Clovis, ce fils chéri de l’Église, accourut à l’appel de ses bons amis les évêques, et, pour mériter le paradis, il désola, pilla le pays sur son passage, exterminant ou emmenant esclaves les populations accusées d’arianisme. Dans cette guerre horrible, prêchée par les prêtres catholiques, de nouveau le sang coula par torrents, de nouveau les ruines s’amoncelèrent, et, en 508, Clovis, entrant à Toulouse, incendie, massacre, et s’en retourne au nord de la Gaule, traînant à sa suite de nombreux captifs. Après son départ, les anciens chefs wisigoths se disputent cette contrée, les discussions civiles la déchirent encore. En 561, elle est partagée entre les trois fils de Clotaire Ier. Nouvelles guerres, nouveaux désastres. En 613, le Languedoc rentre sous la domination de Clotaire II, justicier de Brunehaut, et seul roi de toute la Gaule ; plus tard, en 630, le bon roi Dagobert cède à son frère Charibert une partie du Languedoc, l’Aquitaine et la Septimanie (ainsi nommée à cause des sept villes principales de cette province). Bientôt Charibert meurt ; son fils est tué au berceau par ordre de Dagobert. Plus tard, ce roi cède l’Aquitaine, à titre de duché héréditaire, aux deux frères de Charibert ; leur descendant Eudes, duc d’Aquitaine, se soulève alors contre les rois franks du nord, déjà gouvernés par les maires du palais ; de cruelles guerres intestines dévastent encore ce pays jusqu’à l’invasion et la conquête des Arabes, en 719. Ceux-ci chassent ou asservissent les Wisigoths ; les Gaulois, énervés par l’Église, subissent la domination arabe, comme ils avaient autrefois subi la domination des Wisigoths, gagnant presque à ce changement, les conquérants du Midi, fidèles à la religion de Mahomet, étaient du moins, malgré leur ardeur guerrière, plus civilisés que les conquérants du Nord. Un grand nombre de ces Gaulois, hommes libres, colons, Coliberts[1] ou esclaves, avaient même, autant par haine de l’Église catholique que pour vivre en paix avec leurs nouveaux dominateurs, embrassé la religion de Mahomet[2], religion qui, du moins, exaltant le sentiment de nationalité chez ses croyants, et ne mettant pas son paradis au prix d’atroces souffrances, ou d’une lâche résignation à la conquête de l’étranger, promettait à ses élus un paradis peuplé de charmantes houris. – Le croyant vertueux (disait le Koran, évangile des Mahométans) doit être introduit dans les délicieuses demeures d’Éden, jardins enchantés où coulent des fleuves aux rives ombragées. Là le croyant, paré de bracelets d’or, vêtu d’habits verts tissus de soie, rayonnant de gloire, reposera sur le lit nuptial, prix fortuné du séjour de délices.

Ainsi, grand nombre de Gaulois du midi, préférant les blanches houris promises par le Koran aux séraphins joufflus du paradis des catholiques, embrassèrent avec ardeur le mahométisme. Les mosquées s’élevaient en Languedoc à côté des basiliques ; les Arabes, plus tolérants que les évêques, permettaient aux catholiques restés fidèles à leur culte de l’exercer paisiblement. Le mahométisme, fondé par Mahomet pendant le siècle passé (vers 608), proclamait d’ailleurs la divinité des saintes Écritures, reconnaissait Moïse et les prophètes juifs comme élus du Seigneur ; mais ne reconnaissait pas Jésus comme fils de Dieu. – Ô vous qui avez reçu les Écritures, ne passez pas les bornes de la foi ; ne dites de Dieu que la vérité : Jésus est le fils de Marie, l’envoyé du Très-Haut, mais non son fils. Ne dites pas qu’il y ait une Trinité en Dieu, il est un. Jésus ne rougira pas d’être le serviteur de Dieu : les anges qui environnent le trône de Dieu obéissent à Dieu ! – Telles sont les paroles du Koran ; elles sembleront peut-être curieuses à notre descendance, à nous, fils de Joel… Voilà pourquoi Amael les cite ici.

La ville de Narbonne, capitale du Languedoc, sous la domination arabe, avait, en 737, un aspect tout oriental, autant par la pureté du ciel et l’ardeur du soleil, que par le costume et les habitudes d’un grand nombre de ses habitants : les lauriers-roses, les chênes verts, les palmiers, rappelaient la végétation africaine. Les femmes sarrasines allaient aux fontaines ou en revenaient une amphore d’argile rouge, élégamment posée sur leur tête, et drapées dans leurs vêtements blancs, comme les femmes du temps d’Abraham ou du jeune homme de Nazareth, que Geneviève, notre aïeule, avait vu mettre à mort plus de six siècles avant cette époque. Des chameaux au long cou, chargés de marchandises, sortaient de la cité pour se rendre à Nîmes, à Béziers, à Toulouse ou à Marseille ; souvent ces caravanes rencontraient dans les champs, tantôt des masures de boue, recouvertes de roseaux, habitées par les Gaulois laboureurs, tour à tour esclaves des Wisigoths et des Musulmans, tantôt les tentes d’une tribu de Berbères, montagnards arabes, descendus des sommets de l’Atlas, et qui conservaient en Gaule leurs habitudes nomades et guerrières, toujours prêts à monter leurs infatigables et rapides chevaux pour aller combattre au premier appel de l’émir de la province ; de loin en loin, sur les crêtes des montagnes, l’on voyait des tours élevées, où les Sarrasins, en temps de guerre, allumaient des feux afin de correspondre entre eux par ces signaux de nuit.

Dans la cité presque musulmane de Narbonne, ainsi que dans toutes les autres villes de la Gaule, soumises aux Franks et aux évêques, il y avait, hélas ! des marchés publics où l’on vendait des esclaves ; mais ce qui donnait au marché de Narbonne un caractère particulier, c’était la diversité de race des captifs que l’on offrait aux acheteurs : on voyait là grand nombre de nègres, de négresses et de négrillons d’Éthiopie d’un noir d’ébène ; des métis, au teint cuivré, de belles jeunes filles et de beaux enfants grecs venant d’Athènes, de Crète ou de Samos, captifs enlevés lors des nombreuses courses des Arabes, chez qui Mahomet, leur prophète, avait, en politique habile, développé la passion des expéditions maritimes : – Le croyant qui meurt sur terre n’éprouve qu’une douleur à peine comparable à celle d’une piqûre de fourmi, – dit le Koran ; – mais le croyant qui meurt sur mer éprouve, au contraire, la délicieuse sensation qu’éprouverait l’homme en proie à une soif ardente, à qui l’on offrirait de l’eau glacée mélangée de citron et de miel. – Autour du marché aux esclaves s’élevaient de nombreuses boutiques arabes remplies d’objets fabriqués surtout à Grenade et à Cordoue, alors centres des arts et de la civilisation sarrasine : c’étaient des armes brillantes, des tasses d’or et d’argent ornées d’arabesques délicats, des coffrets d’ivoire ciselé, des coupes de cristal, de riches étoffes de soie, des chaussures brodées, des colliers, des bracelets précieux ; à l’entour de ces boutiques se pressait une foule aussi variée de race que de costume : ici les Gaulois originaires du pays, avec leurs larges braies, vêtement qui avait fait, depuis des siècles, donner à cette partie de la Gaule le nom de Bracciata (ou brayée) ; là les descendants des Wisigoths conservaient, fidèles à la vieille mode germanique, leurs habits de fourrures malgré la chaleur du climat ; ailleurs c’étaient des Arabes portant robes et turbans de couleurs variées ; de temps à autre, les cris des prêtres musulmans, appelant les croyants à la prière du haut des mosquées, se joignaient aux tintements des cloches des basiliques, appelant les catholiques à la prière. – Chiens de chrétiens ! – disaient les Arabes ou Gaulois musulmans. – Maudits païens ! damnés renégats ! – répondaient les catholiques ; et chacun s’en allait, paisiblement d’ailleurs, exercer son culte. Mahomet, beaucoup plus tolérant que ces évêques de Rome qui faisaient massacrer, au nom du Seigneur, les Gaulois ariens par les Franks de Clovis, Mahomet ayant dit dans le Koran : – Ne faites aucune violence aux hommes à cause de leur foi.

Ab-el-Kader, l’un des plus vaillants chefs des guerriers d’Abd-el-Rhaman, lors du vivant de cet émir, tué depuis cinq ans dans les plaines de Poitiers, où il livra une grande bataille à Karl-Martel (ou Marteau), Abd-el-Kader, après avoir ravagé et pillé le pays et les églises de Tours et de Blois, occupait une des plus belles maisons de la cité de Narbonne, depuis la conquête arabe ; il avait fait accommoder cette demeure à la mode orientale, boucher les fenêtres extérieures, et planter de lauriers-roses la cour intérieure, au milieu de laquelle jaillissait une fontaine d’eau vive : son sérail occupait une des ailes de cette maison ; dans l’une des chambres de ce harem, tapissée d’une riche tenture, entourée de divans de soie et éclairée par une fenêtre garnie d’un treillis doré, se trouvait une femme encore d’une beauté rare, quoique elle eût environ quarante ans. Il était facile de reconnaître, à la blancheur de son teint, à la couleur blonde de ses cheveux, à l’azur de ses yeux, qu’elle n’était pas de race arabe ; on lisait sur ses traits pâles, attristés, l’habitude d’un chagrin profond ; le rideau qui fermait la porte de la chambre où elle se tenait se souleva et Abd-el-Kader entra ; ce guerrier, au teint basané, avait environ cinquante ans ; sa barbe et sa moustache grisonnaient ; sa figure, calme, grave, avait une expression de dignité douce. Il s’avança lentement vers la femme et lui dit : – Rosen-Aër, nous nous voyons peut-être aujourd’hui pour la dernière fois…

La matrone gauloise parut surprise et répondit : – Si je ne dois plus vous revoir, je vous regretterai ; je suis votre esclave ; mais vous avez été compatissant et généreux envers moi. Jamais je n’oublierai qu’il y a six ans, lorsque les Arabes ont envahi la Bourgogne, et sont venus ravager la vallée de Charolles, où ma famille vivait libre, paisible, heureuse, depuis plus d’un siècle, vous m’avez respectée : prise par vos soldats et conduite à votre tente, je vous ai déclaré qu’à la moindre violence je me tuerais… vous m’avez crue, depuis vous m’avez toujours dignement traitée en femme libre et non pas en esclave…

– La miséricorde est le partage des croyants, – dit notre Koran ; je n’ai fait qu’obéir à la voix du prophète ; mais toi, Rosen-Aër, peu de temps après avoir été amenée ici captive, lorsque Ibrahim, mon dernier né, a failli mourir, ne m’as-tu pas demandé à lui donner les soins d’une mère ? ne l’as-tu pas veillé durant de longues nuits comme s’il eût été ton propre fils ? Aussi, par récompense, et pour accomplir ces paroles du Koran : – Délivrez vos frères de l’esclavage, – je t’ai offert la liberté.

– Qu’en aurais-je fait ? où serais-je allée ?… J’ai vu tuer sous mes yeux mon frère, mon mari, dans leur résistance désespérée contre vos soldats, lors de l’attaque de la vallée de Charolles, et déjà, en ce triste temps, je pleurais mon fils Amael, disparu depuis six années, je le pleurais, hélas ! comme je le pleure encore chaque jour.

Rosen-Aër, en disant ces mots, ne put retenir ses larmes ; elles inondèrent son visage. Abd-el-Kader la regarda tristement et reprit :

– Ta douleur de mère m’a souvent touché ; je ne peux malheureusement ni te consoler ni te donner quelque espoir. Comment retrouver ton enfant disparu si jeune, car il avait, m’as-tu dit, quinze ans à peine ?

– Oui, et maintenant il en aurait vingt-cinq ; mais, – ajouta Rosen-Aër en essuyant ses larmes, – ne parlons plus de mon fils ; il est à jamais perdu pour moi… Pourquoi m’avez-vous dit que nous nous voyions peut-être aujourd’hui pour la dernière fois ?

– Karl-Martel, le chef des Franks, s’avance à marches forcées à la tête d’une armée formidable pour nous chasser des Gaules. Hier, nous avons été instruits de son approche ; dans deux jours peut-être les Franks seront sous les murs de Narbonne. Abd-el-Malek, notre nouvel émir, venu d’Espagne, pense, et je partage cet avis, que nos troupes doivent aller à la rencontre de Karl… Nous partons ; la bataille sera sanglante : peut-être Dieu voudra-t-il m’envoyer la mort dans ce combat ; voilà pourquoi je viens te dire : Rosen-Aër, il se peut que nous ne nous voyions plus… Si tel est le dessein de Dieu, que deviendras-tu ?

– Vous le savez, la mort de mon époux et de mon frère m’a brisée ; un espoir insensé de retrouver mon enfant me rattache seul à la vie… Plus d’une fois vous m’avez généreusement offert, non-seulement la liberté, mais de l’or, mais un guide pour voyager à travers les Gaules à la recherche de mon fils ; mais le courage, mais la force m’ont manqué, ou plutôt ma raison m’a démontré la folie d’une pareille entreprise au milieu des guerres civiles qui désolent ce malheureux pays… Aussi mes jours se passent à gémir sur la vanité de mes espérances, et cependant à espérer malgré moi ; si je ne dois plus vous revoir, si je dois quitter cette maison, où j’ai du moins pu pleurer en paix, à l’abri des hontes et des misères de l’esclavage, j’ignore ce que je deviendrai : si ma triste vie m’est trop pesante… je m’en délivrerai…

– Je ne veux pas que toi, qui as été une seconde mère pour mon fils, tu te désespères ainsi.