Le lendemain, cette bonne plèbe, aussi crédule que brave, court aux remparts, se bat intrépidement ; grand nombre de gens sont tués, d’autres blessés, mon père et moi sommes de ceux-là ; les North-mans sont repoussés… Bon ! mais qu’arrive-t-il ? le danger passé, le roi, les seigneurs et les gens d’église renient leurs promesses, et rebâtent le populaire, aussi lourdement que par le passé. D’où il suit, qu’instruit par l’expérience de ce qu’il gagne à se battre pour défendre le bien de ses maîtres, le populaire s’est dit, et je te dis, Comte : – « Vous avez, vous autres seigneurs et prélats, tout à craindre des North-mans ; défendez-vous contre eux, ce sont vos affaires et point du tout les nôtres. Nous serions fort sots, vraiment, oui, vraiment, fort sots nous serions, de nous faire briser les os pour vous, nos maîtres et seigneurs ; une fois déjà vous nous avez pipés, vous ne nous piperez plus désormais. »

Le Comte de Paris, durant la réponse d’Eidiol, avait difficilement surmonté son indignation ; enfin il s’écria pâle de fureur : – Ainsi votre plèbe refusera de défendre la Cité ?

– Je le crois, et selon mon petit jugement, m’est avis qu’elle fera bien. Nous autres mariniers, nous prendrons à bord de nos bateaux nos familles et celles de nos compères qui voudront nous suivre ; nous sortirons des eaux de Paris par un côté, pendant que les North-mans y entreront par un autre, et nous remonterons fort tranquillement la Seine vers la Marne, vous laissant, seigneurs, vous accommoder avec les North-mans comme vous l’entendrez.

– Cette audace ou plutôt cette exécrable couardise est à peine croyable ! – s’écria le Comte de Paris ; – ces misérables ne sont pas des hommes, mais des lièvres ! Quoi ! infâme poltron ! ton vil cœur d’esclave, si vil qu’il soit, ne ressent ni colère ni honte à cette outrageante pensée que l’étranger, que les North-mans sont à Paris ?

– L’étranger ? – reprit Eidiol en haussant les épaules, – et qui donc êtes-vous pour nous de race gauloise, vous autres rois et seigneurs de race franque ? n’êtes-vous pas l’étranger ? Vous avez conquis la Gaule, mes vaillants seigneurs ; à cette heure, défendez votre conquête.

– Oh ! vile race gauloise ! – s’écria le Comte de Paris avec autant de fureur que de dédain, – a-t-on jamais vu peuple plus lâche !

À ce nouvel outrage, une légère rougeur monta au front d’Eidiol, un éclair brilla dans ses yeux, mais se contenant, il reprit : – Comte, un dernier mot : mon grand-père a lu dans de vieux parchemins de famille qu’une petite colonie d’hommes de notre race, il y a de cela trois siècles et plus, vivait libre, heureuse dans un coin de la Bourgogne ; vint le temps où les Arabes, comme en ce temps les North-mans, envahirent et ravagèrent la Gaule…

– Et cette colonie de couards ; – reprit le Comte avec un mépris courroucé, – cette colonie de lâches, tremblant devant les Arabes comme vous devant les North-mans, a laissé comme vous les païens ravager, piller, incendier le pays ?

– Comte, – reprit fièrement le vieillard, – les gens de cette colonie se firent tuer jusqu’au dernier en combattant l’étranger, parce qu’ils défendaient leurs droits, leur famille, leur sol, leur liberté ; mais comme cette poignée de vaillants étaient, sauf les indomptables Bretons, les seuls hommes libres de la Gaule, les Arabes ont pu ravager les autres provinces et s’établir dans le Languedoc. En ce siècle-ci, vois-tu, Comte, il en sera de même des North-mans : la population esclave dans les champs, opprimée, dégradée, misérable dans les cités, est indifférente, et souvent satisfaite à la vue des maux qui la vengent en vous frappant, vous, riches seigneurs ou prélats ; en deux mots, Roth-bert, retiens ceci : l’esclave, n’a pas de patrie ; seul, l’homme libre en a une et il sait mourir en la défendant ! Maintenant, adieu ; j’ai hâte de retourner à Paris pour embrasser ma femme et ma fille.

Le Comte, pendant qu’Eidiol parlait ainsi, avait dit quelques mots tout bas à l’un de ses officiers, qui sortit précipitamment. Le vieux marinier se dirigeait vers la porte, lorsque Roth-bert faisant signe à quelques-uns de ses guerriers de barrer le passage au vieillard, s’écria d’une voix menaçante : – Tu n’iras pas porter le trouble et la révolte dans ma cité de Paris en engageant le populaire à résister à mes ordres. – Et s’adressant à l’abbé : – Tu as ici une prison ?

– Oui, oui, – s’écria l’abbé, – et ses cachots ne seront jamais assez noirs, assez profonds pour ce vieux scélérat ! abominable sacrilège, qui se refuse à défendre la sainte Église du Seigneur !

– Que l’un de tes clercs guide mes hommes vers ce cachot, – reprit le Comte de Paris, – cet audacieux marinier pourrira dans ce souterrain !

Eidiol ne put réprimer un premier mouvement de surprise et de chagrin, puis il répondit au Comte : – Mon fils est resté à bord de mon bateau ; permets-moi de le voir, il pourra du moins instruire de mon sort ma femme et ma fille.

– Tu seras satisfait, – reprit Roth-bert avec un sourire cruel, – je viens d’envoyer quérir les nautonniers de ton bateau.

– Trahison ! – s’écria le vieillard, – ils vont venir confiants, et la prison les attend !

– Tu l’as dit, – reprit le Comte de Paris, et il ajouta en montrant du geste Eidiol à l’un de ses officiers : – Qu’on l’emmène !

– Ma chère femme, ma douce fille ! quelle va être votre inquiétude, lorsque demain vous ne nous verrez de retour ni mon fils, ni moi ! – murmura tristement le vieillard, et il suivit sans résistance l’officier qui le conduisait aux cachots souterrains de l’abbaye.

*

* *

Après le départ du Comte de Paris, les cent guerriers qu’il avait promis d’envoyer au secours de l’abbaye y arrivèrent ; leur commandant s’occupa durant toute la nuit de ses préparatifs de défense ; les serfs, les vilains, sous la menace des coups, du cachot, de la torture, et surtout sous la menace du feu éternel, transportèrent sur la plate-forme des murailles de grosses pierres, des bûches, des poutres, destinées à servir de projectiles contre les assaillants, sans compter les barils d’huile et de pois qui, mises en ébullition dans des chaudrons, devaient être versées bouillantes sur la tête des ennemis, ainsi que le contenu d’un grand nombre de sacs de chaux et de plâtre, à cette fin de les aveugler. Pendant la nuit et une partie de la matinée, les troupeaux des terres de l’abbaye furent amenés dans son enceinte ; là se rendirent aussi par ordre de l’abbé, pour sa défense, grand nombre de serfs et de vilains. D’autres, au contraire, prirent la fuite, résolus de se joindre aux North-mans, lors de leur débarquement, et de glaner après leurs pilleries. Plusieurs hommes francs, ainsi que l’on nomme les libres possesseurs de petits domaines, habitant les environs de Saint-Denis, emportèrent avec eux leurs objets les plus précieux, et vinrent chercher un refuge derrière les murailles de l’abbaye. Les cours, les galeries du cloître, s’encombraient ainsi d’heure en heure d’une foule effarée, tandis que des bestiaux de toute sorte se pressaient dans les jardins et dans un vaste préau enclavés dans l’enceinte fortifiée ; l’abbé, aidé de ses chanoines armés de bêches et de pioches, enfouissait en toute hâte, sous le sol d’une petite cour écartée, les innombrables richesses du trésor de l’église, tels que vases, reliquaires, calices, ostensoirs, statues, croix, flambeaux, patères et autres saints ustensiles en argent, en vermeil ou en or massif enrichis de pierreries. Ils enfouissaient aussi de gros sacs remplis de pièces d’or et d’argent, fruit du labeur incessant ou des redevances écrasantes des serfs et des vilains. D’autres prêtres, agenouillés dans la basilique, imploraient en gémissant le secours du ciel et vouaient les North-mans à toutes ses vengeances.

Plus de la moitié du jour se passa dans ces transes continuelles ; les hommes de guet qui veillaient sur le rempart au-dessus de la porte, l’avaient vue fréquemment s’ouvrir pour donner passage à des serfs et à des troupeaux retardataires ou à des chariots remplis du fourrage nécessaire à la nourriture de la grande quantité de bétail et de chevaux alors réunie dans l’enceinte fortifiée. Deux de ces voitures remplies de foin, traînées chacune par quatre bœufs et conduites par un homme à figure sinistre, à peine vêtu de haillons, s’approchèrent des remparts ; à la vue de cet homme bien connu dans l’abbaye, un gros moine pansu, placé au guichet de la porte, s’écria : – Béni sois-tu, Savinien, toi et tes fourrages ! nous avons ici tant de bétail, que l’on craignait de manquer d’approvisionnements. A-t-on des nouvelles de ces païens North-mans ? A-t-on vu leurs bateaux en Seine ?

– On dit qu’ils approchent ; mais, Dieu merci, l’abbaye est imprenable. Ah ! maudits soient les North-mans ! – répondit Savinien avec un sourire étrange, en jetant un regard oblique et sournois sur les monceaux de foin qui s’élevaient beaucoup au-dessus des ridelles de ses deux chariots. – J’ai tellement poussé mes bœufs, pour me rendre aux ordres de notre saint abbé, que les pauvres bêtes seront, je le crains, fourbues… Vois comme ils soufflent.

– Ils ne souffleront pas longtemps, car on va sans doute les abattre pour nourrir tout ces nobles hommes francs qui sont venus de réfugier ici, – reprit le moine. Et déjà, déplaçant, à l’aide d’autres frères, d’énormes barres et chaînes de fer dont était renforcée intérieurement la porte massive, il se préparait à l’ouvrir, lorsqu’il entendit au loin de lugubres gémissements poussés par des voix de femmes. Telle était la panique inspirée aux gens d’église par l’approche des North-mans, que le moine-portier, effrayé par ces lamentations féminines de plus en plus rapprochées, n’osant pas même ouvrir en ce moment la porte de l’abbaye, en refusa l’entrée aux chariots de Savinien, malgré ses instances. Soudain, au détour d’un massif d’arbres plantés non loin des murailles, l’on vit apparaître une procession de nonnes, reconnaissables à leurs vêtements noirs et blancs, ainsi qu’aux longs voiles dont leur figure était couverte, afin de le soustraire aux regards profanes. Quatre d’entre elles, portant sur une espèce de brancard, formé de branches d’arbres, le corps de l’une de leurs compagnes, poussaient, ainsi que huit ou dix autres nonnes composant ce funèbre cortège, des gémissements lamentables. Une jeune religieuse, son voile à demi relevé, précédait le corps de quelques pas, se tordait les mains de désespoir, et s’écriait de temps à autre d’une voix désolée : – Seigneur ! Seigneur ! ayez pitié de nous ! notre sainte abbesse a trépassé !

Savinien, quoiqu’il ne cessât de jeter des regards de plus en plus inquiets sur le chargement de ses chariots, depuis qu’on lui avait refusé l’entrée de l’abbaye, se mit pieusement à genoux lorsque la procession mortuaire passa devant lui, précédée de la nonne éplorée ; celle-ci, devançant ses compagnes d’un pas rapide, s’approcha de la porte de l’abbaye, et à travers le guichet s’écria d’une voix entrecoupée de sanglots : – Mes chers frères, ouvrez ce saint lieu de refuge à de pauvres brebis qui fuient les loups ravisseurs. Notre vénérable mère en Dieu a déjà succombé ; nous apportons ses restes chéris !

– Quoi ! c’est vous, sœur Agnès ? – dit le gros moine-portier à travers son guichet. – Ces démons north-mans sont-ils déjà si près d’ici, qu’ils aient envahi le couvent de Sainte-Placide ?

– Hélas ! mon cher frère, cette nuit, une vingtaine de ces maudits ont débarqué non loin du monastère, – répondit la nonne en sanglotant. – Réveillées par la lueur des flammes de l’incendie, par les cris d’effroi des serfs qui occupaient les bâtiments extérieurs de notre couvent, quelques-unes de nous ont pu se vêtir et fuir à la hâte avec notre sainte abbesse, par une issue donnant sur les champs ; mais, hélas ! hélas ! notre vénérable mère, tant affaiblie déjà par la maladie, a ressenti une si grande épouvante, qu’au bout d’un quart d’heure de marche, elle s’est évanouie entre nos bras, et bientôt… – ajouta sœur Agnès, dont les sanglots éclatèrent de nouveau, – et bientôt notre vénérable mère est passée de la terre au ciel !… Nous apportons ses restes bien-aimés pour qu’on puisse leur rendre au moins les derniers devoirs.

Sœur Agnès achevait à peine ces paroles, qu’elle fut rejointe par le funèbre cortège. Le frère portier, après avoir écouté ce récit en gémissant et se frappant la poitrine, ouvrit la porte et envoya l’un des moines prévenir l’abbé de ce nouveau malheur. Le corps de la supérieure et les nonnes qui l’accompagnaient entrèrent dans l’intérieur de l’abbaye, suivis des deux chariots remplis de fourrages, conduits par Savinien. La sombre figure du serf parut tressaillir d’une joie sinistre, difficilement contenue, lorsque la porte se fut refermée, après l’entrée de ses voitures. Les fugitifs, dont les cours de l’abbaye étaient encombrées, s’agenouillèrent au passage des nonnes ; celles-ci, guidées par l’un des moines, se dirigèrent vers le parvis de la basilique, suivies de la foule, qui chantait en chœur cette prière, répétée depuis un siècle dans toutes les abbayes, dans tous les châteaux de la Gaule : – Seigneur ! ayez pitié de nous ! – Seigneur ! délivrez-nous des North-mans ! – Seigneur ! exterminez ces maudits !

Le lugubre cortège, arrivant sous le portail de la basilique, y fut reçu par un des diacres ; il venait de revêtir à la hâte ses vêtements sacerdotaux. Des prêtres, portant la croix et les cierges, se tenaient derrière l’officiant, sombres, pâles, tremblants. Ils dirent les psaumes mortuaires avec une précipitation distraite, en proie à l’effroi que leur inspirait l’approche des pirates. Après ces premières prières, le corps, toujours porté par les nonnes sur le brancard de feuillage, fut introduit dans le chœur et déposé sur les dalles, non loin du lutrin. Un désordre inexprimable régnait dans l’intérieur de l’immense église : des moines, aidés de serfs, achevaient de déménager en hâte les ornements précieux de cette splendide basilique ; l’on voyait, rangées dans les transepts, ou bas côtés qui s’étendent de chaque côté de la nef, plusieurs cryptes, caveaux souterrains, au-dessus desquels s’élevaient les magnifiques mausolées d’un grand nombre de rois et de reines de la race de Clovis et de Karl-Martel ; Karl-le-Grand était enterré, lui, dans sa basilique d’Aix-la-Chapelle, dont les North-mans avaient fait une écurie. Les figures effarées des moines de Saint-Denis, leurs lamentations en emportant les ornements sacrés des autels, les chants de mort, répétés d’une voix sourde, pour le repos de l’âme de la supérieure, dont le corps venait d’être apporté dans l’église par les nonnes, les gémissements des nobles Franks et de leurs familles, réfugiés dans le saint lieu, augmentaient la terreur générale.