Il avait
autour de lui plusieurs serviteurs qui l’adoraient ; j’en ai
connu quelques-uns qui se nommaient Bauderic, Tituen, Buchin,
André, Martin et Jean. Vous voyez que le vieux Bonaïk
ne manque pas de mémoire ; mais comment ne pas se rappeler
tout ce qui touche le bon Éloi ?
– Savez-vous, maître, que c’est un
honneur pour nous, pauvres esclaves-orfèvres, d’avoir eu un tel
homme dans notre état ?
– Si c’est un honneur, mes enfants !
certes, il faut nous en enorgueillir. Imaginez-vous donc que la
réputation de charité du bon Éloi était si grande, si grande !
que l’on connaissait son nom dans toute la Gaule, et en d’autres
pays encore. Les étrangers tenaient à honneur de visiter cet
orfèvre, à la fois si grand artiste et si grand homme de bien.
Aussi, lorsqu’à Paris l’on demandait sa demeure, le premier passant
répondait : « Tu veux savoir où loge le bon
Éloi ? » va à l’endroit où tu trouveras le plus grand
nombre de pauvres rassemblés, c’est là qu’il demeure[6]. »
– Oh ! le bon Éloi ! – dit l’un
des jeunes gens, les yeux humides de larmes. – Oh ! le bon
Éloi ! le bien nommé !
– Oui ! mes amis ! car il était
aussi actif pour la charité que pour le travail. Le soir, à l’heure
du repas, il envoyait ses serviteurs de différents côtés pour
rassembler ceux qui souffraient de la faim et les voyageurs
malheureux. On les lui amenait, il leur donnait à manger ;
remplissant auprès d’eux l’office d’un serviteur, il débarrassait
les uns de leurs fardeaux, répandait de l’eau tiède sur les mains
des autres, versait le vin dans les coupes, rompait le pain,
tranchait la viande, la distribuait ; puis, après avoir ainsi
servi chacun avec une joie douce, il allait s’asseoir sur un
siège ; seulement alors il prenait sa part du repas qu’il
offrait à ces pauvres gens.
– Et quel visage avait-il, père Bonaïk,
ce bon Éloi ? on aime à se figurer un tel homme.
– Il était grand de taille et avait le
visage coloré. Dans sa jeunesse, m’a dit Thil, son apprenti, sa
chevelure noire bouclait naturellement ; sa main, quoique
endurcie par le marteau, était blanche et bien faite ; il y
avait quelque chose d’angélique dans son visage : son regard
loyal était cependant rempli de finesse.
– C’est ainsi, père Bonaïk, que j’aime à
me le représenter, vêtu de ses magnifiques habits, qu’il vendait
souvent pour racheter des esclaves.
– Lorsque l’âge vint, le bon Éloi,
renonçant à toute magnificence, ne porta plus qu’une robe de laine
grossière avec une corde pour ceinture… Vers quarante ans, il fut
nommé évêque de Noyon.
– Lui… évêque ?
– Oui, mes enfants… Affligé de voir tant
de cupides et méchants prélats dévorer le bien des pauvres qu’il
aimait tant, le bon Éloi demanda au roi l’évêché de Noyon, se
disant que cet évêché serait au moins gouverné selon la douce
morale de Jésus, et il la pratiqua jusqu’à la fin de sa vie, sans
renoncer à son art ; il fonda plusieurs monastères où il
établit de grands ateliers d’orfèvrerie, sous la direction des
apprentis qu’il avait formés dans l’abbaye de Solignac, entre
autres, en Limousin. Ce fut là, mes enfants, que je fus conduit
esclave à seize ans, après beaucoup de vicissitudes ; car je
suis né en Bretagne… dans cette Bretagne encore libre aujourd’hui,
et que je ne reverrai plus, quoique cette abbaye ne soit pas
très-éloignée du berceau de ma famille. – Et le vieillard, qui
n’avait pas jusqu’alors discontinué de travailler à la crosse
abbatiale qu’il ciselait, laissa tomber sur ses genoux la main qui
tenait son burin. Pendant quelques instants il resta muet et
pensif ; puis se réveillant bientôt, comme en sursaut, il
reprit, s’adressant aux jeunes esclaves, étonnés de son
silence : – Mes enfants, je me suis laissé entraîner malgré
moi à des souvenirs à la fois doux et amers pour mon cœur… Que vous
disais-je ?
– Vous nous disiez, père Bonaïk, que vous
aviez été conduit esclave à seize ans à l’abbaye de Solignac, en
Limousin.
– Oui… et c’est là où, pour la première
fois, je vis ce grand artisan. Chaque année, il quittait Noyon pour
venir visiter ce monastère. Il y avait établi, comme abbé, Thil le
Saxon, son ancien apprenti, qui dirigeait l’atelier d’orfèvrerie.
Il était bien vieux alors, le bon Éloi ; mais il aimait à
venir à l’atelier surveiller et diriger nos travaux. Souvent il
prenait de nos mains la lime et le burin pour nous montrer la
manière de nous en servir, et cela si paternellement, que tous les
cœurs étaient à lui. Ah ! c’était le bon temps… Les esclaves
ne pouvaient quitter les terres du monastère, mais ils étaient
aussi heureux qu’on peut l’être en servitude ; car, à chaque
visite, Éloi s’enquérait d’eux, pour savoir s’ils étaient doucement
traités ; mais après la mort du bon Éloi, le père des pauvres
et des esclaves, tout changea.
Le vieil orfèvre en était là de son récit,
lorsque la porte de l’atelier s’ouvrit, et deux nouveaux
personnages entrèrent : l’un était le seigneur Ricarik,
intendant de l’abbaye, Frank à figure basse et dure ; l’autre
était Septimine la Coliberte, de qui Berthoald, plusieurs
jours auparavant, avait demandé et obtenu la liberté, ainsi que
celle de sa famille. Depuis son départ de l’abbaye de
Saint-Saturnin, la pauvre enfant était presque méconnaissable, tant
elle avait souffert et pleuré ; elle suivait l’intendant
silencieuse et confuse.
– Notre sainte dame l’abbesse Méroflède
t’envoie cette esclave, – dit Ricarik au vieil orfèvre en lui
désignant du geste Septimine, qui, honteuse de se trouver parmi ces
jeunes gens, n’osait lever les yeux. – Méroflède l’a achetée hier
au juif Mardochée… Il faut que tu apprennes à cette fille à
nettoyer les bijoux ; notre sainte abbesse la conservera près
d’elle pour cet emploi. Il faut que dans un mois, au plus tard,
cette esclave soit dressée à ce service, sinon elle sera châtiée et
toi aussi.
À ces mots, la Coliberte tressaillit, et pour
la première fois elle osa lever les yeux sur le vieillard, qui,
s’approchant d’elle, lui dit avec bonté : – Ne craignez rien,
mon enfant ; avec un peu de bon vouloir de votre part nous
pourrons satisfaire aux désirs de notre sainte abbesse. Vous
travaillerez là, près de moi, et je vous donnerai tous mes
soins…
Pour la première fois, depuis longtemps, les
traits de la jeune fille exprimèrent d’autres sentiments que ceux
de la crainte et du chagrin. Elle leva timidement les yeux sur
Bonaïk, et, frappée de la douceur de ses traits vénérables, elle
lui dit avec l’accent d’une profonde reconnaissance : –
Oh ! merci, bon père ! merci ! d’avoir ainsi pitié
de moi.
Tandis que les apprentis échangeaient à voix
basse quelques remarques sur la beauté de leur nouvelle compagne de
travail, Ricarik, qui portait sous son bras un coffret, dit au
vieillard : – Je t’apporte de l’or et de l’argent pour
fabriquer la ceinture que tu sais, ainsi que le vase de forme
grecque ; notre dame Méroflède est impatiente de posséder ces
deux objets.
– Ricarik, je vous l’ai dit, ce que vous
m’avez déjà apporté, soit en morceaux, soit en sous d’or et
d’argent, ne suffit point ; tout est là dans le coffre de fer,
dont, ainsi que moi, vous avez la clef. Il faudrait de plus, pour
parfaire une de ces belles ceintures d’or, pareille à celles que
j’ai vu fabriquer dans les ateliers fondés par l’illustre Éloi, il
faudrait une vingtaine de perles et pierreries.
– J’ai ici dans ce sac et cette cassette
autant d’or, d’argent et de pierreries qu’il t’en faudra… tiens… –
Et Ricardik versa d’abord sur l’établi du vieil orfèvre le contenu
d’un sac de sous d’argent, puis il tira de la cassette un assez
grand nombre de sous d’or, plusieurs lames, aussi d’or, bossuées,
comme si elles eussent été arrachées de l’endroit qu’elles
ornaient, et enfin, un reliquaire d’or enrichi de pierreries. –
Auras-tu ainsi suffisamment d’or et de pierreries ?
– Je le crois ; ces pierreries sont
superbes… ce reliquaire est orné de rubis sans pareils.
– Ce reliquaire, donné à notre sainte
abbesse, contient un pouce de Saint-Loup.
– Ricarik, lorsque j’aurai déchâssé les
rubis et fondu l’or du reliquaire, que ferai-je du pouce ?
– Quel pouce ?
– Le bienheureux pouce du bienheureux
Saint-Loup, qui est là-dedans ?
– Eh ! fais-en ce que tu voudras…
porte-le en relique !
– Alors, je vivrai deux cents ans au
moins.
– Qu’examines-tu là ?
– Ces sous d’argent : quelques-uns
ne me semblent pas de bon aloi.
– Quelque colon m’aura friponné… C’est
aujourd’hui le jour où ils payent leur redevance ; l’on
dirait, quand ils donnent leur argent, qu’ils s’arrachent la peau.
Malheureusement il est trop tard pour découvrir les fripons qui
auront donné ces mauvais sous d’argent ; mais, j’y songe,
quelques colons sont en retard, ils viendront sans doute payer à
l’heure où les esclaves de l’abbaye apportent leur redevance en
nature, tu seras là, tu examineras les pièces d’argent, et malheur
au larron qui donnerait une pièce de mauvais aloi !
– Je ferai selon votre volonté… Nous
allons serrer ces métaux précieux et les pierreries dans le coffre
de fer, en attendant que je les mette en œuvre.
– Cela me fait songer qu’hier je n’ai
point visité le coffre.
Pendant que le Frank, ayant ouvert le coffre,
examinait son contenu, le vieil orfèvre se rapprocha des jeunes
apprentis et leur dit à voix basse : – Mes enfants, jusqu’ici
j’ai toujours pris votre défense contre nos maîtres, palliant ou
cachant vos fautes, afin de vous épargner des châtiments
quelquefois mérités…
– C’est vrai, père Bonaïk.
– En retour, je vous demande de traiter
comme une sœur cette pauvre enfant qui est là toute tremblante. Je
vais sortir avec l’intendant durant une heure peut-être,
promettez-moi d’être réservés en vos propos pendant mon
absence : ne confusionnez pas cette jeune fille. Que le
chagrin qu’elle semble éprouver vous la rende respectable…
– Ne craignez rien, père Bonaïk, nous ne
dirons rien qu’une nonne ne puisse entendre.
– Cela ne me suffit point du tout ;
promettez-moi de ne dire que ce que vous diriez devant votre
mère.
– Nous vous le promettons, maître
Bonaïk.
Cet entretien avait eu lieu à l’autre bout de
l’atelier, tandis que Ricarik inventoriait le contenu du coffre. Le
vieillard revint alors près de Septimine, et lui dit à
demi-voix : – Mon enfant, je vais vous quitter pendant
quelques instants ; mais, rassurez-vous, ces jeunes gens vous
traiteront en sœur.
À peine Septimine avait-elle remercié le
vieillard par un regard rempli de gratitude, que l’intendant dit en
fermant le coffre : – Et l’on n’a pas de nouvelles
d’Éleuthère, ce fuyard ?
Le vieil orfèvre fit un signe d’intelligence
aux esclaves qui avaient tous levé la tête au moment où le nom
d’Éleuthère avait été prononcé ; tous se remirent à leurs
travaux, tandis que le vieillard disait à l’intendant : – Vous
le voyez, Ricarik, rien ne manque dans le coffre.
– Tout esclave est larron… s’il ne dérobe
rien, ce n’est pas l’envie de voler qui lui manque. – Puis
refermant le coffre : – Ainsi donc aucune nouvelle de cet
Éleuthère ?
– Aucune.
– Que peut-il être devenu ?
– Nous ne savons.
– Cette disparition doit cependant vous
étonner, vous autres ? – dit Ricarik en promenant son regard
perçant sur les apprentis.
– Il aura trouvé moyen de s’enfuir, – dit
le jeune garçon qui avait cru reconnaître Éleuthère dans le
cloître ; – il avait depuis longtemps l’idée de se sauver.
– Oui, oui, – répétèrent les deux autres
apprentis, – Éleuthère nous avait toujours dit qu’il voulait se
sauver.
– Ah ! il vous l’avait
dit ?
– Oui, seigneur Ricarik.
– Et pourquoi ne m’en avez-vous pas
instruit, chiens d’esclaves ? – s’écria l’intendant. – Vous
êtes donc ses complices ?
Les jeunes gens restèrent cois, les yeux
baissés. Le Frank ajouta :
– Ah ! vous avez gardé le
silence ! votre échine vous cuira !
– Ricarik, – reprit le vieil orfèvre, –
ces jeunes gens babillent comme des geais, et n’ont pas plus de
cervelle que ces oisillons… Éleuthère a souvent dit comme tant
d’autres : « Ah ! que je voudrais donc courir les
champs au lieu d’être tenu à l’atelier de l’aube au
soir ! » Voilà ce que ces garçons appellent ses
confidences ; pardonnez-leur donc : de plus, songez-y,
notre sainte dame Méroflède est impatiente d’avoir la ceinture et
le vase ; or, si vous faites châtier mes apprentis, ils
passeront plus de temps à se frotter l’échine qu’à manier la lime
et le marteau, et notre travail n’avancera guère.
– Soit, ils seront châtiés plus tard, car
il faut non-seulement que toi et eux vous travailliez le jour, mais
encore la nuit : le jour vous façonnerez l’or et
l’argent ; la nuit vous fourbirez le fer.
– Que voulez-vous dire ?
– Ce soir on apportera ici des armes que
j’ai envoyé acheter à Nantes.
– Des armes ! – dit le vieillard
fort surpris, – des armes ! les Arabes menacent-ils encore le
cœur de la Gaule ?
– Vieillard, on t’enverra ce soir des
armes, veille à ce que les lances soient bien aiguisées, les épées
bien affilées, les haches bien tranchantes ; ne t’inquiète pas
du reste. Mais voici l’heure où les esclaves apportent leurs
redevances ; les colons retardataires sont sans doute avec eux
pour payer leur redevance en argent. Suis-moi, afin de vérifier si
ces larrons ne me donnent point de pièces de mauvais aloi.
Bonaïk, avant de quitter Septimine, lui dit
tout bas : – Rassurez-vous, mon enfant, je reviens bientôt.
1 comment