Jeannette ne redoutait point les fées, sachant qu’un signe de croix mettait en fuite les malins esprits ; elle professait une dévotion particulière pour sainte Marguerite et sainte Catherine, les deux belles saintes de sa paroisse. Lorsqu’aux jours de fête elle accompagnait aux offices divins ses parents bien-aimés, elle ne se lassait pas de contempler, d’admirer ses bonnes saintes, à la fois souriantes et majestueuses sous leurs couronnes d’or. Saint Michel la frappait aussi beaucoup ; mais la menaçante sévérité des traits de l’archange, sa flamboyante épée, intimidaient la bergerette, tandis qu’elle ressentait une confiance ineffable en ses chères saintes. Elle avait pour marraine Sybille, vieille femme originaire de Bretagne, filandière de son état. Sybille connaissait une foule de légendes merveilleuses, parlait familièrement des fées, des génies ou autres êtres surnaturels. Quelques-uns la croyaient sorcière(3) ; mais son bon cœur, sa piété, l’honnêteté de sa vie, ne justifiaient en rien ces soupçons de magie. Jeannette, objet de prédilection de sa marraine, écoutait avidement les légendes qu’elle lui contait, lorsqu’elle la rencontrait en allant abreuver ses brebis à la fontaine de l’Arbre des Fées, Sybille faisant de préférence rouir son chanvre dans un ruisseau voisin. Les miraculeux récits de sa marraine se gravaient profondément dans l’esprit de Jeannette, de plus en plus sérieuse et pensive à mesure qu’elle approchait de sa quatorzième année ; elle éprouvait depuis quelque temps de vagues tristesses ; maintes fois, seule dans les bois ou dans les prairies, entendant le bruit lointain des cloches, qu’elle aimait tant, elle se prenait à pleurer sans savoir pourquoi elle pleurait ; ces larmes involontaires la soulageaient. Mais ses nuits devenaient agitées, inquiètes ; elle ne dormait plus de ce paisible sommeil dont jouissent les enfants rustiques après de salutaires fatigues. Elle rêvait beaucoup : tantôt ses songes lui retraçaient confusément les légendes de sa marraine ; tantôt elle voyait sainte Marguerite et sainte Catherine lui sourire d’un air tendre et mystérieux.
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Ce jour-là, beau jour d’été, le soleil se couchait derrière le château de l’Ile, petite forteresse située entre les deux bras de la Meuse, à une assez longue distance du village de Domrémy. Jacques Darc habitait une maison voisine de l’église, dont le pourpris touchait à la haie de clôture du jardin. La famille du laboureur, réunie devant la porte du logis, jouissait de la fraîcheur du soir, les uns assis sur un banc, les autres sur le sol. Jacques Darc, homme robuste, au regard sévère, au teint hâlé, aux cheveux gris, se reposait des travaux de la journée, ainsi que ses deux fils, Pierre et Jean. Leur mère Ysabelle filait sa quenouille ; Jeannette cousait du linge. Grande et forte pour son âge, svelte, bien proportionnée, elle avait les cheveux noirs, et noirs aussi étaient ses yeux brillants, largement ouverts ; l’ensemble de ses traits promettait une beauté mâle et douce à la fois(4). Elle portait, selon la mode lorraine, une jupe de gros drap écarlate, et de son corsage, échancré aux épaules, sortaient les manches de sa chemise, découvrant à demi ses bras nerveux et blancs, légèrement dorés par le soleil.
La famille Darc écoutait les récits d’un étranger, vêtu d’un surcot brun, chaussé de grandes bottes éperonnées, tenant un fouet à la main, et portant en sautoir une boîte de fer-blanc attachée à une courroie. Cet étranger, nommé Gillon-le-Chanceux, parcourait à cheval de grandes distances, en sa qualité de messager-volant ; il transmettait les lettres que s’écrivaient les personnages importants. Il revenait d’accomplir l’un de ces messages auprès du duc de Lorraine, et s’en retournait vers Charles VII, alors résidant à Bourges. Gillon-le-Chanceux, passant par Domrémy, avait prié Jacques Darc de lui enseigner une auberge où il pourrait souper et donner la provende à son cheval.
– Partagez notre repas, et mes fils conduiront votre monture à l’écurie, – répondit au messager l’hospitalier laboureur. L’offre acceptée, l’on soupa ; l’étranger, désireux de payer son écot à sa manière, en donnant de récentes nouvelles de France à la famille Darc, lui raconta comment les Anglais, maîtres de Paris, de presque toutes les provinces, y régnaient en maîtres, terrifiant les populations par des violences, par des rapines sans fin ; comment le roi d’Angleterre, encore enfant, avait, sous la tutelle du duc de Bedford, hérité de la couronne de France, tandis que le pauvre jeune Charles VII, le vrai roi, abandonné de presque tous les seigneurs, relégué en Touraine, n’espérait pas même soustraire à la domination des Anglais cette province, dernier débris de ses États. Gillon-le-Chanceux, messager de cour, naturellement royaliste et du parti des Armagnacs, professait, en courtisan de bas étage, une sorte d’adoration pour Charles VII, adoration stupide, menteuse ou aveugle ; car ce jeune prince, énervé par de précoces débauches, égoïste, cupide, ingrat, envieux, et particulièrement couard, ne paraissait jamais à la tête des troupes qui lui restaient, se consolait de leurs défaites et de sa honte en buvant frais ou en chantant ses maîtresses. Mais, dans sa ferveur royaliste, Gillon-le-Chanceux, laissant à l’ombre les vices de son maître, ne mettait en lumière que ses malheurs.
– Pauvre jeune roi !… c’est grand’pitié de voir ce qu’il endure ! – disait le messager en terminant son récit. – Sa damnée mère, Isabeau de Bavière, a causé tout le mal !… Ses déportements avec le duc d’Orléans, sa haine contre le duc de Bourgogne, ont amené les terribles guerres civiles des Bourguignons et des Armagnacs. Les Anglais, déjà maîtres de plusieurs de nos provinces depuis la bataille de Poitiers, se sont facilement emparés de presque toute la France, déchirée par les factions ; ils lui imposent un joug affreux, la mettent à sac, à feu et à sang ! Enfin, le duc de Bedford, tuteur d’un roi au berceau, règne à la place de notre gentil dauphin ! Maudite soit Isabeau de Bavière ! cette femme a perdu le royaume… Nous ne sommes plus Français… mais Anglais !
– Merci à Dieu ! – dit Jacques Darc, – du moins nous sommes toujours Français, nous autres, dans notre vallée !… Elle n’a pas connu les désastres dont vous parlez, ami messager. Ainsi donc, Charles VII, notre jeune sire, est un digne prince ?…
– Lui !… juste ciel !… – s’écria Gillon-le-Chanceux, flatteur et menteur comme un valet de cour, – ah ! croyez-moi, cher hôte, Charles VII est un ange ! Tous ceux qui l’approchent l’adorent, le révèrent, le bénissent ! Que vous dirai-je ! il a la douceur de l’agneau, la beauté du cygne et le courage du lion !
– Le courage du lion ! – reprit Jacques Darc avec admiration. – Notre jeune sire s’est donc battu bravement, ami messager ?
– Si on l’eût écouté, il se serait déjà fait tuer cent fois à la tête des troupes qui lui sont fidèles ! – répondit Gillon-le-Chanceux en gonflant ses joues. – Mais la vie de notre auguste maître est si précieuse, que les seigneurs de sa famille et de son conseil ont dû s’opposer à ce qu’il risquât ses jours d’une façon que j’oserais respectueusement qualifier… d’inutilement héroïque ! À quoi bon cet héroïsme ? Les soldats qui suivent encore la bannière royale sont complètement découragés par des défaites désastreuses ; le plus grand nombre des évêques et des seigneurs se sont traîtreusement déclarés pour le parti des Bourguignons et des Anglais ; tout le monde délaisse notre jeune sire, et bientôt, peut-être, forcé d’abandonner la France, il ne trouvera pas dans le royaume de ses pères un abri pour reposer sa tête !… Ah ! maudite, trois fois maudite soit sa méchante mère Isabeau de Bavière !… Cette femme a perdu notre infortuné pays et causé les malheurs de notre gentil dauphin !…
La nuit venue, Gillon-le-Chanceux remercie le laboureur de Domrémy de son hospitalité, remonte à cheval et poursuit sa route ; la famille Darc, après s’être apitoyée sur le triste sort du jeune roi, fait en commun la prière du soir, et chacun va chercher le sommeil.
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Jeannette, cette nuit-là, ne s’endormit pas aussitôt que d’habitude. Silencieuse et attentive aux récits du messager, elle avait pour la première fois entendu des paroles douloureusement indignées à propos des ravages des Anglais et des infortunes du gentil dauphin de France. Jacques Darc, sa femme, ses fils, après le départ de Gillon-le-Chanceux, s’étaient encore longuement appesantis, lamentés sur ces malheurs publics. Vassaux du roi, ils l’aimaient, ils le révéraient d’autant plus… qu’ils le connaissaient moins et ne subissaient point son vasselage, dont ils s’étaient affranchis, grâce à leur éloignement de leur suzerain et aux troubles des temps.
Les enfants sont d’ordinaire les échos de leurs parents ; aussi, à l’exemple de son père, de sa mère, Jeannette, dans sa crédulité naïve et tendre, plaignit de tout son cœur ce gentil dauphin de France, si doux, si beau, si vaillant, et si malheureux par la faute de sa méchante mère.
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