– Le meurtre et le
souper. – L’inondation. – Les fugitifs. – Les frontières de
l’Armorique.
Un atelier d’orfèvrerie est agréable à voir
pour l’artisan, libre ou esclave, qui a vieilli dans la pratique de
ce bel art, illustré par ÉLOI, le plus célèbre des orfèvres
gaulois. L’œil se repose avec plaisir sur le fourneau incandescent,
sur le creuset où bouillonne le métal en fusion, sur l’enclume qui
semble être d’argent veinée d’or, tant on a battu sur elle de
l’argent et de l’or ; l’établi, garni de ses limes, de ses
marteaux, de ses doloires, de ses burins, de ses polissoirs de
sanguine et d’agate, n’est pas moins agréable à l’œil ; ce
sont encore les moules d’argile où se verse le métal fondu, et çà
et là, sur des tablettes, quelques modèles en cire, empruntés aux
débris de l’art antique, retrouvés parmi les ruines de la Gaule
romaine ; il n’est pas jusqu’au choc des marteaux, jusqu’au
grincement des limes, jusqu’au bruit haletant du soufflet de la
forge, qui ne soit une musique douce à l’oreille de l’artisan qui a
vieilli dans le métier. Telle est la passion de l’art, que parfois
l’esclave oublie sa servitude pour ne songer qu’aux merveilles
qu’il fabrique pour ses maîtres.
L’abbaye de Meriadek avait, ainsi que les
riches couvents de la Gaule, son petit atelier d’orfèvrerie ;
un vieillard de quatre-vingts ans et plus surveillait les travaux
de quatre jeunes apprentis, esclaves comme lui, et réunis dans une
salle basse voûtée, éclairée par une fenêtre cintrée, garnie de
barreaux de fer, qui s’ouvrait sur un fossé rempli d’eau, le
couvent ayant été bâti au milieu d’une espèce de presqu’île,
entourée d’étangs immenses. La forge s’adossait à l’un des murs
dans l’épaisseur duquel était creusé une sorte de petit
caveau ; l’on y descendait par plusieurs marches, il contenait
la provision de charbon nécessaire aux travaux. Le vieil orfèvre, à
la figure et aux mains noircies par la fumée de la forge, portait
une souquenille à demi cachée par un large tablier de cuir, et
ciselait avec amour une crosse abbatiale en argent :
– Père Bonaïk, – dit un des jeunes
esclaves au vieillard, – voici le huitième jour que notre camarade
Éleuthère ne vient pas à l’atelier… où peut-il être ?
– Dieu le sait, mes enfants… mais,
croyez-moi, parlons d’autre chose.
– Je suis à moitié de votre avis, vieux
père, car, à propos d’Éleuthère, j’ai autant envie de parler que de
me taire. Je sais un secret ; il me brûle la langue, et je
crains qu’on me la coupe, si je bavarde.
– Alors, mon garçon, – reprit le
vieillard en ciselant toujours son orfèvrerie, – garde ton secret,
c’est prudent.
Mais les jeunes gens, plus curieux que le
vieillard, firent tant d’instances auprès de leur compagnon que,
vaincu par leurs prières, il leur dit : – Avant-hier… c’était
le septième jour de la disparition d’Éleuthère, j’étais allé
reporter, par ordre du père Bonaïk, un bassin d’argent dans
l’intérieur de l’abbaye. La tourière me dit d’attendre pendant
qu’elle va s’enquérir s’il n’y a pas de pièces d’argent à nettoyer.
Resté seul, pendant l’absence de la tourière, j’ai la curiosité de
monter sur un escabeau afin de regarder par une petite fenêtre
très-élevée donnant sur le jardin du monastère. Là, qu’est-ce que
je vois ? ou plutôt qu’est-ce que je crois voir ! car il
y a de ces ressemblances si frappantes…
– Eh bien ! – dirent les jeunes
gens, – qu’as-tu vu dans ce jardin ?
– J’ai vu l’abbesse, reconnaissable à sa
taille élevée, marchant entre deux nonnes, l’un de ses bras appuyé
sur l’épaule de chacune d’elles.
– Ne dirait-on pas qu’elle a près de cent
ans, comme le père Bonaïk, notre abbesse ? elle qui monte à
cheval comme un guerrier ! elle qui chasse au faucon, elle
dont la lèvre est ombragée d’une petite moustache rousse, ni plus
ni moins que celle d’un jouvenceau de dix-huit ans.
– Ce n’était point par faiblesse, mais
sans doute par tendresse que l’abbesse s’appuyait ainsi sur ses
deux nonnes : l’une d’elles ayant marché sur sa robe, au
moment où je traversais la cour, fait un faux pas, trébuche, se
retourne, et je reconnais, ou je crois reconnaître, devinez qui…
Éleuthère…
– Habillé en nonne ?
– Habillé en nonne…
– Allons donc… tu rêvais.
– Pourtant, – reprit un autre esclave
moins incrédule, – il faut dire que notre camarade n’a pas encore
dix-huit ans, et que son menton est aussi imberbe que celui d’une
jeune fille.
– Et je soutiens, moi, que si cette nonne
n’est pas Éleuthère, c’est sa sœur… s’il a une sœur.
– Et je vous dis, moi, – ajouta le vieil
orfèvre avec une impatiente anxiété, – je vous dis, moi, que vous
êtes des oisons, et que si vous voulez aller au chevalet faire de
nouveau connaissance avec les lanières du fouet, vous n’avez qu’à
tenir des propos pareils.
– Mais, père Bonaïk…
– Je comprends qu’en travaillant l’on
jase ; mais quand les paroles se peuvent traduire en coups de
fouet sur l’échine, l’entretien me semble mal choisi. Ne savez-vous
pas, comme moi, que l’abbesse…
– Est endiablée, père Bonaïk.
– Encore ! Mais vous voulez donc
qu’il ne vous reste pas un morceau de peau sur le dos !
– Et de quoi jaser, père Bonaïk, sinon de
ses maîtres ?
– Tenez, – dit le vieillard, voulant
détourner l’entretien qu’il trouvait, avec raison, dangereux pour
ces jeunes gens, – je vous ai souvent promis de vous parler de mon
illustre maître en orfèvrerie, la gloire des artisans de la Gaule,
une bonne gloire, celle-là… car elle n’a coûté de sang ni de larmes
à personne…
– Il s’agit du bon Éloi, père
Bonaïk, l’ami du bon roi Dagobert ?
– Dites le bon Éloi, mes
enfants, car jamais homme n’a été meilleur ; mais ne dites pas
le bon roi Dagobert, car ce roi faisait égorger ceux qui
lui déplaisaient, et avait un sérail comme en ont maintenant les
kalifes des Arabes. Donc, mes enfants, le bon Éloi était né, vers
588, à Catalacte, petite ville des environs de Limoges. Ses parents
étaient libres, mais d’une condition obscure et pauvre.
– Père Bonaïk, si Éloi est né en 588, sa
naissance date donc d’environ cent cinquante ans ?
– Oui, mes enfants, puisque nous sommes
bientôt en 738.
– Et vous l’avez connu ? – dit un
des jeunes gens avec un sourire d’incrédulité, – vous l’avez connu,
le bon Éloi ?
– Certes, je l’ai connu, puisque j’ai
bientôt quatre-vingt-seize ans et qu’il est mort le siècle dernier,
en 659, il y a près de quatre-vingts ans de cela.
– Vous étiez tout jeune alors ?
– J’avais seize ans et demi la dernière
fois que je l’ai vu, et mes souvenirs me sont encore présents…
Mais, pour revenir au bon Éloi, son père s’appelait Eucher
et sa mère Terragie. Eucher, remarquant que son fils, tout
enfant, machinait toujours de petites figures ou de petits
ustensiles en bois d’un joli dessin, l’envoya comme apprenti chez
un habile orfèvre de Limoges, nommé maître Abbon, qui, à
cette époque, dirigeait aussi pour le fisc l’atelier des monnaies
dans la ville de Limoges. Après s’être tellement perfectionné dans
son art, qu’il dépassa son maître en quelques années, Éloi quitta
son pays et sa famille, laissant après lui de grands regrets, car
tout le monde l’aimait pour sa gaieté, sa douceur, et son excellent
cœur, il alla chercher fortune à Paris, l’un des séjours des rois
franks. Éloi était recommandé par son ancien maître à un certain
Bobbon, orfèvre et trésorier de Clotaire II. Ce
Bobbon ayant pris notre Éloi comme ouvrier, remarqua bientôt son
talent. Un jour, le roi Clotaire II voulut avoir un siège d’or
massif, travaillé avec art, et enrichi de pierres précieuses.
– Un siège d’or massif, père
Bonaïk ! quelle magnificence !
– Hélas ! mes enfants, l’or ne
coûtait aux rois franks que la peine de le prendre en Gaule, et ils
ne s’en faisaient point faute. Clotaire II eut donc la
fantaisie de posséder un siège d’or ; mais personne, dans les
ateliers du palais, n’était capable d’accomplir une pareille œuvre.
Le trésorier Bobbon, connaissant l’habileté d’Éloi, lui proposa de
se charger de ce travail. Éloi accepta, se mit à la forge, au
creuset, et avec la grande quantité d’or qu’on lui avait donnée
pour orner un seul siège, il en fit deux. Portant alors au palais
le siège qu’il a achevé, il cache l’autre…
– Ah ! ah ! – dit en riant l’un
des jeunes esclaves, – le bon Éloi faisait comme les meuniers, il
tirait de son sac deux moutures…
– Attendez, mes enfants, attendez, avant
de porter votre jugement. Clotaire II, émerveillé de
l’élégance et de la délicatesse du travail de l’artisan, ordonne
aussitôt de le récompenser largement… Alors Éloi montre à Bobbon le
second siège qu’il avait ouvragé, en disant : « Voici à
quoi, afin de ne rien perdre, j’ai employé le restant de ton
or. »
– Vous aviez raison, père Bonaïk, nous
nous étions trop hâtés de juger le bon Éloi.
– Ce trait de probité, si honorable pour
le pauvre artisan, mes enfants, fut l’origine de sa fortune.
Clotaire II voulut se l’attacher comme orfèvre. Alors Éloi fit
ses plus beaux ouvrages : c’étaient des vases d’or ciselés,
enrichis de rubis, de perles et de diamants ; des meubles
d’argent massif d’un dessin admirable, rehaussés de pierres
dures ; c’étaient encore des reliquaires, des patères, des
boîtes à Évangile, travaillées à jour et incrustées d’escarboucles…
J’ai vu le calice d’or émaillé, de plus d’un pied de haut, qu’il
fit pour l’abbaye de Chelles : c’était un miracle d’émail et
d’or.
– Cela éblouit, rien que de vous entendre
parler de ces beaux ouvrages, père Bonaïk.
– Ah ! mes enfants ! cette
salle ne contiendrait pas les chefs-d’œuvre de cet artisan, la
gloire de l’orfèvrerie gauloise ; les monnaies qu’il a
frappées comme monétaire de Clotaire II, de Dagobert et de
Clovis II, sont admirables de relief : ce sont des
tiers de sou d’or d’une superbe empreinte… Enfin, que vous
dirai-je, mes enfants ? Éloi réussissait dans tous les genres
d’orfèvrerie ; il excellait, comme les orfèvres de Limoges,
dans l’incrustation des émaux et l’enchâssement des pierres
fines ; il excellait encore, comme les orfèvres de Paris, dans
la statuaire d’or et d’argent au marteau ; il ciselait les
bijoux aussi délicatement que les orfèvres de Metz, et les étoffes
tissées de fils d’or, que l’on fabriquait sous ses yeux, d’après
ses dessins, étaient non moins magnifiques que celles de Lyon. Mais
aussi, mes enfants, quel rude travailleur que le bon Éloi !
toujours à sa forge au point du jour, toujours le tablier de cuir
aux reins, la lime, le marteau ou le burin à la main, souvent il ne
quittait son atelier qu’à une heure avancée de la nuit, aidé
surtout par l’un de ses apprentis de prédilection, Saxon d’origine,
et nommé Thil. Je l’ai connu ce Thil, il était bien vieux
alors.
– Éloi n’étant pas esclave, et jouissant
des fruits de son travail, a dû devenir très-riche, père
Bonaïk !
– Oui, mes enfants, très-riche ; car
Dagobert, succédant à Clotaire II, son père, garda Éloi pour
orfèvre ; mais le bon Éloi, se souvenant de sa dure condition
d’artisan, et du sort cruel des esclaves qui avaient souvent été
ses compagnons de travail, dépensait, lorsqu’il fut riche, tout son
gain au rachat des esclaves ; il en délivrait quelquefois
vingt, trente, cinquante en un jour ; souvent même il allait à
Rouen acheter des cargaisons entières de captifs des deux sexes,
qu’on amenait de tous pays en cette cité fameuse par son marché de
chair humaine. On voyait parmi ces malheureux des Romains, des
Gaulois, des Anglais, même des Maures ; mais surtout des
Saxons. S’il arrivait que le bon Éloi n’eût pas assez d’agent pour
acheter les esclaves, il leur donnait, pour soulager leur misère,
tout ce qu’il possédait. « – Que de fois, sa bourse épuisée, –
me disait Thil, son apprenti favori, – j’ai vu mon maître vendre
son manteau, sa ceinture, et jusqu’à sa chaussure. » – Mais il
faut vous dire, mes enfants, que ce manteau, cette ceinture, cette
chaussure, étaient brodés d’or, souvent enrichis de perles ;
car le bon Éloi, qui ornait les vêtements des autres, se plaisait
aussi à orner ses habits, et, dans sa jeunesse, il allait toujours
magnifiquement vêtu.
– C’était bien le moins qu’il se parât,
lui qui parait autrui. Ce n’est pas comme nous, qui travaillons
l’or et l’argent et ne quittons jamais nos haillons.
– Mes pauvres enfants, nous sommes
esclaves, tandis qu’Éloi avait le bonheur d’être libre ; mais
de cette liberté il usait pour le bonheur de son prochain.
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