– Tenez-vous beaucoup à la vie de votre évêque ?

– Pour lui nous souffririons mille morts ! – répondirent les trois vieilles, – oui, mille morts !…

– Oh ! pieuses femmes ! – s’écria Cautin jubilant. – Quelle superbe part de paradis vous aurez… Aussi, en attendant le jour de la vie éternelle, je vous absous de tous vos péchés et vous bénis !

– Ô notre évêque, – reprirent les vieilles, se frappant la poitrine, – saint, trois fois saint parmi les saints !… grâces te soient rendues !…

– Écoutez-moi, pauvres brebis, qui prenez le boucher pour le pasteur, – leur dit Ronan. – Si à l’instant vous ne profitez pas de ces dons, nous pendons, à vos yeux, votre évêque à cet arbre.

– Voici une corde, – dit Dent-de-Loup.

Et il la passa au cou de Cautin.

– Chères filles, emportez tout ! prenez tout ! – s’écria le prélat en se débattant. – Je vous adjure, je vous ordonne, moi, votre père en Christ, d’emporter ce butin sur l’heure !

Une des vieilles obéit promptement ; les deux autres restèrent agenouillées en disant :

– Tu veux nous éprouver, grand évêque !

– Mais ces païens vont me pendre…

– Un saint homme comme toi ne craint pas le martyre.

– Non, mes filles, je ne le crains pas… mais je me sens encore indispensable au salut de mon troupeau… Emportez donc ce butin, vous dis-je, sinon je vous damne ! je vous excommunie, maudites vieilles ! vous répondrez de ma mort devant le Seigneur au jour du jugement !…

– Saint évêque, tu veux nous éprouver jusqu’à ta fin ; tu nous a dit : Toucher aux biens de l’Église, c’est péché mortel… Voudrais-tu nous commander un péché mortel ?

– Non, non, – reprit l’autre vieille en se frappant à grands coups la poitrine, – tu ne veux pas nous commander un péché mortel… c’est le martyre que tu veux…

– Et de là-haut tu nous béniras, Saint-Cautin, grand Saint-Cautin ! glorieux martyr !   .

– Évêque, tu entends ces pauvres vieilles ? tu as semé, tu récoltes… Allons, mes Vagres, haut la corde !

L’ermite s’interposait encore, afin de protéger le prélat, lorsque quelques Vagres, montés sur les chariots, et regardant au loin, s’écrièrent :

– Des leudes ! des guerriers franks !…

– Ils sont sept ou huit à cheval, et conduisent plusieurs hommes garrottés, des esclaves sans doute… Allons, mes Vagres, mort aux leudes ! liberté aux esclaves !…

– Mort aux leudes ! liberté aux esclaves !… – crièrent les Vagres en courant aux armes.

– Les Franks ! ils vont me reprendre et me reconduire au burg du comte, – s’écria la petite Odille toute tremblante. – Ronan, ayez pitié de moi !

– Les leudes, te prendre, pauvre enfant ! il n’en restera pas un seul pour t’emporter.

– Ronan, pas d’imprudence, – reprit l’ermite ; – ces cavaliers peuvent être les éclaireurs d’une troupe plus nombreuse. Détache éclaireurs contre éclaireurs, et garde ici le gros de ta troupe, retranché derrière les chariots.

– Moine, tu as raison… Tu as donc fait la guerre ?

– Un peu… de çà, de là, dans l’occasion, pour défendre les faibles contre les forts…

– Des guerriers franks ! – s’écria Cautin en joignant les mains d’un air triomphant, – des amis ! des alliés ! je suis sauvé… À moi, chers frères en Christ ! à moi, mes fils en Dieu !… délivrez-moi des mains des Philistins ! à moi, mes…

Ronan ayant soudain tiré la corde restée pendante au cou du saint homme, l’interrompit net en serrant le nœud coulant.

– Évêque, pas de cris inutiles, – dit l’ermite ; – et toi, Ronan, pas de violence, je t’en prie… ôte cette corde du cou de cet homme.

– Soit ; mais ce sera pour lui lier les mains, et s’il me rompt davantage les oreilles, je l’assomme…

– Les cavaliers franks s’arrêtent à la vue des chariots, – s’écria un Vagre ; – ils semblent se consulter.

– Notre conseil à nous ne sera point long. Ces Franks sont sept à cheval, que six Vagres me suivent, et, foi de Ronan, il y aura tout à l’heure en Gaule sept conquérants de moins !

– Nous voilà six… marche.

Parmi les six Vagres était le Veneur… L’évêchesse, le voyant examiner la monture de sa hache, sauta du chariot à terre, et, l’œil brillant, les narines gonflées, la joue en feu, retroussant la manche droite de sa robe de soie, elle mit ainsi à nu, jusqu’à l’épaule, son beau bras, aussi blanc que nerveux, et s’écria :

– Une épée ! une épée !…

– Qu’en feras-tu, belle évêchesse en Vagrerie ?

– Je me battrai près de mon Vagre ! je me battrai… comme nos mères des temps passés !

– Marchons, ma Vagredine ! Si tes beaux bras sont aussi forts pour la guerre que pour l’amour, malheur aux Franks !

Et l’évêchesse, prenant virilement une épée, comme une Gauloise des siècles passés, courut gaiement à l’ennemi au bras de son Vagre. En passant devant l’évêque elle lui dit :

– Pendant douze ans tu m’as fait maudire la vie… je vais peut-être mourir… je te pardonne…

– Tu me pardonnes, scélérate impudique ! lorsque c’est toi qui devrais, le front dans la poussière, me demander grâce pour tes énormités !

Cautin parlait encore que la Vagredine et le Vagre étaient déjà loin.

– Petite Odille, attends-moi ; ces Franks tués, je reviens, – dit Ronan à la jeune fille, qui, toute pâle, le retenant de ses deux mains, le regardait de ses grands yeux bleus pleins de larmes. – Ne tremble pas ainsi… pauvre enfant !

– Ronan, – murmura-t-elle en étreignant plus vivement encore le bras du Vagre, – je n’ai plus ni père ni mère ; tu m’as délivrée du comte et de l’évêque, tu as bon cœur, tu es plein de compassion pour le pauvre monde, tu me traites avec une douceur de frère ; cette nuit, je t’ai vu pour la première fois, et pourtant il me semble qu’il y a déjà longtemps, longtemps que je te connais…

Puis elle saisit les deux mains du Vagre, les baisa et ajouta tout bas, les lèvres palpitantes :

– Et ces Franks, s’ils te tuaient ?…

– S’ils me tuaient, petite Odille ?…

Se retournant alors vers l’ermite, qu’il désigna du regard à la jeune fille, il ajouta :

– Si les Franks me tuent, ce bon moine laboureur veillera sur toi.

– Je te le promets, mon enfant ; je te protégerai.

– Petite Odille, – reprit Ronan presque avec embarras, lui pourtant d’ordinaire aussi timide… qu’on l’est en Vagrerie, – un baiser sur ton front… ce sera le premier et le dernier peut-être…

L’enfant pleurait en silence ; elle tendit son front de quinze ans à Ronan ; il y posa ses lèvres, et, l’épée haute, partit en courant… À peine fut-il éloigné des chariots, que l’on entendit les cris des Vagres attaquant les leudes. Odille, à ces cris, se jeta, sanglotante, éperdue, dans les bras de l’ermite, cachant sa figure dans son sein, et s’écria :

– Ils vont le tuer… ils vont le tuer…

– Courage, Franks… courage, mes fils en Dieu ! – hurlait Cautin garrotté à la roue d’un chariot ; – exterminez ces Moabites… et surtout exterminez ma diablesse de femme, cette grande impudique à robe orange, à écharpe bleue et aux bas rouges brodés d’argent… je vous la signale… pas de merci pour cette Olliba ! coupez-la en morceaux si vous pouvez !

– Évêque, évêque… tes paroles sont inhumaines… Rappelle-toi donc toujours la miséricorde de Jésus envers Madeleine et la femme adultère, – dit l’ermite, tandis qu’Odille, la figure toujours cachée dans le sein de ce vrai disciple du jeune homme de Nazareth, murmurait :

– Ils vont tuer Ronan… ils vont le tuer…

– Me voici revenu… les Franks ne m’ont pas tué, petite Odille, et les gens qu’ils emmenaient sont délivrés.

Qui parlait ainsi ? c’était Ronan. Quoi ? déjà de retour ? oui, les Vagres font vite et bien. D’un bond, Odille fut dans les bras de son ami.

– J’en ai tué un… il allait tuer mon Vagre ! – s’écria l’évêchesse aussi revenant… Et, jetant là son épée sanglante, le regard étincelant, le sein demi-couvert par ses longues tresses noires, désordonnées comme ses vêtements par l’action du combat, elle dit au Veneur :

– Es-tu content ?

– Forts pour l’amour, forts pour la guerre, sont tes bras nus, ma Vagredine ! – répondit le joyeux garçon. – Maintenant, un coup à boire de ta belle main !

– Boire à ma barbe ce vin qui fut le mien ! courtiser devant moi cette femme effrontée qui fut la mienne ! – murmura l’évêque, – voilà qui est monstrueux ! voilà qui est le signe précurseur des calamités effroyables qui se répandront sur la terre…

Trois des Vagres avaient été blessés : l’ermite les pansait avec tant de dextérité, qu’on pouvait le croire médecin ; il se relevait pour aller de l’un à l’autre des blessés, lorsqu’il vit s’avancer vers lui les gens que les leudes emmenaient, et qui venaient d’être délivrés par les hommes de Ronan. Ces malheureux, un instant auparavant prisonniers, étaient couverts de haillons ; mais la joie de la délivrance brillait sur leurs traits. Conviés par leurs libérateurs à boire et à manger pour réparer leurs forces, ils venaient s’acquitter et s’acquittèrent au mieux de ce soin, grâce aux provisions de la villa épiscopale. Pendant qu’ils dégonflaient les outres et faisaient disparaître le pain et le jambon, le moine dit à l’un d’eux, homme encore robuste, malgré sa barbe et ses cheveux gris :

– Frères, qui êtes-vous ? d’où venez-vous ?

– Nous sommes colons et esclaves, autrefois propriétaires et laboureurs des terres nouvelles que le fils de Clovis a ajoutées en bénéfices[29] aux terres saliques ou terres militaires[30] que le comte frank Neroweg tenait déjà de son père par le droit de la conquête.

– Ainsi le comte vous a dépouillés de vos champs ?

– Plût au ciel ! bon ermite.

– Comment ?

– Le comte nous les a laissés, au contraire ; il y a même ajouté deux cents arpents, le maudit ! deux cents arpents appartenant à mon voisin Féréol, qui s’était enfui de peur des Franks.

– On double ton bien, frère et tu te plains ?

– Si je me plains !… Ignores-tu donc comment les choses se passent en Gaule ? Voici ce qu’autrefois m’a dit le comte : « – Mon glorieux roi m’a fait comte en ce pays, et m’a donné de plus à bénéfice, qui deviendra, je l’espère, héréditaire, comme mes terres militaires, ces domaines-ci, avec leur bétail, leurs maisons et leurs habitants… Tu cultiveras pour moi les champs qui t’appartiennent ; j’y ajouterai même de nouveaux guérets : tu deviens mon colon ; tes laboureurs, mes esclaves, tous vous travaillerez à mon profit et à celui de mes leudes ; vous leur fournirez, ainsi qu’à moi, selon tous nos besoins ; vous aiderez mes esclaves maçons et charpentiers à la bâtisse d’un nouveau burg que je veux à la mode germanique : vaste, commode et suffisamment retranché au milieu d’un ancien camp romain que j’ai remarqué ; vos chevaux et vos bœufs, devenus les miens, charrieront les pierres et les poutres trop lourdes pour être portées à dos d’homme. De plus, toi, mon colon, tu me payeras, pour ta part, cent sous d’or par an, sur lesquels j’en donnerai dix en présent au roi lorsque chaque année j’irai lui rendre hommage. – Cent sous d’or ! m’écriai-je ; mes terres et celles de mon voisin Féréol ne rapportent pas cette somme bon an mal an… comment veux-tu que je te la paye, et qu’en outre je te nourrisse, toi, tes leudes, tes serviteurs, et que de plus je vive, moi, ma famille et mes laboureurs, devenus tes esclaves. » – À cela le comte m’a répondu en me menaçant de son bâton : – « J’aurai mes cent sous d’or tous les ans… sinon je te fais couper les pieds et les mains par mes leudes… »

– Pauvre homme ! – dit tristement l’ermite. – Et comme tant d’autres tu as consenti à ce servage ?

– Que faire ? comment résister au comte et à ses leudes ? je n’avais autour de moi que quelques laboureurs, et les prêtres leur prêchent la soumission à nos conquérants, larrons sanguinaires qui, l’épée haute, nous viennent dire : « Les champs de vos pères, fécondés par leur travail et le vôtre, sont à nous… et pour nous vous les cultiverez ? » Oui, que faire ? résister ? impossible… fuir ? c’était aller au-devant de l’esclavage dans une autre province, puisque toutes sont envahies par les Franks. Et puis, j’avais alors une jeune femme… la servitude ou la vie errante m’effrayait plus encore pour elle que pour moi… enfin je tenais à ce pays, à ces champs où j’étais né ; il me semblait horrible de les cultiver pour un autre, et pourtant je préférais ne pas les abandonner… Moi et mes laboureurs, devenus esclaves du comte, eux qui trouvaient autrefois dans leur travail une existence heureuse et paisible, nous nous sommes résignés. Misère atroce ! labeur incessant ! telle fut notre vie… Je parvenais, à force de travail, de privations, à subvenir aux besoins de Neroweg et de ses leudes, et à faire produire à mes terres soixante-dix à quatre-vingt sous d’or par année… Deux fois le comte me fit mettre à la torture pour me forcer à lui donner les cent sous d’or qu’il voulait… Je ne possédais pas un denier au delà de ce que je lui remettais : j’en fus pour la torture, lui pour sa cruauté…

– Et jamais, – dit Ronan, – il ne t’est venu à l’idée de choisir une belle nuit noire pour mettre le feu au burg, et, aidé de tes laboureurs, de massacrer le comte et ses leudes ?

– Mais, encore une fois, et les prêtres ? ne persuadent-ils pas aux esclaves que plus leur sort est atroce, plus ils auront de part au paradis ? ne les menacent-ils pas de peines effroyables s’ils osent se révolter contre les Franks ?… Je ne pouvais donc compter sur mes compagnons d’esclavage, hébétés par la peur du diable, et énervés par la misère… puis, je te l’ai dit, j’avais de jeunes enfants, et leur mère, accablée de chagrin, était très-maladive ; enfin, cette année, la pauvre créature heureusement est morte. Mes fils étaient devenus des hommes : eux et moi, ainsi que quelques autres esclaves, las de souffrir, las de travailler de l’aube au soir, pour le comte et ses leudes, nous avons fui ses domaines… Nous étions allés nous réfugier sur les terres de l’évêque d’Issoire : c’était quitter un servage pour un autre ; mais nous espérions que le prélat serait peut-être moins méchant maître que le comte. Celui-ci tenait à moi, qui avais tant d’années durant fait rendre à nos terres, et à son profit, tout ce qu’elles pouvaient produire. Sachant notre refuge, il a fait monter quelques leudes à cheval, ils sont venus nous réclamer à l’évêque d’Issoire ; celui-ci nous a rendus, ses gens nous ont garrottés… Les leudes nous ramenaient pour nous forcer à cultiver nos champs, ces bons Vagres ont tué les Franks, et nous ont délivrés… Aussi, par ma foi, Vagres nous serons, moi, mes fils et ces esclaves que voilà, si vous voulez de nous, braves coureurs de nuit ! Nous avons, nous aussi, de rudes souffrances à venger ! vous nous verrez à l’œuvre contre les Franks et les évêques…

– Oui, oui ! – crièrent ses compagnons, – mieux vaut à cette heure, en Gaule, courir la Vagrerie que labourer le champ de nos pères sous le bâton d’un comte frank et de ses leudes.

– Évêque, évêque ! – dit Ronan au prélat, qui avait écouté ceci, – voilà ce que tes alliés, tes complices ont fait de notre vieille Gaule, jadis si féconde ! si glorieuse ; mais par la torche de l’incendie ! par le sang du massacre ! je le jure ! viendra l’heure où prélats et seigneurs ne régneront plus que sur des ruines fumantes et des ossements blanchis… Allons, nos nouveaux frères en Vagrerie, soyez, comme nous, Hommes errants, Loups, Têtes de loups ! Comme nous, vous vivrez en loups, et en joie, l’été, sous la verte feuillée ; l’hiver, dans les chaudes cavernes… Debout, mes bons Vagres ! debout, le soleil monte ; nous avons là, dans nos chariots, du butin à distribuer sur notre passage… En route, petite Odille, en route, belle évêchesse ! pillons les seigneurs, et largesse ! largesse au pauvre monde ! conservons seulement de quoi faire cette nuit grand gala dans les gorges d’Allange, sous le dôme des vieux chênes !… En route ! nous avons un évêque pour cuisinier, nous festoierons en princes… et demain, la dernière outre vidée, en chasse, mes Vagres ! en chasse ! tant qu’il restera en Gaule un burg de Franks et une maison épiscopale !…

Et la troupe se remit en marche au bruit du chant des Vagres… Lorsque, au soleil couché, ils arrivèrent aux gorges d’Allange, l’un de leurs repaires, tout le butin emporté de la villa épiscopale avait été distribué sur la route aux pauvres gens… il ne restait dans les chariots que quelques matelas pour les femmes, les vases d’or et d’argent pour boire le vin de l’évêque, et des provisions suffisantes pour le grand gala de la nuit… Les huit paires de bœufs des chariots devaient être le rôti de ce festin gigantesque ; car sur sa route la troupe des Vagres s’était encore recrutée d’esclaves, d’artisans, de laboureurs et de colons, tous réduits à la rage de la misère, sans compter bon nombre de jolies filles, curieuses de courir un peu la Vagrerie !

CHAPITRE II.

Un festin en Vagrerie. – Meurtres de Clothaire, nouveau roi d’Auvergne, et miracles faits en sa faveur. – La ronde des Vagres. – Karadeuk le Bagaude. – Loysik l’ermite. – Comment l’évêque Cautin est miraculeusement enlevé au ciel par des Séraphins et comment il descend fort promptement de l’empirée. – Le comte Neroweg et ses leudes. – Attaque des gorges d’Allange.

 

Quels beaux festins l’on festoie en Vagrerie ! daims, cerfs, sangliers, tués la veille par les Vagres dans la forêt qui ombrage les gorges d’Allange, ont été, comme les bœufs des chariots, dépecés et grillés au four… Quoi ! un four en pleine forêt ? un four capable de contenir bœufs, daims, cerfs et sangliers ? Oui, le bon Dieu a creusé pour les bons Vagres plusieurs de ces fours dans les gorges profondes de l’Allange, volcan éteint comme les autres volcans de l’Auvergne… N’est-ce point un véritable four que cette grotte cintrée, profonde, où un homme peut se tenir debout ? Donc, remplissez cette grotte de bois sec, un ou deux chênes morts vous suffisent ; mettez le feu à ce bûcher ; il se consume, devient brasier : sol, parois, voûte de lave, tout rougit bientôt, et l’on enfourne dans cette bouche ardente comme celle de l’enfer, daims, cerfs, sangliers entiers et bœufs dépecés ; après quoi l’on referme l’ouverture de la grotte avec des pierres de lave sous une montagne de cendre brûlante chaude… quatre ou cinq heures après, bœufs et venaison cuits à point, fumants, appétissants, sont servis sur la table. Quoi ! aussi des tables en Vagrerie ? certes, et recouvertes du plus fin tapis vert ; quelle table ? quel tapis ? la pelouse d’une clairière de la forêt ; et pour sièges, encore la pelouse ; pour tentures, les grands chênes ; pour ornements, les armes suspendues aux branches ; pour dôme, le ciel étoilé ; pour lampadaire, la lune en son plein ; pour parfums, la senteur nocturne des fleurs sauvages ; pour musiciens, les rossignols.

Plusieurs Vagres, placés en vedette sur la lisière de la forêt, aux abords des gorges d’Allange, veillent à ce que la troupe ne soit pas surprise, dans le cas où, apprenant le sac et l’incendie de la villa, les comtes et ducs franks du pays, craignant une attaque sur leurs burgs, se seraient mis, avec leurs leudes, à la poursuite des Vagres.

L’évêque Cautin, malgré son courroux, se surpassa comme cuisinier : la faim lui était venue en cuisinant pour les autres, de sorte que chrétiennement il cuisina aussi pour sa large panse ; on parla longtemps en Vagrerie de certaine sauce, dont le saint homme remplit un grand chaudron (chaudron épiscopal emporté de la villa), dans lequel chacun trempait sa grillade de bœuf ou de venaison, sauce appétissante composée de vieux vin et d’huile aromatisée avec le thym et le serpolet des bois ; on la trouva délectable, et l’évêchesse, mordant de ses belles dents blanches à la grillade de son Vagre, disait :

– Je ne m’étonne plus si celui qui fut mon mari se montrait si implacable pour ses esclaves-cuisiniers, qu’il faisait fouailler au moindre oubli… le seigneur évêque cuisinait mieux qu’eux tous ; il pouvait se montrer difficile.

Deux convives prenaient peu de part au festin : l’ermite laboureur et la jeune esclave, assise à côté de Ronan ; celui-ci mangeait valeureusement, mais le moine rêvait en regardant le ciel, et la petite Odille rêvait… en regardant Ronan… Les vases d’or et d’argent, sacrés ou non, circulaient de main en main ; les outres se dégonflaient à mesure que le ventre des buveurs gonflait : gais propos, éclats de rire, baisers pris et rendus entre Vagres et Vagredines, tout était liesse et fous ébats ; parfois, cependant, pour quelque fin minois, éclatait une dispute entre deux compagnons, ni plus ni moins que dans les anciens festins gaulois ; alors on décrochait les épées des arbres, sans haine, mais par simple outre-vaillance.

– À toi ce coup-ci…

– À toi celui-là…

– Frappe…

– Riposte…

– Je suis blessé !

– Je suis mort !…

Le blessé, on le pansait ; le mort, on le couvrait de feuillage… Honneur aux braves qui vont renaître ailleurs, et vivent les festins en Vagrerie ! ! L’on entendait encore çà et là des propos joyeux, étranges, ou d’une gaieté sinistre ; ces propos peignaient les choses, les hommes, les misères de la Gaule conquise, mieux que ne le feront jamais les légendaires, si jamais ce siècle de fer trouve des légendaires…

– Ah ! le bon temps ! – disait Dent-de-Loup en rongeant l’ivoire de son second cuisseau de daim ; ce garçon préférait le daim à toute autre viande.