgueil de leur toute-puissance, riaient des sots
qu’ils épouvantaient, jouissaient des biens de la terre, en ne se
plongeant que trop souvent dans la débauche, la crapule et les plus
sanglants excès !…
Est-ce exagération que de parler ainsi ?
Empruntons à Grégoire de Tours, évêque lui-même, quelques portraits
d’évêques de son temps. « L’évêque Priscus, qui avait
succédé à Sacerdos (évêque de Lyon), d’accord avec Suzanne, son
épouse[2], se mit à persécuter et à faire périr
plusieurs de ceux qui avaient été dans la familiarité de son
prédécesseur. Le tout par malice et uniquement par jalousie de ce
qu’ils lui avaient été attachés ; lui et sa femme se
répandaient en blasphèmes contre le saint nom de Dieu, et malgré la
coutume observée depuis longtemps de ne permettre l’entrée de la
maison épiscopale à aucune femme, celle de Priscus entrait dans sa
chambre avec des jeunes filles. » (Grégoire de Tours,
L. IV, p. 105.)
« Palladius, comte de la ville de Javols
en Auvergne, disait à l’évêque Parthénius, qu’il accusait
de sodomie : – Où sont-ils tes maris, avec lesquels tu vis
dans le désordre et l’infamie ? »
« Felix, évêque de Nantes, était
d’une jactance et d’une avidité extrêmes ; mais je m’arrête
pour ne pas lui ressembler. » (Liv. V, p. 183).
« Les gens de Langres, après la mort de
Sylvestre, demandèrent un autre évêque ; on leur donna
Pappol, autrefois archidiacre d’Autun. Au rapport de
plusieurs, il commit beaucoup d’iniquités ; mais nous n’en
dirons rien pour qu’on ne nous croie pas détracteurs de nos
frères. » (Liv. V, p. 189.)
« … Le mari accusa vivement l’évêque
Bertrand. – Tu as enlevé, dit-il, ma femme et ses esclaves, et ce
qui ne convient point à un évêque, vous vous livrez honteusement à
l’adultère, toi avec mes servantes, elle avec tes serviteurs –
Alors le roi, transporté de colère, exigea de l’évêque la promesse
de rendre la femme à son mari. » (Liv. IX, p. 349,
v. 3.)
« La ville de Soissons avait pour évêque
Droctigisill, qui, par excès de boisson, avait perdu la
raison depuis quatre ans. » (liv. IX, p. 359,
v. 3)
« Sunigésill, livré à la
torture, avoua qu’Égidius, évêque de Reims, avait été
complice de Raukhing dans le projet de tuer le roi Childebert (la
complicité fut prouvée.) L’on trouva dans le trésor de cet évêque,
des masses considérables d’or et d’argent, fruit de son
iniquité. » (P. 4, liv. X, p. 97.)
« L’évêché de Paris fut donné à un
marchand nommé Eusèbe, qui, pour obtenir l’épiscopat, fit
de nombreux présents. » (T. IV, p. 113.)
« Berthécram, évêque de
Bordeaux, et Pallado, évêque de Sens, avaient souvent
trompé le roi par leurs fourberies. Dans la suite, Pallado
et Berthécram s’emportèrent l’un contre l’autre et se
reprochèrent mutuellement un grand nombre d’adultères et de
fornications. Ils se traitèrent aussi de parjures. Cela donna à
rire à plusieurs. » (Liv. VIII, p. 139).
« L’abbé Dagulf commettait à
chaque instant des vols et des meurtres, et se livrait à l’adultère
avec une extrême dissolution. Épris de passion pour la femme de son
voisin, il chercha tous les moyens d’attirer cet homme dans son
monastère pour le tuer. » (Liv. VIII, p. 179,
t. 3.)
« Badegesil, évêque du Mans,
était un homme très-dur au peuple ; qui enlevait de force ou
pillait le bien d’autrui ; il avait une femme nommée
Magnatrude, encore plus méchante et plus cruelle que lui,
et qui par de détestables conseils, excitait sa cruauté naturelle,
et le poussait à commettre des crimes.
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