Le sire de Gaucourt, chargé d’avertir la Pucelle de l’heure du combat, ne l’avait point, à perfide dessein, instruite du départ des troupes ; elle court à la fenêtre, l’ouvre, voit le petit page Imerguet tenant son cheval en bride et causant sur le seuil de la porte avec dame Boucher et sa fille. Ni le page, ni l’écuyer de Jeanne n’étaient non plus prévenus de la sortie(72) ; mais ignorant cette circonstance, la guerrière s’écrie, penchée à la fenêtre et s’adressant à Imerguet d’un ton de reproche :
– Ah ! méchant garçon ! on assaille les retranchements sans moi ! Vous ne me disiez pas que le sang français coulait !… – Et elle ajoute : – Madeleine, venez en hâte, je vous prie, m’aider à lacer ma cuirasse.
À cet appel, Madeleine et sa mère remontent précipitamment auprès de Jeanne. Elle s’arme complètement, descend dans la rue, s’élance sur le cheval de son page ; mais s’apercevant qu’elle a oublié sa bannière auprès de son lit, où elle la plaçait toujours, elle dit à Imerguet :(73)
– Vite, mon étendard ! allez le chercher dans ma chambre ; vous me le donnerez par la fenêtre, afin de perdre moins de temps(74).
Le page se hâte d’obéir, tandis que dame Boucher et sa fille adressent à la Pucelle de navrants adieux. Elle se dresse debout sur ses étriers, reçoit des mains d’Imerguet l’étendard, qu’il lui remet à travers la croisée du premier étage ; puis, enfonçant ses éperons dans le ventre de son cheval, la guerrière fait de la main un signe affectueux à Madeleine et part avec une telle rapidité que les étincelles jaillissent des pavés sous les fers de sa monture(75).
Le sire de Gaucourt, en cachant à Jeanne l’heure de l’assaut, afin de l’empêcher de s’y trouver, espérait ainsi la perdre dans l’esprit des soldats, son absence au moment du danger pouvant s’attribuer à un manque de courage ; Gaucourt, placé à la porte de Bourgogne à la tête des compagnies de réserve, vit donc avec autant de surprise que de colère accourir Jeanne au grand galop, revêtue de sa blanche armure, son blanc étendard à la main. Elle passa devant le traître comme une apparition, et disparut bientôt à ses yeux dans un nuage de poussière soulevé par l’allure rapide de son cheval, qu’elle poussait à toute bride sur la route de Sologne, entendant avec désespoir les détonations d’artillerie devenir de plus en plus fréquentes ; à mesure qu’elle s’approchait du lieu du combat, les cris des soldats, le choc des armes, les formidables rumeurs de la bataille, arrivaient distinctement à l’oreille de la guerrière. Enfin elle aperçoit la bastille de Saint Loup, coupant la route de Sologne, dominant la rive de la Loire, et élevée au pied d’une antique église puissamment fortifiée ; cette église formait une seconde redoute au milieu de la première, dont les parapets étaient en ce moment à demi voilés par la fumée des bombardes. Leur feu redoublait, les derniers rangs des Français descendaient, par une pente presque à pic, dans un fossé profond, première défense du retranchement, lorsque Jeanne, abandonnant son cheval ruisselant de sueur, courut, sa bannière à la main, se joindre aux combattants ; soudain ceux-ci, au lieu de continuer à descendre le talus, font volte-face, le gravissent en désordre, s’écriant :
– La bastille est imprenable !
– Les Anglais sont endiablés !
– La Pucelle n’est plus avec nous !
– Dieu nous abandonne !
Les capitaines avaient espéré profiter de l’enthousiasme inspiré par l’héroïne pour conduire sans elle les troupes à l’assaut, leur promettant qu’elle viendrait bientôt les guider. Confiants dans cette promesse, le premier élan des assaillants, composés en majorité de miliciens d’Orléans, bourgeois et artisans, fut valeureux ; mais les Anglais, ne voyant pas la Pucelle parmi les Français, les crurent ainsi privés d’un appui que beaucoup d’entre eux regardaient comme surnaturel, sentirent renaître leur audace, repoussèrent brillamment l’attaque et foudroyèrent l’ennemi qui se découragea ; la panique se mit dans quelques rangs, les moins braves s’efforçaient de regagner le revers du fossé lorsque Jeanne parut, accourant à eux le regard inspiré, le visage rayonnant d’une ardeur guerrière… Ils s’arrêtent ; il leur semble qu’une puissance surhumaine les réconforte, la honte de la défaite leur monte au front, ils rougissent de fuir aux yeux de cette belle jeune fille, qui, faisant flotter sa bannière, s’élance vers le fossé, s’écriant d’une voix vibrante :
– Hardi ! suivez-moi !… la bastille est à nous, de par Dieu(76) !…
Les fuyards, entraînés par la magie de la vaillance et de la beauté de l’héroïne, se précipitent sur ses pas, aux cris mille fois répétés de :
– Noël ! Noël à Jeanne !…
– Jeanne est avec nous !…
Ces clameurs, annonçant la présence de la Pucelle, redoublent l’énergie des intrépides qui tenaient encore au fond du fossé, décimés par les pierres, par les boulets, par les traits, lancés sur eux du haut des boulevards de la redoute ; Jeanne, leste, souple et forte, s’appuyant parfois sur les épaules de ceux qui l’entourent, descend avec eux dans le fossé, criant :
– À l’assaut ! à l’assaut ! marchons hardiment ! Dieu sera pour nous !
Les rangs s’ouvrent devant l’héroïne et se referment sur son passage. Sa bravoure entraîne les moins courageux ; arrivant au pied du talus qu’il faut gravir, sous une grêle de projectiles, pour atteindre un retranchement palissadé protégeant le boulevard, elle avise maître Jean : ni lui ni ses coulevriniers, bonnes gens d’Orléans, n’avaient reculé d’une semelle depuis le commencement de l’assaut ; ils se disposaient à franchir la douve du fossé du côté de l’ennemi.
– Hé ! mon bon pays ! – dit gaiement Jeanne au canonnier, – montons vite là-haut, la redoute est à nous !…
Et la Pucelle, s’appuyant sur la lance de son étendard pour escalader la pente escarpée, a bientôt devancé de quelques pas la ligne des assaillants ; enlevés par son exemple, ils atteignent le faîte du talus. Plusieurs tombent morts ou blessés aux côtés de l’héroïne sous une pluie de balles et de traits ; la première elle met le pied dans un étroit chemin de ronde au delà duquel se trouve le retranchement palissadé ; se tournant alors vers ceux qui la suivent, elle s’écrie :
– Aux palissades ! aux palissades !… bon courage !… Les Anglais sont forcés !… je vous le dis, de par Dieu(77) !
Maître Jean et ses hommes abattent les pieux à coups de hache, la brèche est pratiquée, le flot des assaillants fait irruption par cette trouée comme un torrent par la porte d’une écluse ; une mêlée furieuse s’engage corps à corps avec les Anglais défenseurs de cette enceinte.
– En avant ! – crie Jeanne, conservant son épée au fourreau dans son horreur du sang, et agitant seulement sa bannière ; – le ciel nous protège ! hardi… en avant !
– Voyons si le ciel te protège, damnée sorcière ! – s’écrie un chef anglais, et il assène un furieux coup d’épée sur la tête de la Pucelle ; mais son casque la préserve ; elle reçoit en même temps un coup de masse d’armes qui fausse son armure à l’épaule droite. Un moment étourdie de ces rudes atteintes, elle chancelle, maître Jean la soutient, deux de ses canonniers la couvrent de leur corps ; mais bientôt elle reprend ses esprits, se redresse, se précipite au plus fort de l’action. L’élan des miliciens est irrésistible, le boulevard est jonché de cadavres des deux partis ; les Anglais, refoulés, cédant de nouveau à la terreur superstitieuse que leur inspire la Pucelle, se retranchent dans les nombreux bâtiments de charpente servant de caserne à la garnison de la bastille et de logement à ses capitaines. La lutte continue acharnée, sans merci ni pitié, à travers les espèces de rues qui séparent ces vastes constructions de bois ; chaque demeure des chefs, chaque caserne, devient une redoute qu’il faut emporter. Les Français, enflammés par la présence de la Pucelle, les attaquent, les enlèvent ; les Anglais survivants à la furie de ce premier assaut défendent le terrain pied à pied, parviennent à se retirer en bon ordre dans l’église qui couronne la redoute, église aux murailles épaisses surmontée d’un haut clocher. Retranchés dans ce fort, dont ils barricadent intérieurement la porte, leurs excellents archers, abrités par les murs de l’édifice, visant à travers d’étroites meurtrières, criblent les assaillants de leurs traits ; d’autres Anglais, postés sur la plate-forme du clocher, font rouler sur l’ennemi des pierres énormes dont provision a été faite à l’avance. Les Français, réunis en masse sous les contre-forts de l’église et complètement découverts, sont écrasés, décimés, par des ennemis invisibles dont pas une flèche ne manque son but. La Pucelle voit l’hésitation succéder à l’entraînement des siens ; elle s’élance sa bannière à la main.
– Enfoncez la porte ! entrons hardiment dans l’église ; elle est à nous, de par Dieu !…
Maître Jean et quelques hommes déterminés attaquent, mais en vain, à coups de hache la porte revêtue d’une armature de fer, tandis qu’une grêle de traits, lancés par d’étroites ouvertures pratiquées dans un bâtiment en retour, pleuvent sur le coulevrinier et ses compagnons ; plusieurs d’entre eux tombent à ses côtés, un vireton lui perce le bras. Les Anglais retranchés au sommet de la tour de l’église scient la charpente de la toiture du clocher, puis, à l’aide de leviers, la renversent sur les assaillants ; grand nombre d’entre eux sont ensevelis sous cette avalanche de pierres, d’ardoises, de chaîneaux de plomb et de poutres ; les survivants vont céder à la panique.
– En avant ! – s’écrie Jeanne ; – nous manquions de poutres, les goddons nous en envoient !… Prenez le plus gros de ces madriers, il vous servira de bélier, la porte cédera, nous aurons ces Anglais, fussent-ils cachés dans les nues(78) !
Les soldats, ranimés par ces paroles, obéissent à la Pucelle ; maître Jean, malgré sa blessure, dirige la manœuvre. On dégage des décombres une poutre énorme, vingt hommes la soulèvent ; ils l’emploient en guise de bélier pour enfoncer la porte de l’église. Soudain des soldats qui, du haut du parapet de la redoute, dominaient au loin la plaine, s’écrient :
– Nous sommes perdus ! l’ennemi sort en grand nombre de la bastille de Saint-Pouaire !
– Il va nous prendre à revers !
– Nous allons nous trouver entre ces troupes fraîches et les Anglais retranchés dans l’église !
Ce mouvement, habilement prévu par Jeanne, qui avait donné les ordres nécessaires pour le neutraliser, s’opérait en effet.
– Ne craignez rien ! – dit la guerrière à ceux qui l’entouraient, atterrés de cette nouvelle ; – une troupe de réserve va sortir de la ville et couper le chemin aux Anglais. Ne regardez pas derrière vous, mais devant vous !… Hardi ! enlevons l’église !…
À peine Jeanne achevait-elle ces paroles, que les tintements précipités du beffroi de la cité se font entendre. Bientôt un corps de cavalerie, suivi de près par une des compagnies d’infanterie, débouchant d’Orléans à grands pas et en bon ordre, se met en bataille sur le chemin de la Sologne, tracé entre la bastille de Saint-Loup et celle de Saint-Pouaire, dont la garnison venait d’effectuer une sortie ; mais ces Anglais, intimidés par l’attitude résolue du corps de réserve, commandé par le maréchal de Saint-Sever, s’arrêtent, puis rentrent dans leurs retranchements. Les soldats de Jeanne, voyant ainsi ses paroles réalisées, croient à sa prescience divine ; désormais certains de n’être pas attaqués à revers, enflammés par leur premier succès, ils redoublent d’efforts pour s’emparer de l’église. Deux madriers énormes, manœuvrés comme des béliers par vingt hommes à la fois, ébranlent la porte massive bardée de fer, malgré les traits des Anglais ; les mourants, les blessés, sont à l’instant remplacés par leurs compagnons. Jeanne, intrépide, debout près d’eux, sa bannière à la main, les encourage de la voix et du geste, échappant à la mort, grâce à l’excellence de la trempe de son armure. Enfin la porte cède sous les coups réitérés des poutres, elle tombe au dedans de l’église ; mais une bombarde intérieurement placée en face du portail vomit, avec une détonation terrible, une décharge de balles d’artillerie et de morceaux de fer sur les assaillants. Bon nombre sont mortellement atteints ; les autres se précipitent dans la vaste et sombre basilique, où s’engage de nouveau un combat opiniâtre, sanglant. Il se poursuit de marche en marche, dans l’escalier de la tour, jusque sur la plateforme découronnée de sa toiture, du haut de laquelle les Anglais sont précipités dans l’espace ; enfin, au moment où le soleil rougissait de ses derniers rayons les eaux paisibles de la Loire, l’étendard de Jeanne flottait au sommet de l’église, aux cris mille fois répétés des vainqueurs :
– Noël ! Noël à la Pucelle !
La victoire gagnée, l’ivresse de la bataille dissipée, l’héroïne redevint la jeune fille remplie de tendre commisération pour les vaincus. En descendant du clocher, où sa valeur l’avait pour ainsi dire emportée à son insu, elle pleura(79), voyant les marches, rougies de sang, disparaître à demi sous les cadavres ; elle supplia les soldats de cesser le carnage, d’épargner les prisonniers. Parmi ceux-ci se trouvaient trois capitaines ; espérant échapper à la mort, ils avaient, pendant l’assaut du clocher, endossé des habits sacerdotaux oubliés dans un coin de la sacristie depuis que les Anglais s’étaient emparés de l’église de Saint-Loup.
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