Rosen-Aër, voici ce que je crois sage : Pendant mon absence, tu quitteras Narbonne.

– Pourquoi cela ?

– Nous allons à la rencontre des Franks ; notre armée est vaillante, mais la volonté de Dieu est immuable ; ils peuvent nous vaincre, nous poursuivre, mettre le siège devant cette ville et la prendre. Alors, toi, ainsi que tous les habitants, vous serez exposés au sort de ceux qui se trouvent dans une ville enlevée d’assaut : ce sort, c’est la mort ou l’esclavage. Pour ne pas t’exposer à ces maux, je t’offre de te faire conduire à quelques lieues d’ici, dans un lieu écarté, chez l’un des colons gaulois qui cultivent mes terres.

– Vos terres ! – reprit Rosen-Aër avec amertume, – dites plutôt celles dont vos guerriers se sont emparés par la force et la violence.

– Telle a été la volonté de Dieu…

– Ah ! pour vous et votre race, Abd-el-Kader, je souhaite que la volonté de Dieu vous épargne la douleur de voir un jour les champs de vos pères à la merci des conquérants !

– Les desseins de Dieu sont à lui… l’homme se soumet. Si Dieu veut que dans la prochaine bataille contre Karl-Martel nous soyons victorieux, tu reviendras ici à Narbonne ; si nous sommes vaincus, si je suis tué dans le combat, si nous sommes chassés des Gaules, tu n’auras rien à craindre, je l’espère, dans la solitude où je t’envoie. Le colon est, comme toi, de race gauloise ; il est honnête homme. Tu resteras près de lui et de sa famille… Voici un petit sac de pièces d’or : tu vivrais jusqu’à cent ans, que tu ne seras jamais à charge à ce colon, et tu te souviendras de moi comme d’un homme humain.

– Je me souviendrai de vous, Abd-el-Kader, comme d’un homme généreux, malgré le mal que votre race a fait à la mienne.

– Dieu nous a envoyés ici pour faire triompher la religion prêchée par Mahomet, la seule vraie.

– Les évêques disent aussi leur religion la seule vraie.

– Qu’ils le prouvent… nous les laissons libres de prêcher leurs croyances. La foi musulmane, depuis un siècle à peine qu’elle a été proclamée, a déjà soumis l’Orient presque tout entier, l’Espagne et une partie de la Gaule… Nous sommes, je te le répète, les instruments de la volonté divine. Si elle veut que je meure dans la prochaine bataille, nous ne nous reverrons plus ; si, malgré ma mort, nos armes triomphent, mes fils, s’ils me survivent, prendront soin de toi… Ibrahim te vénère comme sa mère.

– Quoi ! lui si jeune, vous l’emmenez à la guerre !

– L’adolescent qui peut dompter un cheval et tenir un sabre est en âge de se battre… Ainsi, tu acceptes mes offres, Rosen-Aër ?

– Je les accepte… J’aurais horreur de tomber aux mains des Franks ! Triste temps que le nôtre ! l’on n’a que le choix de la servitude. Heureux du moins ceux qui, comme moi, rencontrent des cœurs compatissants.

– Fais donc tes préparatifs de voyage… Moi-même je vais partir dans une heure à la tête d’une partie de nos troupes ; je reviendrai te chercher, et nous quitterons ensemble cette maison, toi, pour aller chez le colon, moi, pour aller à la rencontre de l’armée des Franks.

Lorsque Abd-el-Kader revint chercher Rosen-Aër, il avait revêtu son costume de bataille : il portait une cuirasse d’acier brillant, un turban rouge enroulé autour de son casque doré ; à son côté pendait un cimeterre d’un merveilleux travail : le fourreau, d’or massif ainsi que la poignée, était orné d’arabesques, de corail et de diamants. Le guerrier arabe dit à Rosen-Aër avec une émotion contenue : – Permets que je t’embrasse comme ma fille.

Rosen-Aër tendit son front en répondant à Abd-el-Kader : – Je fais des vœux pour que vos enfants conservent longtemps leur père.

L’Arabe et la Gauloise quittèrent ensemble le harem. À l’extérieur de la maison, ils trouvèrent les cinq fils du vieillard : Abd-Allah, Hasem, Ibul-Casem, Mohamed et Ibrahim, son dernier né, tous armés et à cheval, portant par-dessus leurs armes de longs et légers manteaux de laine blanche à houppes noires. Le plus jeune de la famille, adolescent de quinze ans au plus, descendit de cheval en voyant Rosen-Aër, alla lui prendre la main, la baisa respectueusement et lui dit : – Tu as été pour moi une mère, permets que je te salue comme un fils.

La matrone gauloise répondit les larmes aux yeux en songeant à son fils Amael, qui avait aussi quinze ans lorsqu’il disparut de la vallée de Charolles : – Que Dieu te protège, toi, qui, si jeune encore, vas courir les danger de la guerre !

– Croyants, lorsque vous marchez à l’ennemi soyez inébranlables, dit le prophète, – reprit l’adolescent d’une voix grave et douce. – Nous allons guerroyer contre ces Franks, maudits infidèles ! Je combattrai vaillamment sous les yeux de mon père… Dieu a marqué le terme de notre vie !

Et le jeune Arabe, après avoir de nouveau respectueusement baisé la main de Rosen-Aër, l’aida à monter sur une mule amenée par un esclave noir qui la tenait par la bride. Alors on entendit au loin le bruit guerrier des clairons. Abd-el-Kader fit de la main et du regard un dernier adieu à Rosen-Aër ; puis l’Arabe, dont l’âge n’avait pas affaibli la vigueur, s’élança sur son cheval, et partit bientôt au galop suivi de ses cinq fils. Pendant un moment encore, la Gauloise suivit des yeux les longs manteaux blancs que soulevait la course rapide de l’Arabe et de ses fils ; puis, lorsqu’ils eurent disparu à ses yeux, dans un nuage de poussière, Rosen-Aër dit à l’esclave noir de diriger la mule vers la porte de Narbonne, afin de gagner la campagne et la demeure du colon.

* *

*

Environ un mois s’était passé depuis le départ d’Abd-el-Kader et de ses cinq fils, allant à la tête de l’armée arabe combattre les Franks de Karl-Martel.

Un enfant de onze à douze ans, renfermé dans le couvent de Saint-Saturnin, en Anjou, s’accoudait à l’appui d’une étroite fenêtre, située au premier étage, de l’un des bâtiments de l’Abbaye, ayant vue sur la campagne ; la chambre voûtée où se tenait cet enfant était froide, vaste, nue et dallée de pierres ; dans un coin l’on voyait un petit lit, et sur une table quelques jouets grossièrement taillés dans du bois brut ; des escabeaux et un coffre meublaient seuls cette grande salle. L’enfant, vêtu d’une robe de serge noire, tout usée, çà et là rapiécée, était d’un aspect malingre ; ses traits, d’une pâleur bilieuse, avaient une expression de tristesse profonde ; il regardait au loin les champs, et des larmes coulaient lentement sur ses joues creuses. Pendant qu’il rêvait ainsi, la porte de sa chambre s’ouvrit, et une jeune fille de seize ans au plus entra doucement ; elle avait le teint très-brun, mais d’une fraîcheur extrême, la bouche vermeille, les cheveux d’un noir de jais, ainsi que ses grands yeux, et ses sourcils finement arqués ; l’on ne pouvait imaginer une plus gracieuse personne, malgré son cotillon de bure et son tablier de grosse toile bise, rattaché par les coins à sa ceinture, et rempli de chanvre prêt à être filé, car Septimine tenait sa quenouille d’une main, et de l’autre un petit coffret de bois. À la vue de l’enfant, toujours tristement accoudé à la fenêtre, la jeune fille soupira et se dit d’un air apitoyé :

 

– Pauvre petit… toujours chagrin… je ne sais si cette nouvelle sera pour lui un mal ou un bien… S’il accepte, puisse-t-il ne jamais regretter ce sombre couvent… – Puis elle s’approcha légèrement de l’enfant, toujours sans qu’il l’entendît, lui mit avec une gentille familiarité la main sur l’épaule, en disant d’un air enjoué : – À quoi pensez-vous là ?

L’enfant tressaillit de surprise, tourna son visage baigné de larmes vers Septimine, et répondit en se laissant tomber avec accablement sur un escabeau près de la fenêtre : – Hélas ! je m’ennuie… je m’ennuie à mourir. – Et ses pleurs continuèrent de couler de ses yeux fixes et rougis.

– Allons, séchez ces vilaines larmes, – lui dit affectueusement la jeune fille : – Je viens justement vous désennuyer ; j’ai apporté une grosse provision de chanvre afin de filer auprès de vous, en causant, à moins que vous ne préfériez une partie d’osselets, qu’en dites-vous ?

– Rien ne m’amuse…

– Voilà ce que je vous reproche : rien ne vous amuse, rien ne vous plaît, vous êtes toujours accablé, taciturne, vous ne prenez aucun soin de votre personne. Voyez comme vos cheveux sont emmêlés… et cette vieille robe toute rapiécée ? elle vous fait honte. Pourquoi n’en pas demander une neuve au père Clément ?

– À quoi bon !

– Vous seriez du moins proprement vêtu, et puis si vos cheveux étaient lissés sur votre front, au lieu de tomber ainsi en désordre, vous n’auriez pas l’air d’un petit sauvage… Voilà deux jours que vous ne m’avez pas voulu laisser arranger votre chevelure, mais aujourd’hui il n’en sera pas ainsi.

– Non… non, je ne veux pas, – dit l’enfant en frappant du pied avec une impatience fébrile, – laisse-moi…

– Oh ! oh ! vos trépignements ne me font pas peur, – reprit gaiement Septimine, – j’ai ma volonté aussi… Allons, tournez votre escabeau du côté du jour ; j’ai apporté dans cette boîte tout ce qu’il me faut pour vous peigner.

– Septimine, je t’en prie… laisse-moi.

Mais la jeune fille, bon gré, mal gré, tourna la chaise du récalcitrant, et avec l’autorité d’une grande sœur, le força de laisser démêler sa chevelure en désordre ; tout en lui rendant ces soins avec autant d’affection que de bonne grâce, Septimine, debout derrière l’enfant, lui disait : – Je vous demande si vous n’êtes pas ainsi cent fois plus gentil ?

– Que m’importe cela ! je m’ennuie tant dans ce couvent… ne pouvoir jamais en sortir, mon Dieu… qu’ai-je donc fait pour être si malheureux ?

– Hélas ! mon pauvre petit… vous êtes fils de roi !

L’enfant ne répondit rien, cacha sa figure entre ses mains, et se mit à pleurer de nouveau en disant d’une voix étouffée : – Mon père… mon père…

– Oh ! si vous recommencez à pleurer et surtout à parler de votre père, vous me ferez pleurer aussi, car si je vous gronde de votre incurie, j’ai grand’pitié de vos chagrins, oui, grand’pitié ; je venais ici ce matin pour vous donner peut-être un bon espoir.

– Que veux-tu dire, Septimine ?

La jeune fille ayant donné ses soins à la chevelure de l’enfant, s’assit près de lui sur un escabeau, prit sa quenouille et commençant à filer lui dit à demi-voix d’un air grave et mystérieux : – Me promettez-vous d’être discret ?

– À qui veux-tu que je parle ? j’ai en aversion tous ceux qui sont ici.

– Excepté moi… n’est-ce pas ?

– Oui, excepté toi, Septimine… tu es la seule qui m’inspires un peu de confiance.

– Quelle défiance pourrait vous inspirer une pauvre Coliberte, comme on dit en Septimanie, où je suis née ? ne suis-je pas esclave, ainsi que ma mère, femme du portier extérieur de ce couvent ? Lorsqu’il y a dix-huit mois, vous avez été conduit ici, je n’avais pas quinze ans, j’étais enfant comme vous ; on m’a mis auprès de votre personne pour tâcher de vous distraire, en partageant vos jeux ; depuis ce temps-là nous avons grandi ensemble ; vous vous êtes habitué à moi… n’est-il pas naturel que vous me témoigniez quelque confiance ?

– Tout à l’heure tu me disais que peut-être tu me ferais espérer… quelle espérance peux-tu me donner ?

– D’abord me promettez-vous d’être discret ? très-discret ?

– Je te le promets.

– Promettez-moi aussi de ne pas recommencer à pleurer… car il faut que je vous parle du roi, votre père…

– Je ne pleurerai plus, Septimine.

– Il y a dix-huit mois de cela, le roi Thierry, votre père, est mort dans son domaine de Compiègne, et le maire du palais, ce méchant Karl-Marteau, vous a fait conduire et emprisonner ici…

– Pourtant mon père m’avait toujours dit : « Mon petit Chilpérik, tu seras roi ! comme moi, tu auras des chiens et des faucons pour chasser, de beaux chevaux, des chars pour te promener, des esclaves pour te servir… » Et ici je n’ai rien de tout cela, moi ! Mon Dieu ! mon Dieu !… que je suis malheureux !

– Quoi ! vous allez recommencer à pleurer, malgré vos promesses ?

– Non, Septimine… non je ne pleure pas.

– Ce méchant Karl-Marteau vous a donc fait conduire en ce couvent pour régner à votre place, comme il régnait, dit-on, à la place de votre père.

– Il y a pourtant en ce pays des Gaules assez de chiens, de faucons, de chevaux, d’esclaves pour que ce Karl en ait sa suffisance, et moi la mienne.

– Oui… si régner c’est seulement avoir toutes ces choses… mais moi, pauvre fille, je n’en sais rien. Voilà seulement ce que je sais : votre père avait des amis qui sont les ennemis de Karl-Marteau, et ils voudraient vous voir hors de ce couvent.

– Et moi aussi, va, Septimine, je voudrais être hors d’ici !

Après un moment d’hésitation la jeune fille, cessant de filer, dit au jeune prince d’une voix plus basse encore et regardant autour d’elle comme si elle eût craint d’être entendue : – Vous voulez sortir de ce couvent… cela dépend de vous.

– De moi ! – s’écria Chilpérik, – et comment faire ?

– De grâce, ne parlez pas si haut, – reprit Septimine avec inquiétude en jetant les yeux sur la porte. – Je crains toujours que quelqu’un soit là… à épier… – Puis se levant elle alla sur la pointe du pied écouter à la porte et regarder par le trou de la serrure. Rassurée par cet examen, Septimine revint prendre sa place, se remit à filer, et dit à Chilpérik : – Durant le jour vous pouvez vous promener dans le jardin ?

– Oui, mais ce jardin est entouré d’une clôture, et je suis toujours suivi d’un moine ; aussi j’aime mieux rester dans cette chambre que de me promener.

– Le soir on vous renferme ici…

– Et un moine couche au dehors à ma porte.

– Regardez un peu par cette fenêtre.

– Pourquoi cela ?

– Pour voir si l’élévation de cette croisée à terre vous semble très-effrayante…

Chilpérik regarda au dehors et répondit : – C’est très-haut, Septimine.

– Très-haut ? il y a là peut-être huit à dix pieds au plus… Supposez qu’une corde garnie de gros nœuds soit attachée à cette barre de fer que voilà… auriez-vous le courage, la nuit, de descendre le long de cette corde ?

– Moi, Septimine… oh ! mon Dieu !

– Vous auriez peur ?

– Hélas !

– Êtes-vous peu courageux… Je n’aurais pas peur, moi qui ne suis qu’une fille…

L’enfant regarda de nouveau par la fenêtre et reprit en réfléchissant : – Tu as raison… c’est moins élevé que cela ne me l’avait paru d’abord ; mais cette corde, Septimine, comment me la procurer ? et puis lorsque je serais en bas… pendant la nuit ? que ferais-je !

– Au bas de cette fenêtre vous trouveriez mon père, il vous jetterait sur les épaules la mante à capuchon que je porte habituellement ; je ne suis guère plus grande que vous ; en croisant bien la mante et rabaissant le capuchon sur votre visage, mon père pourrait, la nuit aidant, vous faire passer pour moi, traverser l’intérieur du couvent, regagner sa loge au dehors ; là des amis de votre père vous attendraient avec des chevaux ; vous partiriez vite, vous auriez toute la nuit devant vous, et le matin quand on s’apercevrait de votre fuite, il serait trop tard pour courir après vous… Maintenant, répondez, aurez-vous le courage de descendre par cette fenêtre pour regagner votre liberté ?

– Ô Septimine ! j’en ai fort envie, mais…

– Mais vous avez peur… Fi ! un grand garçon comme vous !

– Et cette corde qui me la donnerait ?

– Moi… Répondez : êtes-vous décidé ? Il faut vous hâter, les amis de votre père sont dans les environs… ils viendront durant cette nuit et celle de demain attendre avec les chevaux, non loin des murs du couvent…

– Septimine, j’aurai le courage de descendre…

– Un dernier mot, Chilpérik, – dit la jeune fille d’une voix triste et émue : – Ma mère, mon père et moi nous nous exposons à des peines terribles, à la mort peut-être… en favorisant votre fuite ! nous n’avons d’autre intérêt à cela que la pitié que vous nous faites… lorsque l’on a proposé à mon père d’aider à votre évasion, on lui a offert de l’argent ; il a refusé, disant : « – Je ne veux d’autre récompense que la satisfaction de contribuer à la délivrance de ce pauvre petit, qui est toujours triste ou pleurant depuis dix-huit mois, et qui périrait ici de chagrin. »

– Oh ! sois tranquille ; quand je serai roi comme mon père, je te ferai de beaux présents.

– Je n’ai pas besoin de vos présents ; vous êtes un enfant très à plaindre ; voilà ce qui nous touche, et comme disait mon père, qui sait bien des choses, quoique esclave : « – Ce n’est pas parce que ce pauvre petit est fils de roi qu’il m’intéresse, car, après tout, il est de la race de ces Franks qui nous tiennent en esclavage, nous autres Gaulois, depuis Clovis ; non, je veux tâcher de le sauver parce qu’il me fait peine à voir… » – Songez-y, Chilpérik, la moindre indiscrétion de votre part attirerait sur nous de terribles malheurs.

– Septimine, je te le promets, je ne dirai rien à personne, j’aurai du courage, et cette nuit même, je tâcherai de fuir pour aller rejoindre les amis de mon père. Oh ! quel bonheur ! – ajouta l’enfant en frappant dans sa main, – quel bonheur ! demain je serai libre… je redeviendrai Roi comme mon père…

– Attendez pour vous réjouir que vous soyez hors d’ici… Maintenant, écoutez-moi bien : on vous enferme toujours après la prière du soir ; la nuit est alors tout à fait noire ; il vous faudra attendre environ une demi-heure, puis attacher votre corde et descendre ; mon père, je vous l’ai dit, vous attendra au bas de cette fenêtre… Est-ce pour cette nuit ?

– Oui, c’est convenu ; mais cette corde, où est-elle ?

– Tenez, – dit Septimine en tirant du milieu du chanvre contenu dans son tablier, une corde enroulée, mince, mais très-forte, garnie çà et là de gros nœuds, – il y a, vous le voyez, à ce bout, un crochet de fer ; vous l’attacherez à la barre de cette croisée, puis vous descendez, nœud à nœud, jusqu’à terre ; vous n’aurez ainsi rien à craindre.

– Oh ! je n’ai plus peur. Mais, cette corde, où la cacher ?

– Sous les matelas de votre lit.

– Tu as raison… donne vite… – Et le jeune prince, aidé de Septimine, cacha la corde vers le milieu du lit, entre deux matelas. À peine le lit était-il recouvert, que l’on entendit au loin et au dehors un bruit lointain de clairons. Septimine et Chilpérik se regardèrent un moment interdits ; puis la jeune fille dit vivement en retournant s’asseoir sur son escabeau et reprenant sa quenouille. – Il se passe quelque chose d’inaccoutumé au dehors de l’abbaye : on va peut-être venir ici… prenez vos osselets et jouez vite, vite…

Chilpérik obéit machinalement à la jeune fille, s’assit à terre, et se mit à jouer aux osselets, tandis que Septimine continuait de filer tranquillement sa quenouille auprès de la fenêtre. Peu d’instants après, la porte de la chambre s’ouvrit ; le père Clément, abbé du monastère, entra, et dit à la jeune fille : – Laisse-nous.

Septimine se hâta de se retirer ; mais croyant profiter d’un moment où le moine ne la verrait pas, elle mit son doigt sur ses lèvres, pour recommander une dernière fois la discrétion à Chilpérik. L’abbé s’étant alors retourné brusquement, elle n’eut que le temps de porter la main à sa chevelure pour dissimuler la signification de son premier geste ; cependant la Coliberte craignit d’avoir éveillé les soupçons du père Clément, qui la suivit d’un regard pénétrant, ainsi qu’elle s’en aperçut, lorsque arrivée au seuil de la porte, et se retournant une dernière fois pour saluer le père, elle rencontra l’œil scrutateur du moine toujours fixé sur elle.

– Que Dieu nous sauve, – dit la jeune fille saisie d’une angoisse mortelle, en sortant de la chambre. – À la vue du moine, le malheureux enfant est devenu pourpre, et il ne quitte pas des yeux son lit, où est caché la corde. Ah ! je tremble pour le petit prince et pour nous.

* *

*

Karl-Marteau (ou Martel) venait d’arriver au couvent de Saint-Saturnin, escorté seulement d’une centaine de guerriers ; il devait bientôt rejoindre un détachement de son armée, qui faisait halte à quelque distance du monastère.