Le maire du palais et l’un des chefs de bande qui l’accompagnait venaient d’être introduits dans l’appartement du père Clément, pendant que celui-ci se rendait auprès du jeune prince. Karl-Marteau, alors dans toute la vigueur de l’âge, exagérait encore, dans son langage et dans son costume, la rudesse de la race germanique ; sa barbe et sa chevelure d’un blond vif, incultes, hérissées, encadraient ses traits fortement colorés, où se peignait une rare énergie jointe à une sorte de bonhomie parfois joviale et narquoise ; son regard audacieux révélait une intelligence supérieure ; il portait, comme le dernier de ses soldats, une casaque de peau de chèvre par-dessus son armure ternie ; ses bottines de gros cuir étaient armées d’éperons de fer rouillé ; à son baudrier de buffle pendait une longue et large épée de Bordeaux, ville alors renommée pour la fabrication de ses armes.

Le guerrier qui accompagnait Karl-Marteau paraissait âgé d’environ vingt-cinq ans ; grand, svelte, robuste, il portait avec une aisance militaire sa brillante armure d’acier, à demi cachée par un long manteau blanc à houppes noires à la mode arabe ; son magnifique cimeterre à fourreau et à poignée d’or massif, orné d’arabesques de corail et de diamants, était aussi d’origine arabe ; l’on ne pouvait imaginer une figure d’une beauté plus accomplie que celle de ce jeune homme ; il avait déposé son casque sur une table ; sa chevelure noire bouclée, séparée au milieu de son front, sillonné d’une profonde cicatrice, tombait de chaque côté de son mâle visage, ombragé d’une légère barbe brune ; ses yeux bleus de mer, au regard ordinairement doux et fier, semblaient cependant exprimer parfois l’obsession d’un chagrin ou d’un remords caché… Alors un tressaillement nerveux fronçait ses noirs sourcils, ses traits, pendant quelques instants, devenaient sombres ; mais bientôt ils reprenaient leur expression habituelle, grâce à la mobilité de ses impressions, à l’ardeur de son sang et à l’impétuosité de son caractère. Karl, gardant depuis quelques instants le silence, contemplait son jeune compagnon avec une sorte de satisfaction narquoise. Enfin il lui dit de sa grosse voix rauque : – Berthoald, comment trouves-tu cette abbaye et les champs que nous venons de traverser ?

– L’abbaye me semble vaste, les champs fertiles ; mais pourquoi cette question ?

– Parce que je voudrais te faire un cadeau selon ton goût, mon garçon. – Le jeune homme regarda le chef des Franks avec une surprise profonde. Karl-Marteau continua : « Écoute… En 732, il y a bientôt six ans de cela, lorsque ces païens d’Arabes, établis en Gaule, s’étaient avancés jusqu’à Tours et à Blois, je marchais vers eux ; j’ai vu arriver à mon camp un jeune chef suivi d’une cinquantaine de braves diables…

– Ce guerrier, c’était moi…

– C’était toi… fils d’un seigneur frank, mort, m’as-tu dit, dépossédé de ses bénéfices, comme tant d’autres ; peu m’importait à moi ta naissance ; quand la lame est de bonne trempe, je me soucie peu du nom de l’armurier, – poursuivit Karl sans remarquer un léger tressaillement des sourcils de Berthoald, dont le front rougit et dont le regard s’abaissa avec une sorte de confusion involontaire. – Tu cherchais fortune à la guerre, tu avais rassemblé ta bande de gens déterminés, tu venais m’offrir ton épée et leurs services. Le lendemain, dans les plaines de Poitiers, toi et tes hommes, vous vous battiez si rudement contre les Arabes, que tu perdais les trois quarts de ton monde ; tu tuais de ta main Abd-el-Rhaman, le général de ces païens, et tu recevais deux blessures en me dégageant d’un groupe de cavaliers Berbères qui sans toi me tuaient.

– C’était mon devoir de soldat de défendre mon chef.

– Et à moi, mon devoir de chef était de récompenser ton courage de soldat. Jamais je ne l’oublierai, ta vaillance m’a sauvé la vie : mes fils ne l’oublieront pas non plus, ils liront dans quelques notes que j’ai fait écrire sur mes guerres : Lors de la bataille de Poitiers, Karl a dû la vie à Berthoald ; que mes fils s’en souviennent en voyant la cicatrice que porte au front ce courageux guerrier.

– Karl, tes louanges m’embarrassent.

– Il me plaît de te louer ; je t’aime sincèrement ; depuis la bataille de Poitiers je t’ai regardé comme l’un de mes meilleurs compagnons d’armes, quoique tu sois parfois têtu comme un mulet et bizarre dans tes goûts.

– Comment cela ?

– Oui, s’il s’agissait de guerroyer au nord ou à l’est contre les Frisons ou les Saxons, au midi contre les Arabes, il n’était pas de plus enragé tapeur que toi ; mais lorsqu’il a fallu deux ou trois fois comprimer quelques révoltes de gens de race gauloise, tu bataillais mollement, presque à contre-cœur…

– Karl, les goûts varient, – reprit Berthoald en souriant d’un air forcé qui trahissait une pensée amère. – Il en est souvent du goût des batailleurs comme de celui des femmes : les uns aiment les blondes, les autres les brunes ; ils sont de feu pour celles-ci, de glace pour celles-là… Ainsi je préfère à toutes la guerre contre les Saxons et les Arabes.

– Moi, je ne connais point ces délicatesses ; aussi vrai que l’on m’a surnommé Marteau, pourvu que je frappe ou que j’écrase ce qui me fait obstacle, tout ennemi m’est bon ; je démolis pour fonder… Écoute encore, je croyais après leur déroute à Poitiers, ces chiens d’Arabes, si rudement martelés, qu’ils repasseraient en hâte les Pyrénées ; je me suis trompé, ils ont tenu, ils tiennent encore ferme dans le Languedoc ; malgré le succès de notre dernière bataille nous n’avons pu nous emparer de Narbonne, place de refuge de ces païens. Il me faut retourner dans le nord de la Gaule ; les Saxons redeviennent menaçants. Je regrette de laisser Narbonne aux mains des Sarrasins ; mais du moins nous avons ravagé les environs de cette grande cité, fait un immense butin, emmené beaucoup d’esclaves, dévasté, en nous retirant, les pays de Nîmes, de Toulouse et de Béziers ; bonne leçon pour ces populations qui avaient pris parti pour les Arabes ; elles se rappelleront ce qu’on gagne à quitter l’Évangile pour le Koran, ou plutôt, car je me soucie de Mahomet comme du Pape, ce qu’on gagne à s’allier aux Arabes contre les Franks. Du reste, quoiqu’ils restent maîtres de Narbonne, ces païens m’inquiètent peu : des voyageurs arrivés d’Espagne m’ont appris que la guerre civile a éclaté entre les deux kalifes de Grenade et de Cordoue ; occupés à batailler entre eux, ils n’enverront pas de nouvelles troupes en Gaule, et ces maudits Sarrasins n’oseront sortir du Languedoc, d’où je les chasserai plus tard… Tranquille au midi, je retourne au nord ; je voudrais auparavant caser à leur goût et au mien bon nombre de braves soldats, qui, comme toi, m’ont vaillamment servi, et faire d’eux de gros abbés, de riches évêques ou de grands bénéficiers.

– Karl, tu voudrais faire de moi un abbé ou un évêque ?

– Pourquoi non ? L’abbaye et l’évêché ne font-ils pas l’évêque et l’abbé ?

– Je ne te comprends pas.

– Écoute encore… Tu l’as vu, je n’ai pu soutenir mes grandes et continuelles guerres du nord et du midi, qu’en recrutant sans cesse des tribus germaines au delà du Rhin, afin de renforcer mes armées ; les descendants de ces seigneurs bénéficiers, créés par Clovis et par ses fils, se sont amollis ; ils sont devenus aussi fainéants que leurs rois ; ils tâchent d’échapper à leur obligation d’amener leurs colons à la guerre, sous prétexte que faute de colons pour cultiver la terre elle ne produit point ; enfin, à part quelques évêques batailleurs, vieux endiablés, qui ont quitté le casque pour la mitre, et qui, reprenant la cuirasse, m’amenaient leurs hommes, l’Église n’a pas voulu, ne veut pas contribuer aux frais de la guerre… Or, foi de Marteau, cela ne peut durer… Mes braves guerriers, nouveaux venus de Germanie, les chefs de bande qui, comme toi, m’ont bravement servi, ont droit à leur tour au partage des terres de la Gaule ; voyons ! n’y ont-ils pas plus droit que ces évêques rapaces, que ces abbés débauchés, qui ont pardieu des sérails comme les kalifes des Arabes ! Non, non, je veux mettre ordre à cela, récompenser les courageux, châtier les fainéants et les lâches… Je distribuerai à mes hommes nouvellement arrivés de Germanie, une bonne partie des biens de l’Église… J’établirai ainsi mes chefs et leurs hommes ; au lieu de laisser tant de terres et d’esclaves au pouvoir de paresseux tonsurés, je me créerai une forte réserve aguerrie, toujours prête à marcher au premier signal. Donc, pour commencer, je te fais comte en ce pays, et te fais don, Berthoald, de cette abbaye[3], terres, bâtiments, esclaves, à la charge par toi de payer une somme à mon fisc, et de te rendre, avec tes hommes, en armes à mon premier appel.

– Quoi ! moi comte en ce pays ! moi, possesseur de tant de biens ! – s’écria le jeune chef avec joie, pouvant à peine croire à une donation si magnifique ; – mais les biens de cette abbaye sont immenses !

– Tant mieux, mon garçon ; toi et tes hommes vous vous établirez ici, il doit y avoir de jolies esclaves, vous ferez bonne souche de soldats ; d’ailleurs, cette abbaye, et voilà surtout pourquoi je te la donne à toi, cette abbaye doit, par sa position, devenir un poste militaire important. Je concéderai à l’abbé de ce couvent d’autres terres… s’il en reste. Mais ce n’est pas tout, Berthoald, j’ai pour toi autant d’affection que de confiance… je te fais ce don, voilà pour l’affection ; reste la confiance, je veux t’en donner une grande preuve en t’établissant ici, et te chargeant d’un devoir si important que…

– Karl, pourquoi t’interrompre ? – dit Berthoald en voyant le chef des Franks réfléchir au lieu de continuer de parler.

– Écoute, – reprit Karl après quelques moments de silence. – Depuis près d’un siècle et demi que nous régnons de fait, nous autres, maires du palais… à quoi servaient les rois, ces descendants de Clovis ?

– À quoi ? mais à rien. Ne t’ai-je pas entendu dire cent fois que ces lâches fainéants passaient leur vie à boire, à manger, à jouer, à chasser, à dormir dans les bras de leurs concubines et à aller à la messe pour racheter quelques crimes commis dans la furie du vin ?

– Je t’ai dit, mon garçon, la vérité… Telle était la vie de ces rois fainéants, les bien nommés. Nous autres, maires du palais, nous gouvernions de fait ; à chaque assemblée du champ de Mai, nous tirions un de ces mannequins royaux de sa résidence de Compiègne, de Kersy-sur-Oise ou de Braine ; on vous plantait mon homme sur un char doré, attelé de quatre bœufs, selon la vieille coutume germanique, et, couronne en tête, sceptre en main, pourpre au dos, le visage orné d’une longue barbe postiche[4], s’il était imberbe, afin de lui donner un certain air de majesté, on promenait autour du champ de Mai ce royal simulacre, qui recevait, pour la forme, foi et hommage des duks, des comtes et des évêques, venus à cette assemblée de tous les coins de la Gaule… La comédie jouée, l’on remettait l’idole dans sa boîte jusqu’à l’an suivant. Or, à quoi bon ces momeries ? le vrai roi, le seul roi est celui qui gouverne et se bat ! aussi, n’aimant point le superflu, j’ai supprimé la royauté…

– De ceci, Karl, je te loue et t’ai loué ; autant qu’à toi, plus qu’à toi, peut-être, tout obscur soldat que je sois, les rois franks, ces descendants de Clovis, m’inspiraient la haine et le mépris…

– Et d’où te venait cette haine ?

Berthoald rougit, fronça ses noirs sourcils, et répondit : – J’ai toujours haï la fainéantise et la cruauté.

– Alors tu as eu de quoi haïr amplement… Revenons à ces rois. Le dernier d’entre eux, Thierry IV, mort il y a dix-huit mois, a laissé un fils, un enfant de neuf ans… je l’ai envoyé ici…

– Ici ? qu’en veux-tu faire ?

– Le garder… voici pourquoi. Nous autres Franks, nous avons l’esprit variable ; nous sommes habitués, depuis un siècle et demi, à mépriser ces rois, que jadis nous glorifiions… Aussi, lors du premier champ de Mai qui s’est passé sans la momerie royale, abolie par moi, les comtes et les évêques n’ont eu souci de l’idole qui manquait à la fête ; mais, cette année, quelques-uns ont demandé où était le roi ; un plus grand nombre, il est vrai, a répondu : À quoi bon le roi ?… Cependant il se peut qu’ils veuillent un an ou l’autre revoir le mannequin royal faire son tour du champ de Mai, selon la vieille coutume… peu m’importe, pourvu que je règne. Aussi je leur tiens en réserve l’enfant qui est ici ; ce marmot, moyennant une fausse barbe au menton et une couronne sur la tête, figurerait dans le char, ni mieux ni pire que tant d’autres rois de douze ou quinze ans qui ont figuré avant lui ! il serait au besoin, l’an prochain, le roi Chilpérik III.

– Des rois de douze ans !… À quel abaissement arrivent les royautés !…

– Il s’en est fallu de peu que la charge de maire du palais, devenue héréditaire, fût non moins abaissée… N’ai-je pas eu un frère, âgé de onze ans, maire du palais d’un roi de dix ans ?

– Karl, tu plaisantes !

– Non, pardieu ! car ce temps-là ne fut point plaisant pour moi… Ma marâtre Plectrude m’avait fait jeter en prison après la mort de mon père, Pépin d’Héristal… Oui, selon cette bonne dame, je n’étais qu’un bâtard, bon pour le gibet ou pour le froc, tandis que mon père laissait à mon frère Théobald la charge de maire du palais, héréditaire dans notre famille… De sorte que mon frère, âgé de onze ans, devint maire du palais de ce Dagobert III, roi de dix ans[5], qui fut plus tard l’aïeul de ce petit Chilpérik, prisonnier en ce monastère… Ce roi et ce maire du palais enfantins ne pouvaient guère, tu le vois, usurper l’un sur l’autre que des toupies ou des osselets. Aussi la bonne dame Plectrude comptait régner à la place de ces deux marmots, pendant qu’ils joueraient aux billes… Tant d’audace et de sottise ont soulevé les seigneurs franks. Plectrude, au bout de quelques années, a été chassée, son fils aussi. Tandis que moi, Karl, le maudit, le bâtard, je sortais de prison, et devenais, à mon tour, maire du palais de Dagobert III ; depuis lors j’ai tant fait de bruit dans le monde en martelant de ci, de là, Saxons, Frisons et Sarrasins, que le nom de Marteau m’en est resté… Dagobert III laissa un fils, Thierry IV, mort il y a dix huit mois, lequel Thierry était père de ce petit Chilpérik, prisonnier ici. J’ai voulu, en passant dans cette contrée, visiter ce marmot afin de savoir comment il supportait sa captivité. Maintenant, écoute… Je t’ai parlé d’une marque de confiance que je voulais te donner, la voici : Je te confie la garde de cet enfant, le dernier rejeton de Clovis…

– À ma garde ! à moi ! ce dernier rejeton de Clovis ! – s’écria Berthoald, d’abord avec stupeur ; puis, tressaillant d’une joie farouche : – À ma garde ! celui-là qui eut pour ancêtres Clotaire, le tueur d’enfants ! Chilpérik, le Néron des Gaules ! Frédégonde, la Messaline ! Clotaire II, justicier de Brunehaut, et tant d’autres monstres couronnés ! À ma garde, à moi, leur dernier rejeton !

– Que signifient ces mots ?… l’égarement où je te vois ?… Es-tu fou ?…

– La destinée des hommes est parfois étrange… Moi, gardien du dernier descendant de ce conquérant des Gaules, si abhorré par mes pères !… Oh ! les dieux sont justes !…

– Berthoald, encore une fois es-tu fou ? Qu’il y a-t-il de si étonnant à ce que tu sois gardien de cet enfant ?

– Excuse-moi, Karl, – reprit Berthoald en revenant à lui, craignant de s’être trahi. – J’étais profondément frappé de cette pensée : moi, obscur soldat, avoir pour prisonnier le dernier rejeton de tant de rois !…

– Oui, elle finit misérablement cette race de Clovis, si vaillante autrefois, si abâtardie depuis… Que veux-tu ? ces roitelets, pères avant quinze ans, caduques à trente, hébétés par le vin, abrutis par l’oisiveté, énervés par une débauche précoce, étiolés, rabougris, stupides, devaient finir comme tu vois… Tandis que nous autres, maires du palais, rudes hommes, toujours allant, venant, du nord au midi, de l’est à l’ouest, toujours chevauchant, toujours bataillant, gouvernant, nous aboutissons au bonhomme Karl, et il n’est point frêle ou rabougri, celui-là ! sa barbe n’est point postiche, et, quelque beau jour, il pourra faire à son tour souche de vrais rois… car, foi de Marteau, ces rois-là ne se laisseront pas mettre sous le hangar ni avant ni après les assemblées du moi de mai… vu qu’ils auront de vrai poil au menton…

– Qui sait, Karl ? peut-être si tu fais souche de rois, leur race s’abâtardira-t-elle comme cette race de Clovis, dont tu veux confier à ma garde le dernier rejeton…

– Par le diable ! est-ce que nous nous sommes abâtardis, nous autres fils de Pépin l’Ancien, maires du palais, héréditaires dès avant le règne de Brunehaut !

– Vous n’étiez pas rois, Karl, et la royauté porte en soi un poison qui à la longue énerve et tue les races les plus viriles…

Berthoald achevait à peine ces paroles, dont le chef des Franks parut fort surpris, lorsque le père Clément, abbé du monastère, entra précipitamment dans la salle, et s’adressant à Karl : – Seigneur, je viens de découvrir un terrible complot ! mais le jeune prince s’est obstinément refusé à m’accompagner ici…

– Un complot ? ah ! ah ! l’on complote donc dans ton abbaye ?

– Grâce au ciel, seigneur, moi et mes frères nous sommes étrangers à cette indigne trahison ; les coupables sont de misérables esclaves qui seront châtiés selon leurs mérites.

– Explique-toi, dépêchons !

– D’abord, seigneur, je dois vous apprendre qu’à l’arrivée du jeune prince en ce couvent, le comte Hugh, qui l’avait amené, me recommanda de mettre auprès de l’enfant une jeune esclave, jolie s’il était possible, et surtout provocante… à cette fin que…

– Oui, oui, une éducation à la façon de celle que la vieille Brunehaut donnait à ses petits-fils… Le comte Hugh a dépassé mes ordres, et toi, saint homme, tu n’as pas rougi de te faire l’entremetteur de cette infamie ?…

– Ah ! seigneur ! quelle abomination ! les deux enfants sont restés purs comme des anges…

– Et cela malgré toi… mais ce complot ?

– L’on avait donc placé, seigneur, une jeune esclave auprès du petit prince ; cette fille, innocente créature jusqu’à son crime d’aujourd’hui, je dois l’avouer, s’est, ainsi que son père et sa mère, apitoyée sur le sort de Chilpérik ; ils ont ouvert l’oreille à des propositions détestables, et cette nuit même, au moyen de cette corde (le moine la tira de dessous son froc), l’enfant devait s’évader de sa chambre, grâce à la complicité de l’esclave-portier, puis rejoindre des fidèles du feu roi Thierry, cachés dans les environs du couvent.

– Ah ! ah !… le vieux parti royal se remue ? On me croyait pour longtemps occupé à la guerre contre les Arabes ! l’on voulait rétablir la royauté en mon absence ? Mais Karl va vite, fait vite et revient vite… Continue.

– Tout à l’heure, en entrant chez le jeune prince, mes soupçons ont été éveillés ; son trouble, sa rougeur, m’ont frappé ; il ne quittait pas son lit du regard ; une idée subite me vient, je cours au lit, je soulève le matelas, je trouve cette corde, puis je presse l’enfant de questions, et il m’avoue tout…

Le chef des Franks s’écria en affectant plus de courroux qu’il n’en ressentait : – Trahison ! voilà ce que c’est que d’avoir confié cet enfant à la garde de ces moines, traîtres ou incapables de défendre leurs prisonniers.

– Ah ! seigneur !… nous des traîtres !…

– Ces paroles t’offensent ? Or donc, réponds… Combien cette abbaye a-t-elle envoyé d’hommes à l’armée ?

– Seigneur… nos colons et nos esclaves suffisent à peine à cultiver nos terres, nous n’avons pu envoyer personne à l’armée.

– Combien avez-vous payé au fisc pour les frais de la guerre ?…

– Seigneur… nous avons employé tous nos revenus en bonnes œuvres…

– Oui, vous vous faisiez de grasses charités à vous-mêmes. Les voilà bien ces gens d’église ! toujours recevoir ou prendre, jamais donner ou rendre.

– Seigneur…

– De qui cette abbaye tient-elle ses terres ?

– Des libéralités du pieux roi Dagobert ; notre charte de donation est de l’an 640 de notre Seigneur Jésus-Christ.

– Et crois-tu, moine, que les rois franks vous aient fait ces donations, à vous autres tonsurés, à cette seule fin de vous voir engraisser dans la fainéantise et l’abondance, sans jamais concourir aux frais de guerre en hommes et en argent ?…

– Seigneur…

– Quoi ! je vous confie un prisonnier important, et vous ne pouvez le garder sûrement…

– Seigneur, nous sommes innocents et incapables de…

– Oui, incapables… tu as dit le mot ; aussi je veux établir ici des hommes de guerre… capables de garder le prisonnier, et, au besoin, de défendre cette abbaye, si les gens du parti royal tentaient d’enlever le petit prince ; – Karl ajouta, s’adressant au jeune chef : – Toi et tes hommes, vous prendrez possession de cette abbaye, je te la donne !

L’abbé leva les mains au ciel, en signe de muette désolation, tandis que Berthoald, jusqu’alors pensif, dit au chef des Franks :

– Karl… après mûre réflexion, cet emploi de geôlier me répugne, et, quoiqu’il puisse y avoir pour moi une sorte de plaisir vengeur à être le gardien du dernier rejeton de Clovis… je refuse.

– Ton refus m’afflige. N’as-tu pas entendu ce moine ? ne vois-tu pas qu’il faut ici un gardien vigilant ? ne t’ai-je pas dit que cette abbaye devait devenir, par sa position, un poste militaire important ?

– Karl, d’autres guerriers de ton armée mieux que moi garderont cet enfant, et aussi bien que moi défendront ce poste. Je te le répète, le métier de geôlier me répugne.

Le chef des Franks resta quelques moments muet, soucieux, puis il reprit : – Moine, combien as-tu de terres, de colons et d’esclaves ici ?

– Seigneur, nous possédons cinq mille huit cents arpents de terre, sept cents colons et dix-neuf cents esclaves…

– Berthoald… tu entends, voilà ce que tu refuses pour toi et pour tes hommes, et, en outre, je t’aurais fait comte en ce pays ?

– Je ne saurais être geôlier. Réserve pour d’autres que pour moi la faveur que tu voulais m’accorder ; je t’en saurai autant de gré.

– Seigneur, – reprit le père Clément avec une sainte résignation qui cachait mal son courroux contre Karl, – vous êtes chef des Franks et tout-puissant.