–
Ah ! le bon temps que ce temps de désordre ! de
pillage ! de batailles de grand’route ! de siège de burgs
et de maisons épiscopales ! ah ! le bon temps que nous
font les rois franks !…
– Ronan l’a dit : Le feu est à la
vieille Gaule… dansons, buvons sur ses décombres… et faisons
l’amour dans la cendre des palais !…
– Oh ! grand évêque ! oh !
béni sois-tu, grand Saint-Rémi ! qui, dans la basilique de
Reims, au milieu de l’encens et des fleurs, il y a cinquante ans et
plus, as baptisé Clovis, fils soumis de l’Église de Rome !
Béni sois-tu, grand Saint-Rémi ! tu as baptisé l’esclavage, le
pillage, l’incendie, le viol et le massacre !…
– Et toi, saint évêque de Tours, lorsque
Clovis, ce royal meurtrier, encensé par tes diacres, est sorti de
ta basilique, enrichie des dons splendides de ce conquérant, de ta
basilique où il venait de ceindre le diadème d’or et de revêtir la
pourpre souveraine, cette pourpre, c’était le sang des derniers
Gaulois valeureux ! cette couronne, c’était l’or de la Gaule…
et toi, grand saint évêque ! toi et ton clergé vous
chantiez : Hosanna ! hosanna ! devant ce pillard, ce
massacreur de notre pauvre patrie conquise !…
– Où est-elle ? où est-elle, la
fière et virile Gaule du chef des cent vallées, des
Sacrovir, des Vindex, des Civilis, des
Victoria ?
– Qui a hérité de la vaillance de la
Gaule ? les Vagres… Loups et Têtes de loups ! puisque eux
seuls ils luttent contre les barbares…
– Et nous sommes traqués comme bêtes de
forêt…
– Mais qui s’y frotte est mordu ;
nous avons l’ongle aigu, la dent tranchante…
– Et ils nous appellent des pillards…
– Des meurtriers…
– Des sacrilèges…
– Frères, nous accuser ainsi, n’est-ce
point manquer de respect à nos glorieux et nouveaux maîtres, rois,
ducs et comtes franks ? nous les imitons de notre mieux :
ils tuent, nous tuons ; ils pillent, nous pillons ; ils
violent… non, nous ne violons pas, assez de jolies filles nous
arrivent en Vagrerie… voyez plutôt ces gaies commères…
– Aussi vrai que je m’appelle Florence,
aussi vrai que j’ai vingt ans, la jambe fine et la taille cambrée,
j’aime mieux donner à un joyeux Vagre ce que me ravirait un Frank
ou un tonsuré !…
– Moi aussi !
– Moi aussi !
– Mes sœurs, mes sœurs ! sinistre
est le temps où nous vivons ! – dit l’évêchesse en déroulant
au vent de la nuit sa longue chevelure noire. – Jours de sanglantes
fureurs ! jours de débauche effrénée : le concubinage,
l’adultère, l’inceste sur le trône et sur l’autel !… jours
d’ardent vertige, où l’on court au mal avec une joie farouche…
Saintes vertus de nos mères ! chaste tendresse ! fier et
pudique amour ! où vous trouver aujourd’hui ? est-ce chez
la femme esclave, violentée par les maîtres de son corps ?…
Est-ce chez la femme libre ? quand sous ses yeux le foyer
domestique devient un lupanar ? Oh ! mes sœurs, mes
sœurs ! fermons les yeux, vivons vite et mourons jeunes… c’est
le bel âge pour mourir… Veux-tu mourir, mon Vagre ?
– Quand, ma Vagredine ?
– Demain, aux premiers rayons du
soleil ; demain, à l’heure où les oiseaux s’éveillent, dis,
veux-tu mourir ? ta main dans la mienne, nous partirons
ensemble pour ces mondes inconnus, où nos aïeux, plutôt que de se
quitter, s’en allaient vaillamment ensemble pour revivre
ensemble !
– Es-tu déjà si lasse d’amour, ma belle
évêchesse ?
– Mon Vagre, craindrais-tu la
mort ?
– Je ne crains qu’une chose : la vie
sans toi…
– À demain donc… la mort
ensemble !
– Et vive l’amour jusqu’à demain !
En attendant, un beau baiser, ma Vagredine ?
Le Veneur prend le baiser, pendant que son
voisin, grave comme un homme entre deux vins, dit d’une voix
magistrale :
– Frères, j’ai une idée…
– Ton idée, Symphorien, semble être de
vider complètement cette amphore…
– Oui, d’abord… puis de vous démontrer
logicè… à priori…
– Au diable le langage romain !
– Frères, pour être Vagre l’on n’en est
pas moins souvent fort versé dans les belles lettres et la
philosophie… J’enseignais la rhétorique aux jeunes clercs de
l’évêque de Limoges ; je fus mandé, pour le même office, par
l’évêque de Tulle. En traversant les monts Jargeaux pour me rendre
d’une ville à l’autre, j’ai été pris dans ces montagnes par une
bande de mauvais Vagres, car il y a de bons et de mauvais
Vagres.
– Comme il y a de laides femelles et de
jolies femmes.
– Cesdits Vagres m’ont vendu à un
marchand d’esclaves, lequel m’a revendu à l’évêque de…
– Au diable le rhétoricien… le voici
voyageant par monts et par vaux !
– C’est souvent l’effet de la rhétorique
de vous entraîner ainsi à travers les plaines de l’imagination…
Mais je reviens à ce que je veux vous prouver logicè…
c’est ceci : Que nous n’avons point à prendre souci des leudes
et bandes armées qui peuvent nous poursuivre, parce que
logicè… le Seigneur Dieu fera un miracle en notre faveur
pour nous débarrasser de nos ennemis.
– Un miracle en notre faveur… à nous,
Vagres ? Sommes-nous donc si bien avec le ciel ?
– Nous y sommes d’autant mieux, que nous
agissons davantage en loups, en vrais loups… Aussi,
logicè, le Seigneur nous délivrera-t-il de nos ennemis par
des miracles… Et ce, je vais vous le prouver.
– À la preuve, docte Symphorien… à la
preuve !
– M’y voici… Et d’abord, frères,
dites-moi sous quelle royale griffe est tombée cette belle terre
d’Auvergne ?
– Sous la griffe de Clotaire, le dernier
et digne fils du glorieux roi Clovis… puisque ayant récemment
épousé la veuve de son petit-neveu Théodebald, ce Clotaire possède
un double droit sur la province d’Auvergne… le voici donc, cette
année 558, seul roi de toute la Gaule conquise.
– Or ce Clotaire est l’épouseur du genre
humain… Qui n’a-t-il pas épousé ? qui n’épousera-t-il
pas ? Les évêques l’ont marié autant de fois qu’il lui a plu,
et du vivant de la plupart de ses femmes ; ils l’ont marié à
Gundioque, femme de son propre frère ; ils l’ont
marié à Radegonde, à Ingonde, et quinze jours
après, à la sœur de celle-ci, nommée Aregonde ; ils
l’ont marié à Chemesne, à bien d’autres encore, et en
dernier lieu à cette Wultrade, veuve de son petit-neveu
Théodebald ; mais ce sont là des peccadilles…
– Docte et doctissime Symphorien, tu nous
as promis de nous prouver logicè que le Seigneur Dieu
ferait des miracles en notre faveur… et ta rhétorique nous parle de
cet épouseur éternel…
– Ma rhétorique pose les principes… vous
allez en voir tout à l’heure les conséquences… ergò, je
pose cette autre prémisse, encore nécessaire : que ce Clotaire
a commis, entre plusieurs crimes, un forfait devant lequel Clovis
lui-même eût peut-être reculé… La chose se passait à Paris, en 533,
dans le vieux palais romain[31] habité
par les rois franks… Or, écoutez…
– Nous écoutons, docte Symphorien ;
il est doux d’entendre les louanges de ses rois.
– Il y a donc environ vingt-cinq ans de
cela… Clovis était, depuis longtemps, allé droit au paradis, sur la
foi des évêques… après avoir partagé la Gaule entre ses quatre
fils : Thierri, Childebert,
Clodomir et ce Clotaire, aujourd’hui roi de
toutes les provinces conquises… Clodomir étant mort plus tard,
laissa trois enfants ; ils furent recueillis par leur
grand’mère, la veuve de Clovis, la vieille reine Clotilde ;
elle faisait élever près d’elle ses petits-fils, attendant qu’ils
fussent en âge d’hériter du royaume de leur père. Un jour qu’elle
était venue à Paris, Childebert, qui résidait en cette ville,
envoya secrètement un affidé à notre doux Clotaire pour lui dire
ceci : « Clotilde, notre mère, garde auprès d’elle les
enfants de notre frère, et elle veut qu’ils aient son royaume…
viens donc promptement à Paris, afin que nous prenions ensemble
conseil sur ce qu’il faut faire d’eux : savoir s’ils auront
les cheveux coupés pour être comme le reste du peuple, ou si nous
les tuerons, afin de partager entre nous le royaume de leur père,
notre frère[32]… »
– Voilà qui commence tendrement.
– C’est la fraternité franque.
– Quel est le Vagre qui méditerait de
tuer le fils de son propre frère ?
– Il n’en est pas un…
– On nous appelle Loups, et les loups ne
se dévorent pas entre eux…
– Et ces enfants, qu’ils voulaient
égorger, docte Symphorien, étaient-ils jeunes ?
– L’un avait dix ans, l’autre sept…
– Pauvres petites créatures… les tuer
ainsi lâchement !…
– Je poursuis mon récit :
« Clotaire arrive à Paris, se concerte avec son frère, et tous
deux vont dire à la vieille reine Clotilde : Envoie-nous tes
petits-fils pour que nous les déclarions devant le peuple héritiers
du royaume de leur père[33]. »
– Ah ! ces rois franks, toujours
aussi rusés que féroces ! car c’était un leurre, n’est-ce pas,
docte Symphorien ?
– Tu vas voir…
« La veuve de Clovis, toute joyeuse,
envoya les petits-fils à leurs oncles, en disant à ces
enfants : – Je croirai n’avoir pas perdu mon fils, votre père,
si je vous vois lui succéder dans son royaume. – À peine arrivés
chez leurs oncles, les enfants sont arrêtés et séparés de leurs
esclaves et de leurs gouverneurs. Aussitôt, Clotaire et Childebert
envoient un émissaire à leur mère ; il portait d’une main des
ciseaux, de l’autre une épée nue ; il dit à la vieille reine
Clotilde : – Très-glorieuse reine, nos seigneurs tes fils
désirent connaître ta volonté à l’égard de tes petits-fils… veux-tu
qu’ils soient tondus (c’est-à-dire enfermés dans un couvent) ou
veux-tu qu’ils soient égorgés ?… – S’ils doivent renoncer au
trône de leur père ! – s’écria la vieille reine indignée, –
j’aime mieux les voir morts que tondus… – L’émissaire revint dire
aux deux rois : – Vous avez l’aveu de la reine pour achever
l’œuvre commencée… – Aussitôt le roi Clotaire prend le plus âgé par
les bras, le jette contre terre, et lui enfonce un couteau sous
l’aisselle. »
– Pauvre cher petit ! – murmura
Odille en fondant en larmes ; il a dû mourir en appelant sa
mère…
– Le royal boucher qui le mettait ainsi à
mort savait le bon endroit pour enfoncer son couteau, – dit Ronan.
– C’est ainsi qu’on tue les jeunes taurins… Continue, docte
Symphorien.
« – Aux cris de l’enfant, son petit frère
se jette aux pieds de Childebert, et s’attachant à lui de toutes
ses forces, il s’écrie : – Mon oncle ! mon bon
oncle ! viens à mon secours… fais que je ne sois pas tué comme
mon frère ! » – Childebert, un moment ému, dit à
Clotaire : « – Accorde-moi la vie de cet
enfant ? » – Mais Clotaire, furieux, lui répondit :
« – Ou repousse l’enfant de tes genoux, ou tu vas mourir à sa
place… C’est toi qui m’as mis dans cette affaire… et voilà que tu
manques de parole ?… »
– Ce bon Clotaire avait raison, – dit
Ronan : – comploter le meurtre de ces enfants, et reculer
devant leur sang, c’était faire injure à la noble race du glorieux
Clovis ; mais ce lâche Childebert s’est, pour l’honneur de sa
royale famille, ravisé, je l’espère, docte Symphorien ?
– En pouvait-il être autrement ?
« Childebert repoussa l’enfant de ses genoux, le jeta vers
Clotaire, qui lui enfonça, comme à l’autre, un couteau sous
l’aisselle et le tua… Les deux rois firent ensuite mettre à mort
les esclaves et les gouverneurs des deux enfants, dont ils se
partagèrent le royaume[34]. »
– Et voilà comme se fondent les
monarchies bénies par nos évêques, – dit Ronan. – C’est beau, les
royautés, n’est-ce pas, mes Vagres ? Ah ! par
Rita-Gaür ! ce saint Gaulois des temps passés, qui tissait sa
saie de la barbe des rois ! le meilleur d’entre eux est bon à
pendre ; n’est-ce point ton avis, notre ami ? –
ajouta-t-il en s’adressant à l’ermite laboureur, qui, toujours
silencieux et rêveur, écoutait. – Dis ? N’est-ce point le
devoir de tout fils de la Gaule de courir sus à cette race de rois
maudits, comme on court sus à des bêtes enragées ?
– Exterminer les bêtes enragées, c’est
bien, – répondit l’ermite, – les empêcher de devenir enragées,
c’est mieux…
– Ermite, empêcheras-tu un roi Frank de
naître Frank ?
– Il faut l’empêcher d’abord de naître
roi, duc, comte ou seigneur, et de se croire ainsi maître des biens
et de la vie du commun des gens… Jésus de Nazareth l’a dit :
« – L’esclave est l’égal de son seigneur… – de l’égalité parmi
les hommes, un jour naîtra leur fraternité. »
Puis l’ermite laboureur retomba dans sa
rêverie silencieuse.
– Deux fois déjà j’ai suivi à la piste ce
dernier roi d’Auvergne par droit de pillage et de massacre, – dit
Ronan ; – je n’ai pu le joindre ; mais, par
Rita-Gaür ! si le Clotaire me tombe sous la main, je le
raserai… mais si près, si près des épaules, que sa tête ne
repoussera pas…
– Ronan, tu comptes sans les
démonstrations de ma rhétorique. J’ai posé les prémisses,
maintenant les conséquences ; or, logicè, je vais te
prouver que tu ne pourras rien contre Clotaire… Le Seigneur Dieu le
protège…
– Ce doux oncle, qui tuait ses neveux à
coups de couteau sous les aisselles ?
– Lui-même… toute bonne action ne
mérite-t-elle pas sa divine récompense ?
– Certes…
– Or, le Seigneur Dieu, grâce à
l’intercession du grand Saint-Martin, siégeant depuis longtemps au
paradis, a fait un miracle en faveur de notre doux oncle.
– En faveur de Clotaire ? de ce
tueur d’enfants ?
– Oui, le Seigneur a fait un miracle en
faveur de Clotaire, de ce tueur d’enfants ; or donc j’avais
raison de dire que je prouverais logicè que ce Dieu si
paternellement miraculeux envers les scélérats fera certainement
quelque petit miracle en notre faveur, à nous, pauvres Vagres…
– Décidément nous avons eu tort de ne
point pendre l’évêque.
– Il sera toujours temps d’attirer ainsi
sur nous l’attention du Seigneur ; mais d’abord conte-nous le
miracle, doctissime Symphorien.
– C’était en 537, environ quatre ans
après que Childebert et Clotaire avaient tué leurs neveux à coups
de couteau… Nos deux fils de Clovis, dignes de leur race, ne
songeaient qu’à se dépouiller et à s’égorger les uns les
autres ; aussi, un moment unis, en tendres frères, pour le
meurtre de ces petits enfants (on n’a pas tous les jours de pareils
sujets de bon accord), Clotaire et Childebert se déclarent la
guerre. Theudebert, petit-fils de Clovis, se joignit à Childebert,
et tous deux, à la tête de leurs leudes, ravageant, pillant, comme
d’habitude, les contrées qu’ils traversaient, marchent contre
Clotaire. Ce doux oncle, ne trouvant pas sa troupe assez nombreuse
pour résister aux forces de son frère et de son neveu, refuse la
bataille, et se retire dans la forêt de Brotonne, entre Rouen et la
mer… Theudebert et Childebert cernaient la forêt, attendant la
nuit, espérant prendre leur bien-aimé frère et oncle au trébuchet,
et l’égorgeter gentillement… Attention, Ronan, voici le miracle qui
vient !
– Voyons-le venir, doctissime
Symphorien.
– Childebert et Theudebert s’avançaient
donc sans bruit à la tête de leurs troupes… Le jour se lève… ils
n’étaient plus qu’à deux à trois cents pas de l’endroit où le doux
Clotaire campait avec ses leudes… lorsque soudain tombe du ciel une
épouvantable pluie de pierres et de feu… Les troupes de Childebert
et de Theudebert sont écrasées par les pierres et brûlées par le
feu céleste…
– Et Clotaire ?
– Oh ! Clotaire, ce favori du
Seigneur, grâce au miracle que je dis, voit, à trois cents pas de
lui, la troupe de son frère anéantie sous la pluie de feu et de
pierres, tandis qu’au-dessus de lui Clotaire, et de son armée, le
ciel aussi pur, aussi limpide, aussi serein, que la conscience de
ce doux oncle, est du plus riant azur : pas un souffle de vent
n’agite même la cime des arbres de la forêt, tandis que tout autour
de cet endroit privilégié, que le Seigneur couvre sans doute d’un
pan de sa robe, ce n’est que cataractes de feu, déluge de pierres,
écrasant l’armée des ennemis du doux Clotaire[35].
– Et voilà comment le Tout-Puissant vous
récompense d’avoir tué vos neveux à coups de couteau.
– Le docte Symphorien a raison… D’après
ceci, m’est avis qu’il faudrait toujours avoir dans une troupe de
Vagres sagement ordonnée… quelque parricide ou fratricide, en
considération de quoi l’Éternel prendrait ces bons compagnons sous
sa robe, et ferait, au besoin, tomber du ciel, sur leurs ennemis,
des torrents de feu et des cataractes de pierres.
– Et remarquez surtout, – reprit
Symphorien, – que dans le récit de ce miracle, il est dit que c’est
le grand Saint-Martin lui-même qui, habitant le paradis, a prié le
Seigneur de donner cette preuve de bonne amitié au doux
Clotaire ; or, Saint-Martin n’intercédait ainsi auprès de
l’Éternel qu’à la fervente prière de la vieille reine
Clotilde[36].
– Quoi ! la grand’mère des deux
pauvres petites victimes ? – dit Odille en joignant les mains.
– Elle a osé prier Dieu de faire un miracle en faveur de son fils,
le meurtrier de ses petits-fils, à elle ?
– Que veux-tu, petite Odille ? ces
femmes franques sont si bonnes mères !
– Mon Vagre, – reprit l’évêchesse avec un
sourire amer en passant ses doigts effilés dans la chevelure
bouclée du jeune homme, – dis ? ne vaut-il pas mieux partir
demain à l’aube pour aller revivre ailleurs, que de rester dans cet
épouvantable monde où nous sommes ?
– Oui, horrible… horrible est ce monde… –
s’écria l’ermite laboureur avec une douleur et une indignation
profondes. – Quoi ! le nom de ce prétendu Dieu de miséricorde,
d’amour et de justice… profané, souillé chaque jour par ses
prêtres… Quoi ! ces forfaits dont s’épouvante la nature, mis
sous la protection divine !… Ô Jésus ! Jésus de
Nazareth ! toi, le plus divin des sages ! tu prévoyais la
vanité de ton céleste Évangile, quand, l’âme attristée jusqu’à la
mort, dans ta veillée suprême, tu pleurais sur le prochain avenir
du monde… Jésus !… Jésus !… des siècles se passeront
avant que ton jour soit venu !…
– Prends garde, notre ami ! – dit
Ronan, – ne parle pas si haut… ce saint homme d’évêque, qui dort
là-bas, gorgé de vin et de viande, pourrait t’excommunier, s’il
t’entendait… Mais au diable la tristesse !… nous sommes en un
temps de damnations… vivons en damnés !… Évêques et rois
donnent le branle, saint est le meurtre ! saint est le
pillage !… Debout, mes Vagres ! debout… vous, trois fois
saints ! !… que nos saturnales couvrent la vieille Gaule…
que cette terre de nos pères soit le tombeau des Franks et le
nôtre… Les ruines de nos cités désertes diront aux siècles
futurs : « Ci-gît un grand peuple !… Libre, il fut
l’orgueil de l’univers… Esclave des rois conquérants, hébété par
les évêques, il eut honte de sa honte… et un jour il sut
disparaître du monde en entraînant ses tyrans dans
l’abîme ! » Or donc, mourons gaiement et longuement…
Debout, Vagres et Vagredines ! le festin est fini… la lune
brillante… chantons, dansons jusqu’au jour… qu’à nos chants
endiablés le Frank tremble dans son burg ! l’évêque tremble
dans sa basilique ! et qu’ils se disent épouvantés :
« Malheur à nous ! malheur à nous demain ! car cette
nuit ils sont bien gais en Vagrerie ! »
Et Vagres et Vagredines, criant, chantant,
hurlant, commencèrent une folle ronde sur la pelouse de la forêt
aux pâles clartés de la lune…
L’ermite laboureur avait écouté en silence
l’entretien des Vagres ; assis à côté de la petite Odille, il
semblait la couvrir d’une protection paternelle… L’enfant, son
menton dans sa main, les yeux levés vers la lune brillante,
paraissait étrangère à ce qui se passait autour d’elle. Lorsque
Ronan, à la fin du repas, eut donné à ses compagnons le signal des
chants et de la danse, ils s’étaient éloignés en tumulte du lieu du
festin pour courir se livrer à leur gaieté bachique et à leur danse
effrénée au milieu d’une autre clairière, située non loin de la
pelouse où ils venaient de festoyer… Ronan, se rapprochant alors de
l’ermite laboureur et de l’esclave, toujours assise son menton dans
sa main, les yeux levés vers le ciel, dit joyeusement :
– Veux-tu danser, petite Odille ? La
ronde est commencée ; elle durera jusqu’à l’aube…
La jeune fille secoua mélancoliquement la tête
sans répondre, contemplant toujours le ciel.
– Odille, qu’as-tu à rêver ainsi en
regardant la lune ?
– Le sommeil me gagne, et je songe au
vieux bardit que ma mère me chantait pour m’endormir quand j’étais
petite.
– Quel est-il ce bardit ?
– Oh ! il est bien vieux, bien
vieux… disait ma mère ; on le chante en Gaule depuis cinq ou
six cents ans…
– Et il se nomme ?
– Le bardit d’HÊNA, la vierge de
l’île de Sên.
– Le bardit d’Hêna ! – s’écrièrent à
la fois l’ermite et le Vagre en tressaillant.
Puis ils se turent, pendant qu’Odille, étonnée
de leur silence et de l’émotion qui se peignait sur leur figure,
les regardait en disant :
– Vous savez donc aussi le chant
d’Hêna !
– Chante-le toujours, mon enfant, –
répondit Ronan d’une voix altérée…
La petite Odille, de plus en plus surprise, ne
reconnaissait pas son ami : le hardi et joyeux Vagre était
devenu pensif et grave.
– Oh ! oui, mon enfant ;
dis-nous ce bardit avec ta douce voix de quinze ans, – reprit
l’ermite ; – mais pas ici… Le tumulte de la danse et de
l’orgie de là-bas, quoique lointains, couvriraient ta voix.
– L’ermite a raison… Viens avec nous,
petite Odille, sous ce grand chêne, à quelques pas d’ici… il est
entouré d’un tapis de mousse ; tu pourras t’y endormir
mollement… je te couvrirai de mon manteau…
Du pied du chêne où l’enfant alla s’asseoir,
entre Ronan et son compagnon, l’on n’entendait que le bruit éloigné
de la folle ivresse des Vagres et des Vagredines… La lune, à son
déclin, jetant ses rayons argentés sous la sombre verdure des
feuilles, éclairait presque comme en plein jour l’ermite, Ronan et
la petite esclave, qui bientôt, de sa voix pure et encore
enfantine, chanta ces premier mots du bardit :
« Elle était jeune, elle était belle,
elle était sainte, et s’appelait Hêna, Hêna, la vierge de l’île de
Sên… »
À ces paroles, l’ermite et le Vagre baissèrent
la tête, et sans que l’un s’aperçût alors des larmes que versait
l’autre, tous deux pleurèrent… Odille chanta le second
verset ; mais, brisée par la fatigue de la nuit et de la
journée, cédant au rythme mélancolique de ce bardit, qui si souvent
l’avait bercée dans son enfance et endormie sur les genoux de sa
mère, la petite esclave ne chantait plus que d’une voix affaiblie,
tandis qu’au loin les Vagres entonnèrent soudain en chœur, et d’un
mâle accent, un autre vieux bardit de la Gaule… Aussi l’ermite et
Ronan tressaillirent de nouveau lorsque ces paroles arrivèrent
jusqu’à eux, sans couvrir tout à fait la voix d’Odille :
« – Coule, coule, sang du captif… –
Tombe, tombe, rosée sanglante ! – Germe, grandis, moisson
vengeresse !… »
Les deux hommes semblèrent frappés de ce
rapprochement singulier : au loin ce chant de révolte, de
guerre et de sang… près d’eux, la voix angélique de l’enfant,
chantant Hêna, une des plus douces gloires de la Gaule armoricaine…
Mais bientôt Odille, cédant au sommeil, ne fit plus que murmurer
les paroles du bardit… puis elles devinrent inintelligibles… Sa
tête se pencha sur sa poitrine, et, adossée au tronc de l’arbre,
assise sur la mousse, elle s’endormit…
– Pauvre enfant ! – dit Ronan en la
couvrant soigneusement de son manteau ; – elle est accablée de
fatigue et de sommeil.
– Ronan, – reprit l’ermite en attachant
sur son compagnon un regard pénétrant, – le chant d’Hêna t’a fait
pleurer…
– C’est vrai.
– Qui t’émeut ainsi ?
– Un souvenir de famille… si un Vagre, un
Homme errant, un Loup a une famille…
– Ce souvenir de famille, quel
est-il ?
– Cette douce Hêna, dont parle le bandit,
était l’une de mes aïeules…
– Comment le sais-tu ?
– Autrefois, mon père me l’a dit ;
il me contait dans mon enfance des histoires des temps passés…
– Ton père, où est-il à cette
heure ?
– Je ne sais… il courait la Vagrerie, il
la court peut-être encore, à moins qu’il ne soit mort en bon Vagre…
Je saurai cela quand lui et moi nous nous retrouverons ailleurs
qu’ici…
– Où cela ?
– Dans les mondes mystérieux que nul ne
connaît, que tous nous connaîtrons… puisque tous nous irons y
revivre…
– Tu as donc conservé la foi de tes
ancêtres ?
– Mon père m’a appris à ne pas plus me
soucier de mourir que de changer de vêtement… puisqu’on quitte ce
monde-ci pour aller, corps et âme, renaître ailleurs… Persuadé de
cela, je fais, tu le vois, bon marché de ma peau… et de celles des
Franks…
– Il y a-t-il longtemps que tu as été
séparé de ton père ?
– Brisons là… c’est triste, j’aime à être
en joyeuse humeur… Cependant je me sens attiré vers toi, et tu n’es
pas gai…
– Nous vivons dans des temps où, pour
être gai, il faut avoir l’âme très-forte ou très-faible…
– Me crois-tu faible ?
– Je te crois fort et faible à la fois…
Mais ton père…
– Tu tiens à parler de lui ?
– Beaucoup…
– Soit… Eh bien, mon père était
Bagaude en sa jeunesse, et plus tard, quand les Franks
nous ont baptisés Vagres, Vagre il est devenu : le
nom était changé, le métier le même…
– Et ta mère ?
– En Vagrerie on connaît peu sa
mère ; je n’ai jamais connu la mienne… Du plus loin qu’il m’en
souvient, je devais alors avoir sept ou huit ans ;
j’accompagnais mon père et la troupe dans ses courses, tantôt en
Provence, tantôt ici, en Auvergne : étais-je fatigué, mon père
ou l’un de nos compagnons me portait sur son dos… J’ai ainsi
grandi ; nous avions souvent des jours de repos forcé… Parfois
les comtes franks, exaspérés contre nous, se rassemblaient, eux et
leurs leudes, pour nous donner la chasse… Avertis de leurs
mouvements par les pauvres habitants des champs qui nous aimaient,
nous nous retirions dans nos repaires inaccessibles, et pendant
quelques jours nous faisions les morts, tandis que les Franks
battaient la campagne sans rencontrer l’ombre d’un Vagre… Durant
ces jours de trêve, au fond de quelque solitude, mon père, je te
l’ai dit, me racontait des histoires du temps passé ; j’ai
appris ainsi que notre famille était originaire de Bretagne, où
elle vivait, où elle vit peut-être encore libre et paisible à cette
heure, puisque jamais jusqu’ici les Franks n’ont pu entamer cette
rude province : son granit est trop dur, et ses Bretons sont
comme le granit de leurs rocs…
– Je sais le proverbe : C’est un
homme dur de l’Armorique.
– Mon père me l’a aussi souvent cité.
– Mais comment a-t-il quitté cette
province paisible et libre encore aujourd’hui, grâce à son
indomptable courage, que soutient toujours sa foi druidique,
régénérée par la morale évangélique ?
– Mon père avait dix-sept ans… un jour sa
famille donna l’hospitalité à un colporteur ; celui-ci,
courant la Gaule pour son métier, raconta les malheurs du pays, et
parla de la vie aventureuse des Bagaudes. Mon père s’ennuyait de la
vie des champs ; il avait le cœur chaud, la tête ardente, il
avait sucé au berceau la haine des Franks. Frappé des récits du
colporteur, il trouva l’occasion belle pour guerroyer contre les
barbares en se joignant aux Bagaudes, quitta la maison paternelle
et alla retrouver le colporteur qui l’attendait à une lieue de là…
Tous deux, au bout de quelques jours de marche, gagnèrent l’Anjou,
rencontrèrent des Bagaudes… Jeune, robuste, hardi, mon père était
de bonne recrue ; il se joignit à eux, et… vive la
Bagaudie !… De province en province, il est ainsi venu
jusqu’en Auvergne, qu’il n’a plus guère quittée… le pays étant
propice au métier, forêts, montagnes, rochers, cavernes, torrents,
volcans éteints ; c’est une vraie terre de Bagaudie, vraie
terre de Vagrerie !…
– Comment as-tu été séparé de ton
père ?
– Il y a trois ans… Quelques
antrustions ou leudes du roi percevaient en Auvergne la
redevance du domaine royal ; nombreux et bien armés, ils ne
voyageaient que de jour. Nous attendions la fin de leur récolte
pour la récolter à notre tour… Ils s’arrêtèrent une nuit à Sifour,
petite ville ouverte… L’occasion tente mon père ; nous
marchons, croyant surprendre les Franks ; ils étaient sur
leurs gardes… Après un combat acharné, nous sommes poursuivis la
lance dans les reins. Au milieu de cette attaque nocturne, j’ai été
séparé de mon père… A-t-il été tué ou seulement blessé et emmené
prisonnier ? je l’ignore ; tous mes efforts ont été vains
pour connaître son sort… Depuis, mes compagnons m’ont choisi pour
chef… tu m’as demandé mon histoire… la voilà ; maintenant, tu
me connais.
– Plus que tu ne le penses… Ton père se
nommait Karadeuk.
– D’où sais-tu cela ?
– Le père de ton père se nommait Jocelyn…
s’il vit encore en Bretagne avec son fils aîné Kervan et sa fille
Roselyk, il habite sa maison près des pierres sacrées de
Karnak…
– Qui t’a dit…
– L’un de tes aïeux se nommait Joel, il
était BRENN de la tribu de Karnak… Hêna, la sainte du bardit, était
fille de Joel, dont la race remonte jusqu’au BRENN gaulois, qui
fit, il y a près de huit cents ans, payer rançon à Rome.
– Qui es-tu donc pour connaître ainsi ma
famille ?
– Ce chant d’esclaves révoltés contre les
Romains : « Coule, coule, sang du captif ! tombe,
tombe, rosée sanglante » a été recueilli par un de tes aïeux
nommé Sylvest, livré aux bêtes féroces dans le cirque d’Orange… et
ton père t’a sans doute aussi appris un autre fier bardit, chanté
il y a deux siècles et plus, lors d’une des grandes batailles du
Rhin contre les Franks, gagnée par Victorin, fils de Victoria, la
mère des camps…
– Tu dis vrai… mon père me l’a souvent
chanté ce bardit ; il commence ainsi :
« Ce matin nous disions :
Combien sont-ils donc ces barbares ? combien sont-ils donc ces
Franks ? »
– Et il se termine ainsi, – reprit le
moine laboureur :
« Ce soir nous disons : Combien
étaient-ils donc ces barbares ? ce soir nous disons :
Combien donc étaient-ils ces Franks ? » – Scanvoch,
un autre de tes aïeux, brave soldat et frère de lait de Victoria la
Grande, a recueilli ce chant de guerre…
– Oui, la Gaule, alors fière, libre,
triomphante, avait refoulé les barbares de l’autre côté du Rhin,
tandis qu’aujourd’hui… Tiens… moine, ne parlons plus de ce glorieux
passé… le présent me semble plus horrible encore… mon sang
bouillonne, et je suis tenté d’assommer cet évêque qui ronfle là…
Ah ! maudite soit à jamais la crédulité de nos pères, mourants
martyrs de cette religion nouvelle…
– Nos pères ont dû croire aux paroles des
premiers apôtres, qui leur prêchaient l’amour, le pardon, la
délivrance, au nom du jeune maître de Nazareth, que ton aïeule
Geneviève a vu crucifier à Jérusalem…
– Mon aïeule Geneviève ?… tu
n’ignores rien de ce qui touche ma famille… Mon père seul a pu
t’instruire de ce que tu sais… tu l’as donc connu ?
– Oui…
– Et où cela ?
– N’as-tu pas remarqué que de temps à
autre, lorsque vous reveniez au cœur de l’Auvergne, ton père
s’absentait pendant plusieurs jours ?
– C’est vrai… et le but de ces absences,
je ne l’ai jamais su.
– Ton père allait voir, près de Tulle,
une pauvre femme esclave, attachée aux terres de l’évêque de cette
cité… Cette esclave, il y a au moins trente ans de cela, avait un
jour trouvé ton père, alors chef de Bagaudes, blessé, presque
mourant dans les buissons de la route : le prenant en pitié,
elle l’aida à se traîner dans la cabane où elle logeait avec sa
mère… Ton père avait environ vingt ans… la jeune fille à peu près
l’âge de cet enfant qui dort près de nous… Tous deux s’aimèrent…
Ton père, à peine guéri de sa blessure, fut un jour surpris dans la
hutte de l’esclave par le régisseur de l’évêque, cet agent
considérant Karadeuk comme de bonne prise, voulut l’emmener esclave
à Tulle… Ton père résista, battit l’agent, et alla rejoindre les
Bagaudes.
– Et la jeune esclave ?
– Elle devint mère… et mit au monde un
fils…
– J’ai donc un frère !
– Tu as un frère…
– Le connais-tu ? Qu’est-il
devenu ?
– Le fils d’un esclave naît esclave, et
appartient au maître de sa mère… Lorsque cet enfant, que ton père
nomma Loysik en mémoire de sa race bretonne, eut quatre ou
cinq ans, l’évêque de Tulle, lui reconnaissant quelques qualités
précoces, le fit conduire au collège épiscopal, où il fut élevé
avec quelques autres jeunes esclaves destinés à entrer un jour dans
l’Église comme clercs… De temps à autre, Karadeuk, lorsque les
Bagaudes passaient près de Tulle, allait la nuit voir la mère de
son fils… celui-ci, prévenu par elle, trouvait quelquefois le moyen
de se rendre à la cabane ; là, le père et le fils
s’entretenaient longuement des choses et des hommes du temps passé,
de la Gaule, jadis glorieuse et libre ; car ton père, tu l’as
dit, conservait, par tradition de famille, un ardent et saint amour
pour notre patrie ; il espérait faire battre le cœur de son
fils à ces grands souvenirs d’autrefois, l’exaspérer contre les
Franks, et l’emmener courir avec lui la Vagrerie ; mais
Loysik, alors d’un caractère doux et timide, redoutait cette vie
aventureuse… Les années se passèrent… ton frère, s’il eût voulu,
aurait pu, comme tant d’autres, faire son chemin dans
l’Église ; mais au moment d’être ordonné prêtre il vit de si
près l’hypocrisie, la cupidité, la luxure cléricale, qu’il refusa
la prêtrise en maudissant la sacrilège alliance du clergé gaulois
et des conquérants… Il quitta la maison épiscopale, et alla
rejoindre, sur les frontières de la Provence, plusieurs ermites
laboureurs ; il avait connu l’un d’eux à Tulle, où il s’était
arrêté malade à l’hospice.
– Ces ermites avaient donc fondé une
espèce de colonie ?
– Plusieurs d’entre eux s’étaient réunis
dans une profonde solitude pour cultiver des terres dévastées et
abandonnées depuis la conquête… c’étaient des hommes simples et
bons, fidèles aux souvenirs de la vieille Gaule et aux préceptes de
l’Évangile, si odieusement faussés, reniés aujourd’hui par de
nouveaux princes des prêtres… Ces moines vivaient dans le
célibat, mais ne faisaient point de vœux ; ils restaient
laïques et n’avaient aucun caractère clérical[37] ; c’est seulement depuis quelques
années que la plupart des moines obtiennent d’entrer dans
l’Église ; aussi, devenus prêtres, perdent-ils de jour en jour
cette popularité, cette indépendance qui les rendaient si
redoutables aux évêques[38]… Du
temps dont je te parle, la vie de ces ermites laboureurs était
paisible, laborieuse ; ils vivaient en frères, selon les
préceptes de Jésus, cultivaient leurs terres en commun, et aussi
les défendaient rudement en commun, si quelques bandes de Franks,
allant d’un burg à l’autre, s’avisaient de tenter, par malfaisance,
de ravager leurs champs…
– J’aime ces ermites, à la fois
laboureurs et soldats, fidèles aux préceptes de Jésus, à l’amour de
la vieille Gaule et à l’horreur des Franks… Ces moines se battaient
rudement, dis-tu… étaient-ils donc armés ?
– Ils avaient des armes… et mieux que des
armes…
– Que veux-tu dire ?
– Tiens, – dit l’ermite en sortant de
dessous sa robe une espèce de petit sabre ou de long poignard à
poignée de fer, – remarque cette arme… mais, je te le dis, sa force
n’est pas dans sa lame.
– Où est donc cette force ? demanda
Ronan en examinant le poignard. – L’arme semble pourtant bien
trempée…
– Ce n’est point, te dis-je, par la lame
qu’elle vaut, mais par les mots gravés sur sa poignée.
– Je lis, – reprit Ronan, – je lis sur
l’un des côtés de la garde ce mot : GHILDE, et sur l’autre,
ces deux mots gaulois : AMINTIAIZ-COMMUNITEZ…
amitié-communauté… C’est sans doute la devise des ermites
laboureurs ?
– Peut-être…
– Mais ce mot GHILDE, que
signifie-t-il ? il n’est pas gaulois ?
– Non, il est saxon…
– Ah ! c’est un mot de la langue de
ces pirates, qui descendant des mers du Nord, en suivant les côtes,
remontent souvent le cours de la Loire pour ravager les pays
riverains… Ce sont de terribles pillards, mais d’intrépides
marins !… Venir ainsi des mers lointaines, dans des canots si
frêles, si légers, qu’au besoin ils les portent sur leur dos ;
on dit qu’ils ont remonté plusieurs fois la Loire jusqu’à
Tours ?
– Oui, puisque aujourd’hui la Gaule est
en proie aux barbares du dedans et du dehors.
– Mais ce mot saxon GHILDE, gravé sur le
fer, est-ce lui qui, selon tes paroles, fait la force cette
arme ?
– Oui… car ce mot peut opérer des
prodiges…
– Explique-toi…
– L’un des moines laboureurs, avant de se
réunir à nous, habitait les bords de la Loire… Enlevé jeune, il y a
de longues années, lors d’une descente des pirates en Touraine, il
avait été emmené dans leur pays… Pendant qu’il y séjournait, il
observa que ces hommes du Nord trouvaient une force immense dans
des associations où chacun était solidaire de tous et tous de
chacun… solidaires par la fraternité, par l’assistance, par les
biens, par les armes, par la vie, s’il le fallait. Ces
associations, que l’on croirait nées de la fraternité chrétienne,
étaient pratiquées dans ces contrées plusieurs siècles avant la
naissance de Jésus, et se nommaient des GUILDE[39].
Plus tard, lorsque ce captif des pirates, après leur avoir échappé,
se joignit à nous autres, ermites laboureurs…
– Pourquoi t’interrompre ?
– Je ne peux t’en dire davantage… un
serment m’oblige à me taire… ma confiance m’entraînerait trop
loin…
– Soit, je dois respecter ton secret…
Mais cette confiance que je t’inspire, je l’éprouve aussi pour toi…
quoique étrangers l’un à l’autre… étrangers ? non… car tu
connais comme moi-même l’histoire de ma famille… Mais, j’y songe…
mon frère, tu me l’as dit, était au nombre de ces ermites
laboureurs dont tu fais partie… Tu dois l’avoir intimement
connu ; car lui seul a pu te donner sur les descendants de
Joel ces détails, qu’il tenait sans doute de mon père… Tu te
tais ? pourquoi me regarder ainsi ?… ton silence me
trouble et m’émeut malgré moi… tes yeux se remplissent de
larmes…
– Ronan… ton frère est né il y a trente
ans… c’est mon âge…
– Que dis-tu !
– Ton frère s’appelle Loysik…
c’est mon nom…
– Loysik ! ce frère ?…
– C’est moi…
– Joies du ciel !…
L’ermite et le Vagre restèrent longtemps
embrassés… Après leur premier épanchement de tendresse, Ronan dit à
Loysik :
– Et notre père ?
– Comme toi, j’ignore son sort… ne
désespérons pas de le retrouver… Ne t’ai-je pas retrouvé,
toi ?
– Ton instinct fraternel t’a donc poussé
à nous accompagner ?
– Je ne t’ai reconnu pour mon frère qu’à
ton attendrissement causé par le bardit d’Hêna, une de tes aïeules,
m’as-tu dit. Alors, pour moi, plus de doute, nous étions frères ou
proches parents ; le récit de ta vie m’a prouvé que nous
étions frères…
– Et pourquoi nous as-tu d’abord suivis
en Vagrerie, toi, un véritablement saint homme ?
– Ne m’as-tu pas entendu répondre à
l’évêque Cautin : « Ce ne sont pas les bien portants,
mais les malades qui ont besoin de médecin, » a dit Jésus…
– Me blâmerais-tu d’être Vagre, comme mon
père a été Bagaude ?…
– Écoute-moi, Ronan… Comme toi, j’ai
horreur de l’esclavage et de la conquête, car depuis l’invasion
franque, la Gaule jadis puissante et féconde est couverte de ruines
et de ronces : les propriétaires, les colons, les laboureurs,
ont fui devant les barbares qui les réduisent à la servitude ou à
une misère affreuse ; grand nombre de ces malheureux, poussés
à bout par le désespoir, courent comme toi la Vagrerie ; de
rares esclaves, mourants de faim, écrasés de travail, cultivent
seuls, sous le fouet, les biens de l’Église et des seigneurs
franks… Les cités, autrefois si riches, si florissantes par leur
commerce, aujourd’hui ruinées, presque dépeuplées, mais au moins
défendues par leurs murailles, offrent plus de sécurité à leurs
habitants, et encore les guerres civiles incessantes des fils de
Clovis, toujours acharnés à se dépouiller entre eux, livrent
parfois ces villes à l’incendie, au pillage et au massacre… Pendant
les trêves, à peine les habitants osent-ils sortir de leurs
murs ; les routes infestées de bandes errantes, rendent les
communications, les approvisionnements impossibles… et trop souvent
les horreurs de la famine ont décimé les grandes cités…
– Oui, voilà ce que la conquête a fait de
la Gaule… Elle ne peut plus être libre… qu’elle disparaisse du
monde, ensevelissant ses conquérants sous ses ruines !
– Mon frère, cette Gaule que tu ravages
avec autant d’acharnement que ses conquérants, n’est-ce pas notre
patrie bien-aimée, notre mère ? Est-ce à nous, ses fils, de
nous unir aux barbares pour l’accabler de maux et de misères…
– Préfères-tu donc tendre le dos à un
joug infâme ?
– Comme toi, je veux exterminer la
barbarie des oppresseurs… comme toi, je veux mettre un terme au
lâche hébétement des opprimés ; mais je veux tuer la barbarie
par la civilisation ; l’ignorance par l’enseignement ; la
misère par le travail ; l’esclavage par notre héroïque
sentiment de nationalité, hélas ! presque éteint en nous
aujourd’hui, mais si puissant chez nos pères, lorsque nos druides
soulevaient les populations en armes contre les Romains.
– Nos derniers druides, traqués par les
évêques, ont péri dans les supplices !
– Mais la foi druidique n’est pas morte…
non, non… les formes des religions passent, mais leur divin
principe reste éternel, parce qu’il est divin… Crois-moi, ravivée,
régénérée par la douce morale de Jésus, ce grand sage, ce génie
sublime et tendre ! la foi druidique revit dans de nobles
cœurs, elle a conservé sa croyance immuable à l’immortalité des
corps et des âmes, à leur perpétuelle renaissance dans l’immensité
des mondes étoilés, afin que par ces épreuves, par ces vies
successives, les méchants deviennent meilleurs, et les bons
meilleurs encore… Oui, l’humanité, visible ou invisible, s’élevant
de sphère en sphère dans son labeur éternel, dans son progrès
continu, vers une perfection infinie comme celle du Créateur… Telle
est notre foi, à nous druides chrétiens, qui pratiquons la doctrine
évangélique dans tout ce qu’elle a de tendre, de miséricordieux, de
libérateur…
À ces mots de Loysik, une voix s’éleva du
milieu d’un fourré situé près du chêne, et s’écria :
– Relaps ! sacrilège !
adorateur de Mammon ! ermite du diable ! tu seras brûlé
comme hérétique !…
C’était la voix de l’évêque Cautin… Ronan
courait aux broussailles pour assommer l’homme de Dieu, malgré les
instances de Loysik, lorsque du côté où les Vagres terminaient leur
nuit d’orgie par des chants et par des danses, ces cris
retentirent :
– Alerte ! nous sommes surpris…
alerte, voici les leudes du comte Neroweg !…
– Il est à leur tête !
– Alerte ! les leudes du comte de
Neroweg ! Nos vedettes les ont aperçus de loin…
La petite Odille, réveillée par le tumulte, et
entendant les paroles des Vagres, s’écria avec terreur, en se
jetant au cou de Ronan :
– Le comte Neroweg !
sauve-moi !
– Ne crains rien, pauvre enfant !
c’est lui qui doit craindre.
Puis, s’adressant à Loysik, Ronan
ajouta :
– Mon frère, la destin nous envoie un
descendant de cette race de Neroweg, que notre aïeul Scanvoch a
combattu, il y a deux siècles, sur les bords du Rhin… Je veux tuer
ce barbare, sa descendance ne sera pas funeste à la nôtre…
– Tue-moi aussi, – murmura Odille en se
jetant aux genoux du Vagre et en joignant les mains ; – j’aime
mieux mourir que de retomber aux mains du comte…
Ronan, touché du désespoir de l’enfant et ne
pouvant prévoir l’issue du combat, resta un moment pensif ;
puis, avisant, assez élevée au-dessus de sa tête, une grosse
branche de chêne, il s’élança d’un bond, la saisit à son
extrémité ; puis, retombant sur le sol, il la ramena, la
tenant d’une main ferme, et la faisant plier.
– Loysik, – dit-il à l’ermite, – assois
Odille sur cette branche ; en se redressant elle enlèvera
cette pauvre enfant, qui pourra ainsi gagner la feuillée et s’y
blottir jusqu’à la fin du combat… Je vais rassembler les Vagres…
Bon courage, petite Odille… je reviendrai…
Et il courut vers ses compagnons, pendant que
l’esclave, placée sur la branche par Loysik, disparaissait au
milieu de l’épaisse feuillée en tendant ses bras vers Ronan…
L’aube naissante éclairait la forêt, la cime
des arbres se rougissait des premiers feux du jour. Les Vagres, qui
venaient d’annoncer l’approche du comte Neroweg et de ses leudes,
avaient pris, à travers le fourré, un sentier impraticable aux
chevaux des Franks, et beaucoup plus court que le chemin que
ceux-ci devaient suivre pour arriver à la clairière. La plupart des
Vagres, las de boire, de chanter et de danser, s’étaient endormis
sur l’herbe peu de temps avant le lever du soleil ; réveillés
en sursaut, ils coururent aux armes : les esclaves, les
colons, les femmes, les propriétaires ruinés, qui s’étaient joints
à la Vagrerie, commencèrent, en apprenant l’arrivée des leudes, les
uns à trembler, les autres à fuir au plus profond de la forêt,
tandis que bon nombre, gardant au contraire une brave contenance,
se munissaient en hâte, et faute de mieux, de gros bâtons noueux
arrachés aux arbres… Les Vagres comptaient parmi eux une douzaine
d’excellents archers, les autres étaient armés de haches, de masses
d’armes, de piques, d’épées, ou de faux emmanchées à revers. Aux
premiers cris d’alarme, les hardis compagnons s’étaient réunis
autour de Ronan et de l’ermite… Fallait-il combattre les
leudes ? fallait-il fuir devant eux ? Peu voulaient fuir,
beaucoup voulaient combattre… et la belle évêchesse, au bras de son
Vagre, criait plus haut que tous les autres : –
Bataille ! bataille ! – espérant peut-être trouver ainsi
la mort, après cette nuit d’amour et de liberté, qui semblait lui
peser comme un remords.
Deux autres vedettes accoururent : cachés
dans les taillis, ils avaient pu compter, à peu près, le nombre des
leudes du comte ; ils n’étaient guère qu’une vingtaine à
cheval, bien équipés, mais une centaine de gens de pied, armés de
piques et de bâtons, les accompagnaient ; les uns étaient
Franks, les autres appartenaient à la cité de Clermont, requise, au
nom du roi, par le comte Neroweg, d’envoyer des hommes à la
poursuite des Vagres ; plusieurs esclaves de l’évêque Cautin
qui, par peur de l’enfer, n’avaient pas voulu courir la Vagrerie
après l’incendie de la villa épiscopale, augmentaient la troupe de
Neroweg. La troupe de Ronan, y compris les nouvelles recrues
décidées à combattre, s’élevait à quatre-vingts hommes au plus.
Dans cette épineuse occurrence, on tint
conseil en Vagrerie… Que décida-t-on ? plus tard on le
saura.
*
*
*
Depuis une demi-heure, l’arrivée du comte et
de ses leudes a été annoncée par les vedettes ; les Vagres ont
disparu ; au milieu des clairières où ils ont festoyé durant
la nuit, il ne reste que les débris du festin, des outres vides,
des vases d’or et d’argent semés sur l’herbe foulée ; près de
là sont les chariots emmenés de la villa épiscopale, et plus loin
les carcasses des bœufs près d’un brasier fumant encore… Profond
est le silence de la forêt… Bientôt un esclave de la villa, l’un
des pieux guides des leudes, sort du fourré dont la clairière est
entourée ; il s’avance d’un pas défiant, prêtant l’oreille et
regardant autour de lui, comme s’il redoutait quelque
embûche ; mais à la vue des débris du festin, il fait un
mouvement de surprise et se retourne vivement ; il allait sans
doute appeler la troupe qu’il précédait de loin, lorsqu’à l’aspect
des vases d’or et d’argent, dispersés sur l’herbe, ce bon
catholique réfléchit, court au butin, se saisit d’un calice d’or
qu’il cache sous ses haillons ; puis il appelle les leudes à
grands cris en disant :
– Par ici ! par ici !…
On entend d’abord au loin, et se rapprochant
de plus en plus, un grand bruit dans les bois, les branches des
taillis se brisent sous le poitrail et sous le sabot des
chevaux ; des voix s’appellent et se répondent ; enfin
sort du fourré le comte Neroweg à cheval, et à la tête de plusieurs
de ses leudes ; les autres, moins impétueux, ainsi que les
gens de pied le suivent de loin, à travers le taillis, et vont
bientôt le rejoindre. Aux cris de l’esclave, Neroweg avait cru
tomber sur la troupe des Vagres ; mais il ne vit personne dans
la clairière, sinon notre bon catholique qui accourait
criant :
– Seigneur comte ! les Vagres impies
qui ont saccagé la villa de notre saint évêque, se sont enfuis dans
la forêt.
Neroweg leva sa longue épée sur la tête de
l’esclave, l’abattit sanglant aux pieds de son cheval.
– Chien ! – s’écria-t-il, – tu m’as
trompé… tu t’entendais avec les Vagres !…
L’esclave tomba mourant, et le vase d’or qu’il
avait dérobé s’échappa de dessous ses haillons.
– À moi le vase d’or, – s’écria le comte,
et montrant le calice du bout de son épée à un de ses hommes, qui
le suivait à pied, ajouta : – Karl, mets cela dans ton
sac…
Ces pillards avaient toujours sur leurs talons
quelques porteurs de grands sacs, où ils enfouissaient le
butin ; mais au moment où Karl s’apprêtait à obéir au comte,
celui-ci aperçut plus loin, étincelants dans l’herbe aux rayons du
soleil levant, les autres vases d’or et d’argent, emportés de la
villa épiscopale. Neroweg, faisant faire alors un grand bond à son
cheval, s’écria :
– À moi ces trésors… remplis ton sac,
Karl… appelle Rigomerr, qu’il remplisse aussi le sien… À moi
tous !…
– Non pas à toi seul… mais à nous !
– s’écrièrent les leudes qui le suivaient ; – à nous aussi ces
richesses… Ne sommes-nous pas tes égaux ?…
– Égaux à la bataille… nous sommes égaux
au partage du butin ; n’oublie pas ceci, Neroweg…
– Souviens-toi qu’au pillage de Soissons,
le grand roi Clovis lui-même… n’osa pas disputer un vase d’or à
l’un de ses guerriers.
– À nous donc ces trésors comme à toi… et
faisons à l’instant le partage…
Le comte n’osa pas résister aux réclamations
des leudes, car ces guerriers, tout en reconnaissant un chef,
traitaient toujours avec lui de pair à pair. Aussi plusieurs de ces
pillards descendirent de cheval, convoitant des yeux les calices,
les boîtes à Évangiles, les patènes, les coupes, les plats, les
bassins et autres orfèvreries d’or et d’argent… Déjà, se
précipitant, se heurtant, ils allongeaient les mains vers ces
richesses, lorsqu’une voix retentissante, qui semblait venir du
ciel, s’écria :
– Arrêtez, sacrilèges ! Dieu vous
entend… Dieu vous voit !… Si vous osez porter une main impie
sur les biens de l’Église, vous êtes damnés…
À cette voix d’en haut, le comte Neroweg
pâlit, trembla de tous ses membres, et tomba à genoux… Plusieurs
leudes l’imitèrent, frappés de terreur.
– Tous à genoux, païens ! – reprit
la voix de plus en plus menaçante, – tous à genoux,
maudits !…
Les derniers leudes qui restaient encore
debout s’agenouillèrent éperdus, ainsi que tous les gens de pied
qui avaient rejoint les cavaliers ; cette foule effarée courba
le front, se frappa la poitrine en murmurant :
– Miracle ! miracle ! c’est la
voix du Seigneur Dieu !…
– Maintenant, grands pécheurs ! –
reprit la voix d’en haut d’un ton plus terrible encore, –
maintenant que vous vous êtes courbés, frappés de terreur sous
l’œil du Seigneur, venez au secours de votre…
La voix n’acheva pas… les rameaux d’un grand
chêne, auprès duquel étaient agenouillés Neroweg et ses leudes, se
brisèrent çà et là sous le poids d’un gros corps dégringolant de
branche en branche, et dont la chute, ainsi amortie, fut si peu
dangereuse, que ce gros corps, arrivant à terre presque sur ses
pieds, faillit écraser le comte. Ce nouvel incident, ajoutant à la
terreur de Neroweg et à celle de la foule, tous se jetèrent la face
contre terre en murmurant :
– Seigneur ! Seigneur ! ayez
pitié de nous dans votre colère !…
Qui était tombé du faite de l’arbre ?…
l’évêque Cautin… la voix d’en haut, c’était la sienne… Avant
l’arrivée des Franks, Ronan, le piquant de la pointe de son épée,
l’avait forcé à grimper devant lui comme un gros loir dans le
branchage du chêne, où il l’avait accompagné, le laissant même
parler au nom du Seigneur, tant qu’il s’était borné à épouvanter
Neroweg et ses leudes ; mais lorsque le saint homme voulut les
appeler à son aide, le Vagre le saisit à la gorge… ce brusque
mouvement fit choir Cautin de branche en branche presque sur le dos
du comte ; mais l’homme de Dieu était un rusé compère, et
quoiqu’un instant étourdi de sa chute, il voulut profiter de la
terreur des Franks et de la foule, toujours agenouillés la face
contre terre, il se raffermit sur ses jambes, puis il s’écria en
gonflant ses joues et en frottant ses larges reins endoloris par sa
chute :
– Malheureux ! implorez votre saint
évêque, qui redescend du ciel… sur l’aile des archanges du
Seigneur !…
– Miracle ! – dit la foule, et
chacun de baiser la terre en se frappant la poitrine avec un
redoublement de terreur. – Miracle !… miracle !…
– Saint évêque Cautin, qui descendez du
ciel… protégez-nous !
– Est-ce ta voix, patron ? – murmura
Neroweg toujours la face contre terre, sans oser encore lever les
yeux, – est-ce ta voix, saint évêque, ou est-ce un piège de
Satan ?
– C’est moi-même… moi, ton évêque… en
douter serait un sacrilège !…
– D’où viens-tu, bon patron ?
– Ne te l’ai-je pas dit ?… je
descends du ciel… Le Seigneur, après le sac de la villa épiscopale,
me voyant emmené par les Vagres, à jamais damnés ! a envoyé à
mon secours des anges exterminateurs, revêtus d’armures
d’hyacinthe, et armés d’épées flamboyantes ; ils m’ont arraché
des mains des Philistins, m’ont pris sur leurs ailes d’azur et
d’argent, et m’ont emporté vers le ciel, où, moi, serviteur indigne
du Roi des rois, j’ai eu la délectation, la jubilation de
contempler la face resplendissante de l’Éternel au milieu des
chants des séraphins et des parfums du paradis…
– Miracle ! – répéta la foule tout
d’une voix. – Miracle !…
– Notre saint évêque a vu le Seigneur en
face.
– Saint Cautin, – reprit Neroweg, – tu me
protégeras, bon patron, mon cher père en Dieu !
– Oui, si tu te prosternes toujours
devant les évêques du Seigneur, et si tu enrichis son Église… Il
l’a dit… il te le répète par ma voix !…
– Je te ferai bâtir une chapelle en ce
lieu, s’il le faut, saint évêque, pour glorifier ce grand
miracle…
– Ce n’est point assez, m’a dit le
Seigneur, qui dans sa toute-puissance et omnipotence devinait ta
pensée… Non, ce n’est point assez… Voici ses paroles sacrées,
écoute-les bien, comte :
– Je t’écoute, patron… je t’écoute…
« – Neroweg et ses leudes, – m’a dit le
Seigneur, – ont fui lâchement de la villa épiscopale lorsqu’elle a
été attaquée par les Vagres… »
– J’ai cru que c’étaient des diables
sortant de l’enfer qui est sous ta salle de festin, saint
patron…
– C’étaient en effet des diables ;
mais ils avaient pris figure de Vagres… ce qu’ils ne font que trop
souvent… Donc le Seigneur m’a dit ceci de sa propre
bouche :
« – Je veux que le comte Neroweg fasse
abandon du quart de ses biens à l’évêque de Clermont ; qu’il
fasse rebâtir et orner richement la villa épiscopale, qu’il a si
lâchement laissé mettre à feu et à sac par des diables, sous figure
de Vagres… fantômes, que moi, le Seigneur Dieu, j’avais envoyés de
mon enfer, au comte Neroweg, pour éprouver s’il aurait le courage
de défendre son père en Christ, l’évêque Cautin… Je veux de plus
que le comte Neroweg poursuive les Vagres à outrance, qu’il les
fasse périr dans les supplices, surtout leur chef, et un ermite
relaps, renégat, idolâtre, qui accompagne ces damnés… Je veux enfin
que le comte fasse brûler à petit feu une Moabite, une sorcière,
une infernale diablesse, qui fut autrefois liée par le mariage à
mon chaste et bon serviteur l’évêque Cautin, qui, depuis que je
l’ai fait, par ma grâce, monter à l’épiscopat, est une véritable
rose de pudicité, un véritable tigre de renoncement aux
abominations de la chair… Que le comte Neroweg accomplisse mes
dites volontés, à ce prix seulement, je lui remettrai ses péchés,
et un jour je lui ouvrirai les portes de mon éternel paradis…
Amen… » Là-dessus, les séraphins ont brûlé des
parfums d’une odeur céleste, et joué un air de luth des plus
délectables… après quoi le Seigneur a ordonné à ses archanges de me
rapporter doucement sur leurs ailes vers la terre… ce qu’ils
viennent d’accomplir… Voyez plutôt là-haut, tout là-haut, mais il
faut vous hâter… voyez tout là-haut… les derniers archanges
s’envoler vers le trône d’or de l’Éternel en déployant leurs belles
ailes d’azur et d’argent !…
Neroweg et quelques-uns de ses leudes,
alléchés par le récit de cette vision, se relevèrent, béants, sur
leurs genoux, et levèrent les yeux au ciel pour jouir du miraculeux
spectacle promis par l’évêque ; mais au lieu des archanges aux
ailes d’azur et d’argent, ils virent, par hasard, deux Vagres
chevelus et barbus, leurs arcs entre les dents, rampant comme des
couleuvres le long d’une grosse branche d’arbre, afin de gagner un
endroit d’où ils pourraient, en bons archers, viser sûrement
Neroweg et sa troupe…
– Trahison ! – s’écria le comte en
se dressant de toute sa hauteur, et montrant la cime des arbres à
ses leudes.
1 comment