Alors, Bonaïk, enveloppant la lime dans le parchemin, la lança de l’autre côté du fossé, visant de nouveau avec justesse le soupirail de la cave au fond duquel elle tomba. Amael, après avoir pris connaissance des nouvelles instructions du vieillard, parut derrière les barreaux. Ses regards avides semblaient demander la présence de sa mère. – Il vous cherche des yeux, – dit, sans pouvoir retenir ses larmes, la Coliberte à Rosen-Aër ; – ne lui refusez pas cette consolation !

La matrone gauloise soupira, et, s’appuyant sur Septimine, fit deux pas vers la croisée ; alors, d’un air solennel et résigné, elle leva un doigt vers le ciel, comme pour dire à son fils de se confier au dieu de ses pères. Amael, à la vue de sa mère et de Septimine, dont la douce image lui était toujours restée présente depuis leur première entrevue au couvent de Saint-Saturnin, joignit ses mains avec force, et ses traits exprimèrent à la fois résignation, respect, reconnaissance.

– Et maintenant, mes enfants, – dit l’orfèvre aux jeunes esclaves, – prenez vos limes et sciez les barreaux ; moi et l’un de vous, nous allons mettre le creuset sur le brasier, y fondre les métaux. Ricarik peut venir, il faut qu’il nous croie occupés de notre fonte. La porte est fermée en dedans : vous, Rosen-Aër, restez près de l’entrée du caveau, afin de pouvoir vous y cacher dans le cas où ce maudit intendant reviendrait ici, ce qui est peu probable, car, sa tournée du matin finie, nous ne le revoyons, Dieu merci, presque jamais dans la journée ; mais la moindre imprudence pourrait nous perdre tous !

* *

*

La nuit est venue, l’abbesse Méroflède, vêtue de ses habits religieux, est à demi couchée sur le lit de la salle du festin, où, la veille, Amael s’est assis près d’elle : le pâle visage de cette femme est sinistre, pensif. Ricarik, assis devant la table éclairée par un flambeau de cire, vient d’écrire une lettre sous la dictée de l’abbesse : – Madame, – lui dit-il, – vous n’avez plus qu’à apposer votre signature sur cette missive à l’évêque de Nantes. – Et comme Méroflède ne répondait pas, absorbée qu’elle était dans ses pensées, l’intendant reprit d’une voix plus haute : – Madame, j’attends votre signature.

Alors, Méroflède, le front appuyé sur sa main, l’œil fixe, le sein palpitant, dit à l’intendant d’une voix lente et creuse : – Lorsque ce matin tu es allé le revoir dans ce cachot, que t’a-t-il dit ?

– De qui parlez-vous, madame ?

– Eh ! de qui te parlerai-je, sinon de Berthoald ?

– Il est, madame, resté muet et sombre.

L’abbesse se leva brusquement, marcha çà et là avec agitation ; faisant ensuite un violent effort sur elle-même, elle dit à l’intendant : – Va chercher Berthoald !

– Madame…

– Obéiras-tu !…

– Mais le messager que vous avez demandé attend cette lettre pour l’évêque de Nantes : le bateau est prêt avec quatre rameurs.

– Que me fait l’évêque de Nantes et ton bateau ? Va me chercher Berthoald…

– J’obéis.

Ricarik se dirigea lentement vers l’entrée de la salle ; il allait disparaître derrière le rideau, lorsque Méroflède, après une violente hésitation, lui cria : – Non… reviens ! – Et, se laissant tomber sur son lit en cachant sa figure entre ses mains, l’abbesse poussa des gémissements douloureux qui ressemblaient aux hurlements d’une louve blessée. L’intendant se rapprochant attendit, silencieux, que la crise violente à laquelle Méroflède était en proie fût calmée. Au bout de quelques instants l’horrible femme se releva, la joue en feu, l’œil étincelant, la lèvre dédaigneuse, s’écriant : – Je suis trop lâche ! Oh ! cet homme ! cet homme ! il me payera cher ce qu’il me fait souffrir ! – Et après s’être encore promenée avec agitation, elle parut se calmer, se rejeta sur le lit, et dit à l’intendant : – Relis-moi cette lettre… j’étais folle…

L’intendant lut ce qui suit : – « Méroflède, servante des servantes du Seigneur, à son très-cher père en Christ, Arsène, évêque du diocèse de Nantes, salut respectueux. Très-cher père, le Seigneur, par un éclatant miracle, nouvelle preuve de sa prédilection pour les humbles vierges qui vivent de sa foi et de parole, vient de montrer quels terribles châtiments il réserve aux impies qui l’outragent en la personne de ses pauvres filles. Karl, chef des Franks, contempteur de toutes les lois divines, désolateur de l’Église, dévastateur de ses biens sacrés, persécuteur des fidèles, avait eu la sacrilège audace d’octroyer à une bande de ses hommes de guerre la possession de cette abbaye-ci, patrimoine de Dieu ; le chef de ces aventuriers m’a sommée outrageusement d’avoir à quitter ce monastère, ajoutant que si je n’obéissais, il nous attaquerait de vive force au point du jour. Ces maudits, fils aînés de Satan, pour être plus à portée d’accomplir leur œuvre de damnation éternelle, ont campé la nuit dernière aux approches de l’abbaye, menaçant moi et mes chères filles en Christ, d’un sort épouvantable. Mais l’œil du Seigneur veillait sur nous autres, faibles brebis ; il a su nous défendre contre les loups ravisseurs. Cette nuit, par la vengeresse volonté du Tout-Puissant, les cataractes du ciel se sont ouvertes avec un fracas effrayant ; un déluge non moins formidable que celui qui a couvert la terre en punition des crimes des premiers hommes, est venu fondre sur les suppôts du démon et de Karl le maudit, qui, dans l’ombre de la nuit, attendaient l’aurore pour profaner la sainte retraite des vierges du Seigneur. Les flots des étangs, ainsi miraculeusement gonflés, ont englouti ces sacrilèges, pas un n’a échappé au châtiment céleste ! Prodige effrayant ! ces eaux, jusqu’alors limpides, sont devenues tout à coup bitumineuses et bouillantes par l’immersion des âmes infernales qu’elles engouffraient. Des lueurs rouges et sulfureuses ont, pendant un instant, sillonné la profondeur des ondes, comme si une bouche de l’enfer se fût ouverte pour recevoir sa détestable proie. La justice du Seigneur accomplie, les eaux redevenues calmes, limpides, sont rentrées paisiblement dans leur lit, de même qu’elles se sont retirées après le déluge ; de même encore qu’après le déluge, le ciel étant redevenu serein, la blanche colombe de paix et d’espérance est sortie de l’arche sainte, cette lettre, ô mon vénérable père en Christ, ira vers toi t’apprendre ce récent et prodigieux miracle, afin que, si tu le juges à propos, tu le fasses connaître dans toute l’étendue de ton diocèse ; cette nouvelle et éclatante preuve de la toute-puissance du Seigneur devant édifier, réconforter, consoler, délecter les âmes pieuses et terrifier les impies. Je termine en te demandant ta bénédiction apostolique. » Après avoir lu cette lettre, Ricarik dit à l’abbesse : – Et maintenant, madame, veuillez signer.

Méroflède prit la plume, écrivit au bas de l’épître : – Méroflède, abbesse de Meriadek. – Après quoi elle ajouta avec un sourire sardonique : – Le miracle me semble suffisamment justifié ; l’évêque de Nantes est habile homme, il saura faire valoir la chose ; dans cent ans encore l’on parlera du prodige insigne qui a protégé les vierges saintes du couvent de Meriadek… Ah ! – reprit Méroflède d’un air sinistre en appuyant son front brûlant entre ses mains, – je rirais bien si je n’avais l’enfer dans l’âme !

– Quoi ! madame, toujours ce Berthoald ?

– Oui, malheur à moi ! Oh ! ce que j’éprouve pour lui est un mélange de mépris, de haine et de frénésie amoureuse… Cela m’épouvante… Jamais, non, jamais jusqu’ici je n’ai ressenti ce que je ressens à cette heure pour cet homme !

– Il est pourtant un moyen, madame, de vous délivrer de ces angoisses… Ce moyen, je vous l’ai proposé…

– Prends garde ! ta vie me répond de la sienne !

– Mais quels sont vos desseins ?

– Est-ce que je le sais… tantôt je veux lui faire souffrir mille morts, tantôt tomber à ses genoux, lui demander grâce… tantôt… mais, tiens, je te l’ai dit, je suis folle… folle ! – Et l’horrible créature se tordit en hurlant sur le lit, mordant les coussins ou les déchirant de ses ongles avec une sorte de furie sauvage ; puis, se relevant soudain, les yeux à la fois humides de larmes et étincelants de passion, elle dit à Ricarik : – Où est la clef du cachot de Berthoald ?

– Elle est dans ce trousseau, – répondit l’intendant en montrant plusieurs clefs pendues à sa ceinture.

– Donne-moi cette clef.

– Quoi ! vous voulez ?…

– Donne… donne…

– La voici, – dit l’intendant en détachant du trousseau une grosse clef de fer. Méroflède prit la clef, la regarda en silence, et resta quelques instants rêveuse.

– Madame, – reprit Ricarik, – je vais faire partir le messager qui attend votre lettre pour l’évêque de Nantes.

– Va, va… porte cette lettre et reviens.

– J’irai aussi jeter un coup d’œil dans l’atelier du vieil orfèvre… il doit fondre aujourd’hui le grand vase d’argent.

– Eh ! que m’importe ! je ne songe plus au vase d’argent !

– Moi, j’y songe, madame. Je ne sais pourquoi il m’est venu quelque doute à l’esprit ; il m’a semblé, ce matin, remarquer certain embarras sur les traits de ce rusé vieillard ; il m’a prévenu qu’il s’enfermerait toute la journée ; il complote peut-être avec ses apprentis de dérober une partie du métal. Il m’a prévenu que la fonte ne commencerait guère qu’à la nuit ; voici la nuit, je veux assister à la fonte, puis je reviendrai, madame. Vous n’avez pas d’autres ordres à me donner ?

Méroflède resta plongée dans ses rêveries, tenant dans sa main la clef du cachot d’Amael ; après quelques moments de silence, et sans lever ses yeux toujours fixés sur le sol, elle dit à l’intendant :

– En sortant d’ici tu diras à Madeleine de m’apporter ma mante et une lampe allumée.

– Votre mante, madame ? Vous voulez donc sortir ? Serait-ce pour aller trouver Berthoald dans son cachot ?…

Méroflède interrompit l’intendant en frappant du pied avec colère, et d’un geste impérieux lui montra la porte.

* *

*

Bonaïk, ses apprentis, Rosen-Aër et Septimine, enfermés depuis le matin dans l’atelier, avaient impatiemment attendu la nuit ; tout était préparé pour l’évasion d’Amael lorsque le jour tomba : la lueur du brasier de la forge et du fourneau éclairait seule l’atelier ; les barreaux des fenêtres venaient d’être enlevés.

– Vous êtes jeunes et vigoureux, – dit le vieillard aux esclaves apprentis ; – à défaut d’autres armes, les barres de fer enlevées de la croisée pourront vous servir ; déposez-les dans un coin. Maintenant, passez le baril par la fenêtre, et attachez à l’un des cercles cette cordelle, dont l’un des bouts est aux mains d’Amael ; il est prêt, car il vient de répondre à notre signal.

Rosen-Aër et la Coliberte, le cœur palpitant d’espérance et d’angoisse, se tenaient auprès de la fenêtre serrées l’une contre l’autre. Les apprentis mirent le baril dehors ; les ténèbres étaient profondes, l’on ne distinguait pas même la blancheur du bâtiment dont la partie basse servait de cachot à Amael. Bientôt, attiré par lui, le baril disparut dans l’ombre ; à mesure qu’il s’éloignait, l’un des apprentis déroulait peu à peu la corde dont le tonneau était entouré ; elle devait servir à le ramener, lorsque le fugitif y aurait pris son point d’appui. À ce moment, il se fit un grand silence dans l’atelier ; toutes les respirations semblaient suspendues ; malgré la nuit, nuit si noire que l’on n’apercevait absolument rien au dehors, tous les regards cherchaient à percer ces ténèbres. Enfin, au bout de quelques minutes d’anxiété, l’apprenti qui, penché à la fenêtre, tenait la corde destinée à ramener le baril, dit au vieillard : – Maître Bonaïk, le prisonnier est sorti de la cave ; il s’appuie sur le tonneau, je viens de sentir la corde se raidir.

– Alors, mon garçon, tire à toi… tire doucement sans secousse.

– Il vient, – reprit joyeusement l’apprenti ; – le poids du prisonnier pèse maintenant sur le tonneau.

– Grand Dieu ! – s’écria Rosen-Aër, – voyez, dans le souterrain, cette lumière… tout est perdu !…

En effet, une vive lueur, produite par la clarté d’une lampe, apparaissant soudain dans l’intérieur de la cave, l’ouverture demi-circulaire du soupirail se dessina lumineuse à travers les ténèbres ; cette réverbération, se projetant jusque sur l’eau du fossé, éclaira le fugitif, qui, à demi plongé dans l’onde, se soutenait en s’appuyant des deux mains sur le tonneau flottant. À ce moment, Méroflède, enveloppée de sa mante écarlate à capuchon rabattu, parut au soupirail ; elle se cramponnait à deux des barreaux qu’Amael n’avait pas eu besoin de scier pour se frayer un passage… À la vue du fugitif, l’abbesse poussa un hurlement de rage, et cria par deux fois : – Berthoald ! Berthoald !… – Puis elle disparut, emportant sa lampe avec elle, de sorte qu’au dehors tout fut de nouveau plongé dans l’obscurité. L’apprenti qui attirait le tonneau, effrayé de l’apparition de l’abbesse, se rejeta vivement en arrière et abandonna la corde de sauvetage… l’orfèvre, heureusement, la saisit, et au milieu de l’épouvante de tous, amena le baril jusqu’au bord de la fenêtre en disant : – Sauvons d’abord Amael…

Grâce au tonneau qui flottait presque à fleur de la croisée, elle fut facilement escaladée par le prisonnier ; son premier mouvement, en arrivant dans l’atelier, fut de se jeter au cou de sa mère… Tous deux oubliaient le danger dans un embrassement passionné, lorsque l’on frappa fortement à la porte.

– Malheur à nous… – murmura l’un des apprentis, – c’est l’abbesse !…

– Impossible, – dit l’orfèvre ; – pour remonter du cachot, faire le tour du cloître, traverser les cours et venir ici, il lui faut plus de dix minutes.

– Bonaïk, – dit au dehors la rude voix de Ricarik, – ouvre à l’instant la porte…

– Oh ! que faire ! Le réduit au charbon est trop étroit pour y cacher Rosen-Aër et son fils, – murmura le vieillard ; et il répondit très-haut en se tournant vers la porte : – Seigneur intendant, nous sommes au moment de la fonte ; nous ne pouvons la quitter…

– C’est justement à la fonte que je veux assister ! – cria l’intendant.