– Vous aussi ? – s’écria Rosen-Aër, – vous aussi… de la famille de Joel ?…

– L’un de mes aïeux était Kervan, frère de Ronan.

– Votre famille habitait en Bretagne, près de Karnak ?

– Oui, et mon frère Allan ou ses enfants n’ont sans doute pas quitté le berceau de notre race.

– Et comment êtes-vous tombé en esclavage ?

– Notre tribu, passant la frontière, est venue, selon la coutume immémoriale, vendanger en armes les vignes des Franks, vers le pays de Rennes. J’avais quinze ans, j’accompagnais mon père dans cette expédition ; une troupe de Franks nous a attaqués ; pendant le combat, j’ai été séparé de mon père, puis emmené esclave au loin. Revendu d’un maître à un autre, le hasard m’a conduit en ce pays où je suis depuis douze ans. Hélas ! souvent mes yeux se sont tournés vers les frontières de notre vieille et bien-aimée Bretagne, toujours libre ! mais mon grand âge, l’habitude d’un métier qui me plaît et me console, m’ont empêché de songer à une évasion. Ainsi, nous sommes parents !… Ce malheureux qui est là, près de nous, captif, est de notre sang ?… Mais comment était-il devenu le chef de cette troupe de Franks que l’inondation vient d’engloutir ?

– Je racontais à cette pauvre enfant qu’un juif, marchand d’esclaves, ayant vu sur mon bras ces deux mots : Brenn-Karnak, parut surpris, et me dit : – « N’as-tu pas un fils âgé de vingt-quatre ans, qui porte, comme toi, ces deux mots tracés sur son bras ? – » Malgré l’horreur que m’inspirait ce juif, ces mots ranimèrent en moi l’espérance de retrouver mon fils : – Oui, – ai-je répondu ; – depuis dix ans mon fils a disparu des lieux que j’habitais. – « Et tu habitais la vallée de Charolles ? » – m’a demandé le juif. – Tu connais donc mon fils ? – me suis-je écriée ; mais, cet homme, sans me répondre, s’est éloigné avec un sourire cruel…

– Et depuis, – reprit Septimine, – ne l’avez-vous jamais revu ?

– Jamais ! Les chariots se sont remis en route pour ce pays, où je suis arrivée avec mes compagnes d’esclavage. Toutes ont dû périr par l’inondation de cette nuit, et sans le dévouement de cette courageuse enfant, je perdais aussi la vie…

– Le juif Mardochée, – reprit le vieil orfèvre en réfléchissant, – ce marchand de chair gauloise, grand ami de l’intendant Ricarik, est venu depuis peu de jours fort souvent ici ; il se trouvait au couvent de Saint-Saturnin lors de la donation de cette abbaye à votre fils et à ses hommes ; il aura, sans nul doute, pris les devants afin d’avertir l’abbesse, aussi a-t-elle fait ses préparatifs de défense contre les guerriers qui venaient la déposséder.

– Le juif a, en effet, voyagé très-rapidement depuis son départ du couvent de Saint-Saturnin, d’où il m’a emmenée, – reprit Septimine. – Nous n’étions que trois esclaves et lui dans un petit chariot léger, attelée de deux chevaux. Il a dû arriver ici deux ou trois jours avant la troupe du seigneur Berthoald, retardée dans sa marche par ses nombreux bagages.

– Ainsi, le juif aura prévenu Méroflède, lui révélant sans doute que le prétendu chef frank Berthoald était de race gauloise, – reprit Bonaïk ; – de là cette vengeance de l’abbesse, qui a fait jeter votre fils dans ce souterrain, croyant sans doute l’exposer à une mort certaine. Il s’agit maintenant de le sauver, vous aussi, nous aussi ; car rester en ce couvent après l’évasion de votre fils, ce serait exposer à la vengeance de l’abbesse ces pauvres apprentis et Septimine.

– Oh ! bon père ! comment faire ? – reprit Septimine en joignant les mains. – Personne ne peut entrer dans ce bâtiment au-dessous duquel est enfermé le seigneur Berthoald…

– Nomme-le Amael, mon enfant, – reprit Rosen-Aër avec amertume. – Ce nom de Berthoald me rappelle sans cesse une honte que je voudrais oublier…

– Tirer Amael de ce souterrain n’est point chose impossible, – reprit l’orfèvre en hochant la tête. – J’ai réfléchi là-dessus tout à l’heure, et nous avons, je crois, quelques chances de succès.

– Mais, bon père, – dit Rosen-Aër, – et les barreaux de la fenêtre de cet atelier ? ceux du soupirail de la cave où est enfermé mon fils ? enfin ce large et profond fossé ? que d’obstacles !

– Ces obstacles ne sont pas les plus difficiles à surmonter. Supposons la nuit venue, Amael délivré nous a rejoint, que faire ?

– Quitter l’abbaye, – dit Septimine ; – fuir tous…

– Et par quel moyen, mon enfant ? Ignores-tu qu’à la chute du jour la porte de la jetée est fermée ? Le gardien veille ; puis, eût-on franchi cette porte, l’inondation couvre la chaussée ; il faudra deux ou trois jours pour que les eaux se soient retirées tout à fait ; d’ici là, cette abbaye restera environnée d’eau comme une île.

– Maître Bonaïk, – reprit un des jeunes apprentis, – et les bateaux de pêche ?

– Où sont-ils amarrés d’ordinaire, mon garçon ?

– Du côté de la chapelle.

– Il faudrait donc, pour y arriver, traverser la cour intérieure du cloître, et la porte est chaque soir verrouillée intérieurement !

– Hélas ! – dit Rosen-Aër, – faut-il renoncer à tout espoir ?

– Jamais il ne faut désespérer. Occupons-nous d’abord d’Amael. Quoi qu’il lui arrive, une fois hors du souterrain, son sort ne pourra guère empirer. Maintenant, mes enfants, un dernier mot, – ajouta l’orfèvre en s’adressant aux apprentis. – Ce que nous allons tenter est grave ; il y va de votre vie et de la nôtre… Vous n’avez pas à hésiter : il faut nous seconder ou nous trahir. Nous trahir serait une méchante action, cependant vous n’avez d’autre intérêt à cette évasion que l’espoir incertain de recouvrer votre liberté. Voulez-vous nous trahir ? dites-le franchement, tout de suite… alors je n’entreprendrai rien, le sort de cette digne femme et de son fils s’accomplira… Si, au contraire, avec notre aide, nous parvenons à sauver Amael et à sortir de cette abbaye, voici mon projet : Il y a, dit-on, près de quatre journées de marche d’ici aux limites de l’Armorique, seule terre libre de la Gaule aujourd’hui. Nous tâcherons d’y arriver ; une fois en Bretagne, nous n’aurons rien à craindre, nous prendrons la route de Karnak ; nous y trouverons mon frère ou ses descendants, notre tribu vous accueillera comme des enfants de la famille ; d’apprentis orfèvres, vous deviendrez apprentis laboureurs, à moins que vous ne préfériez continuer votre métier dans quelques villes de Bretagne ; non plus en artisans esclaves, mais en artisans libres. Réfléchissez mûrement, et décidez-vous : la journée s’avance, le temps est précieux.

Justin, l’un des apprentis, après s’être consulté à vois basse avec ses compagnons, répondit au vieillard : – Notre choix n’est pas douteux, maître Bonaïk ; nous tâcherons, comme vous, de rendre un fils à sa mère ; quoi qu’il arrive, nous partagerons votre sort !

– Merci, oh ! merci, généreux enfants ! – dit Rosen-Aër les yeux remplis de larmes. – Hélas ! je ne peux vous offrir que la reconnaissance d’une mère !…

– Et maintenant, – reprit vivement l’orfèvre, qui parut retrouver la vivacité de sa jeunesse, – assez de paroles, agissons ! Deux d’entre vous vont s’occuper de scier les barreaux de la fenêtre de l’atelier, mais sans les faire tomber.

– C’est entendu, père Bonaïk, – dit Justin ; – les barreaux resteront en place… il ne faudra plus qu’un coup de lime pour les mettre à bas.

– Bon ; il n’y a, du reste, pas à craindre d’être vu au dehors ; le corps du bâtiment qui nous fait face est dépourvu de croisées donnant de notre côté.

– Mais les barreaux du soupirail de la cave où est enfermé mon fils ?…

– Il les sciera au moyen de cette lime lancée dans son cachot, enveloppée d’un nouveau billet, dans lequel je vais écrire à Amael ce qu’il doit faire. – Et le vieillard, s’asseyant à son établi, écrivit les lignes suivantes, que la Coliberte, penchée derrière lui, lisait à mesure et tout haut : – « Avec cette lime, vous scierez les barreaux du soupirail sans les détacher complètement ; la nuit venue, vous les enlèverez. Trois secousses données à la cordelle dont vous avez l’un des bouts, nous avertiront que vous êtes prêt. Alors, vous attirerez vers le soupirail un baril vide que nous aurons attaché à l’extrémité de la cordelle. »

– Oh ! – s’écria Septimine, – je comprends maintenant pourquoi vous avez demandé ce baril !

– Quoi ! – reprit Rosen-Aër, non moins étonnée que la jeune fille, – vous avez eu, bon père, assez de présence d’esprit pour songer à l’instant même à ce moyen d’évasion ?

– Il fallait y songer alors… ou point du tout, mes enfants, – répondit le vieil orfèvre en continuant d’écrire.

– Et nous autres, qui sommes du métier pourtant, nous croyions bonnement qu’il s’agissait de la fonte, – reprit Justin. – Quel bon tour ! C’est ce méchant Ricarik qui aura lui-même fourni la corde et le baril !

– « Lorsque le baril sera près du soupirail, » – reprit Septimine en continuant de lire ce qu’écrivait le vieillard, – « vous saisirez fortement, de vos deux mains, une corde dont ce tonneau sera entouré ; puis, y prenant votre appui, vous vous mettrez à l’eau, vous le pousserez devant vous, et nous l’attirerons doucement jusqu’à la fenêtre, qu’il vous sera très-facile alors d’escalader avec notre aide. »

– Oh ! bon père, – dit Rosen-Aër avec attendrissement, – il est sauvé !

– Hélas ! non, pas encore, pauvre femme ! Je vous l’ai dit : le tirer de ce souterrain est possible ; mais ensuite il faudra sortir de ce maudit couvent… Enfin, nous essayerons. – Et il se remit à écrire ces dernières lignes, aussi lues tout haut par Septimine : – « Il se peut que vous sachiez nager ; mais pas d’imprudence ! les meilleurs nageurs se noient ; réservez vos forces afin de pouvoir aider votre mère à fuir de cette abbaye. Lorsque vous aurez lu ce parchemin, déchirez-le, ainsi que le premier, en petits morceaux, jetez-les dans le coin le plus obscur de votre cachot, car il est possible que l’on vienne vous retirer de ce souterrain avant ce soir. »

– Ô mon Dieu ! – dit Rosen-Aër en joignant les mains avec douleur, – nous n’y avions pas songé : ce malheur est possible.

– Hélas ! il faut tout prévoir, – reprit le vieillard en terminant d’écrire ce qui suit : – « Ne désespérez pas, et confiez-vous en Hésus, le Dieu de nos pères ! »

– Ah ! – murmura douloureusement Rosen-Aër, – la foi de ses pères, les enseignements de sa famille ! les souffrances de sa race ! la haine de l’étranger… il a tout oublié !

– Mais la vue de sa mère lui aura tout rappelé, – répondit le vieillard. – Et il donna une secousse à la cordelle pour avertir Amael ; celui-ci répondit de la même manière à ce signal.