Les Mystères du peuple - Tome IX
Eugène Sue
LES MYSTÈRES DU PEUPLE
TOME IX
HISTOIRE D’UNE FAMILLE DE PROLÉTAIRES À TRAVERS LES ÂGES
1849 – 1857
Il n’est pas une réforme religieuse, politique ou sociale que nos pères n’aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par L’INSURRECTION.
LE COUTEAU DE BOUCHER
OU
JEANNE-LA-PUCELLE.
1412 – 1461.
CHAPITRE PREMIER.
DOMRÉMY.
Enfance de Jeanne Darc. – Sybille, sa marraine. – L’Arbre des Fées. – La légende d’Hêna, la vierge de l’île de Sèn. – Prophétie de Merlin, le barde gaulois. – Le son des cloches. – Le messager royal. – Sainte Marguerite et sainte Catherine. – Frère Arsène, le médecin. – Les Anglais. – Incendie et carnage du hameau de Saint-Pierre. – Le château de l’Ile. – Bataille enfantine, Bourguignons et Armagnacs. – Le jeûne. – Première hallucination de Jeannette. – La mission. – Le sergent d’armes. – Le casque et l’épée. – Départ pour Vaucouleurs.
Écoutez, fils de Joel, écoutez cette légende de la plébéienne CATHOLIQUE et ROYALISTE : – Charles VII devait sa couronne à Jeanne Darc… il l’a honteusement reniée, lâchement délaissée. – Chaque jour elle s’agenouillait pieusement devant les prêtres… leurs évêques l’ont brûlée vive. – La couardise de la chevalerie avait donné la Gaule aux Anglais… le génie militaire de la Pucelle, son patriotisme, triomphent enfin de l’étranger ;… elle est poursuivie, trahie, livrée par la haineuse envie des chevaliers. – Pauvre plébéienne ! l’implacable jalousie des capitaines et des courtisans, l’ingratitude royale, la férocité cléricale, ont fait ton martyre ! – Sois bénie à travers les âges, ô vierge guerrière ! sainte fille de la mère-patrie ! – Écoutez, fils de Joel, écoutez cette légende, et jugez à l’œuvre : gens de cour, gens de guerre, gens d’église et royauté !
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Domrémy est un village des frontières de la Lorraine, sis au versant d’une vallée fertile ; la Meuse arrose ses pâturages. Un vieux bois de chênes, où existent encore quelques souvenirs de la tradition druidique, avoisine l’église ; cette église est la plus belle de toutes les paroisses de la vallée, qui commence à Vaucouleurs et finit à Domrémy. Sainte Catherine et sainte Marguerite, superbement peintes et dorées, ornent le sanctuaire ; saint Michel archange, tenant son épée d’une main et de l’autre ses balances, resplendit au fond d’une chapelle obscure. Heureuse est la vallée qui commence à Vaucouleurs et finit à Domrémy ! Seigneurie royale, perdue aux confins des Gaules, elle n’a pas souffert jusqu’alors des désastres de la guerre, dont le centre du pays, depuis un demi-siècle et plus, est si grandement désolé ; ses habitants se sont affranchis du servage, profitant des troubles civils et de l’éloignement de leur royal suzerain, séparé d’eux par la Champagne, tombée au pouvoir des Anglais.
Jacques Darc, d’une famille longtemps serve de l’abbaye de Saint-Rémy, puis du sire de Joinville avant que le fief de Vaucouleurs fût réuni au domaine du roi, Jacques Darc, honnête laboureur, père de famille sévère, un peu rude homme, vivait de la culture de ses champs. Sa femme s’appelait Ysabelle Romée, son fils aîné, Pierre ; le second, Jean, et sa fille, née le jour des Rois de l’an 1412, s’appelait Jeannette. Alors âgée de treize ans passés, c’était une avenante, douce et pieuse enfant, d’une intelligence précoce, d’un esprit sérieux pour son âge ; elle se mêlait cependant aux jeux de ses compagnes, et jamais ne se montrait glorieuse de son agilité, lorsque, selon son habitude, elle gagnait dans leurs jeux le prix de la course. Elle ne savait ni lire ni écrire ; active, laborieuse, elle aidait sa mère aux soins du ménage, menait aux champs les brebis, ne craignait personne pour coudre ou pour filer. Souvent pensive lorsque seule au fond des bois elle gardait ses moutons, elle trouvait un plaisir inexprimable à entendre le son lointain des cloches ; elle l’aimait tant, le son des cloches, que, parfois, elle faisait de petits présents de fruits ou d’écheveaux de laine au clerc de la paroisse de Domrémy, lui demandant avec gentillesse de prolonger un peu la sonnerie de la vesprée ou de l’Angelus(1). Jeannette se plaisait encore à conduire son bétail dans l’antique forêt de chênes appelée « le bois Chesnu(2) », vers une claire fontaine ombragée par un hêtre vieux de deux ou trois cents ans ; on lui donnait le nom de « l’Arbre des Fées. » L’on disait à la veillée que les prêtres des anciens dieux de la Gaule apparaissaient parfois, vêtus de leurs longues robes blanches, sous la sombre voûte des chênes de cette forêt, et que souvent de petites fées venaient, au clair de lune, se baigner, se mirer dans les eaux de la fontaine.
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