Yolande, saisie de compassion à la vue de Jehanne et de son enfant, n’avait pas partagé la cruelle gaieté des deux mégères ; mais Perrette, moins apitoyée, s’était mise à rire aux éclats ; puis, frappée d’un souvenir soudain, et regardant plus attentivement Jehanne, contre laquelle Colombaïk se serrait non moins confus et inquiet que sa mère, la reine des ribaudes s’écria : – Est-ce que tu n’habitais pas en Gaule l’un des villages d’une seigneurie voisine de l’Anjou ?

– Oui, – répondit la pauvre femme d’une voix faible, – c’est de là que nous sommes partis pour la croisade…

– Te souviens-tu d’une jeune fille et d’un grand coquin, qui te voulaient emmener avec eux en Palestine ?

– Je m’en souviens, – répondit Jehanne en regardant Perrette avec surprise ; – mais j’ai pu échapper à ces méchantes gens…

– Dis donc à ces bonnes gens, puisque la jeune fille c’était moi, et le grand coquin : mon amant Corentin ; nous te voulions conduire en Terre-Sainte, t’assurant que l’on te montrerait pour de l’argent ! Or, foi de reine des ribaudes ! avoue, Yolande, que je suis une fière devineresse ! – ajouta Perrette en se retournant vers sa compagne. Mais celle-ci lui dit d’un ton de reproche : – Comment as-tu le courage de railler une mère devant son enfant…

Ces mots parurent impressionner Perrette ; elle cessa de rire, resta silencieuse, et par réflexion parut s’attendrir sur le sort de Jehanne, tandis que Yolande lui disait avec bonté : – Pauvre chère femme, comment vous êtes-vous laissé amener ici avec votre enfant ?

– J’arrivais en cette ville avec une troupe de pèlerins et de croisés, échappés par miracle, ainsi que moi et mon fils, à une trombe qui a enseveli il y a quinze jours tant de voyageurs sous les sables du désert… je m’étais assise à l’ombre d’un mur pleurant mon fils épuisé de fatigue et de faim, lorsque cette femme que voilà, – et Jehanne montra la mégère, – après m’avoir assez longtemps regardée, m’a dit charitablement : « Toi et ton enfant vous semblez très-fatigués ; veux-tu me suivre ? je te conduirai chez une sainte dame très-secourable, elle prendra soin de toi et de ton fils. » C’était pour moi un bonheur inespéré, – ajouta Jehanne ; – j’ai cru aux paroles de cette femme, je l’ai suivie ici.

– Hélas ! vous êtes tombée dans un piège odieux ; on s’apprête à faire de vous un jouet, – reprit tristement Yolande à voix basse ; – n’avez-vous pas entendu ces mégères ?

– Peu m’importe, je subirai toutes les humiliations, tous les mépris, pourvu que l’on donne des vêtements et du pain à mon fils, – reprit Jehanne avec un accent à la fois courageux et résigné ; – oh ! oui, je souffrirai tout, à la condition que mon pauvre enfant pourra se reposer pendant quelque temps, reprendre des forces et revenir à la santé ; hélas ! maintenant il m’est doublement cher… je n’ai plus que lui.

– Vous avez donc perdu son père ?

– Il est sans doute resté enseveli sous les sables, – répondit Jehanne, et ainsi que Colombaïk elle ne put retenir ses larmes au souvenir de Fergan ; – lorsque la trombe a fondu sur nous, je me suis sentie aveuglée, suffoquée par le tourbillon ; mon premier mouvement a été de prendre mon enfant dans mes bras, le sol s’est abîmé sous mes pieds, et j’ai perdu connaissance.

– Mais, comment êtes-vous venue jusqu’en cette ville, pauvre femme ? – dit à son tour la reine des ribaudes, intéressée par tant de douceur et de résignation. – La route est longue à travers le désert !

– Lorsque j’ai repris connaissance, – répondit Jehanne, – j’étais couchée dans un chariot avec mon fils, à côté d’un vieux homme qui vendait aux croisés quelques provisions ; il avait eu pitié de moi et de mon enfant, nous trouvant mourants, à demi ensevelis sous le sable. Sans doute mon mari a péri, car le vieillard m’a dit n’avoir vu d’autres victimes autour de nous, au moment où il nous a recueillis ; grâce à lui nous avons continué sans fatigue une partie de la route ; malheureusement le mulet dont était attelé le chariot de cet homme charitable est mort de fatigue à dix lieues de Marhala ; forcé de rester en chemin et d’abandonner la troupe de pèlerins, notre protecteur a été tué en voulant défendre ses provisions contre des traînards ; ils ont tout pillé, mais ils ne nous ont fait aucun mal ; nous les avons suivis de crainte de nous égarer ; j’ai porté mon enfant sur mon dos lorsqu’il s’est trouvé hors d’état de marcher : c’est ainsi que nous sommes arrivés en cette ville.

– Mais peut-être votre mari aura, comme vous, échappé à la mort… – dit Yolande ; – pourquoi désespérer ?

– Hélas ! s’il a échappé à ce danger, ce sera peut-être pour tomber dans un péril plus grand, car le seigneur de Plouernel…

– Le seigneur de Plouernel ! – s’écria Yolande en interrompant Jehanne, vous connaissez ce scélérat ?

– Nous étions serfs de sa seigneurie ; c’est du pays de Plouernel que nous sommes partis pour la Terre-Sainte, le hasard nous a fait rencontrer le seigneur comte peu de temps avant la trombe ; mon mari s’est battu contre lui…

– Et il n’a pas tué Neroweg ?

– Non, grâce à ma prière.

– Quoi ! de la pitié pour Neroweg-pire-qu’un-Loup ! – s’écria Yolande avec une explosion de colère et de haine. – Oh ! je ne suis qu’une femme ! mais je l’aurais poignardé sans remords…

– Que vous a-t-il donc fait ?

– Il m’a dépouillé de l’héritage de mon père, et de honte en honte je suis devenue la compagne de la reine des ribaudes.

– Ah ! damoiselle Yolande, – dit Perrette en revenant à sa gaieté cynique, – tu seras donc toujours fière ?

– Moi ? – répondit la jeune fille avec un triste et amer sourire. – Non, non, la fierté ne m’est pas permise ; tu es la reine, je ne suis qu’une de tes humbles sujettes.

– Allons, mes filles ! – dit la matrone, – le jour baisse, rendez-vous vite aux bains de l’émir rejoindre vos compagnes. Quant à toi, ma belle, – ajouta l’horrible mégère en s’adressant à Jehanne et riant aux éclats, – quant à toi, ma belle, nous allons aussi te parer, te parfumer, et surtout faire rayonner ta bosse d’un incomparable éclat !

– Vous me ferez tout ce qu’il vous plaira lorsque vous aurez eu soin de mon fils ; il a faim, il a soif, il est brisé de fatigue, il faut qu’il répare ses forces, qu’il dorme ; je ne le quitterai pas d’un moment.

– Sois tranquille, mon astre de beauté, tu resteras près de lui, il ne chômera de rien. J’ai autant que toi intérêt à ce que ce chérubin soit reposé, frais et avenant, – répondit l’infâme mégère ; – puis, s’adressant à l’autre vieille : – Toi, cours à l’instant chez le seigneur Antonelli, légat du pape, l’avertir de ce que tu sais… il ne manquera pas, j’en suis certaine, de venir ce soir ici avec nos chers et nobles seigneurs.

*

* *

La cour intérieure du palais de l’émir de Marhala offrait ce soir-là un coup d’œil féerique ; cette cour formait un carré parfait ; sur chacune de ses faces régnait une large galerie à ogives mauresques découpées en trèfle et soutenues par des colonnettes de marbre rose ; entre chaque colonne, du côté de la cour, de grands vases d’albâtre oriental remplis de fleurs servaient de base à des candélabres dorés, garnis de flambeaux de cire parfumée ; des mosaïques aux couleurs variées couvraient le sol de ces galeries ; leurs plafonds et leurs murailles disparaissaient sous des arabesques blanches et or découpées sur un fond pourpre ; de moelleux divans de soie s’appuyaient à ces murs, percés de plusieurs portes ogivales à demi fermées par de splendides rideaux frangés de perles ; ces portes conduisaient aux appartements intérieurs ; à chaque angle des galeries, des cages aux montants d’or et au treillis d’argent renfermaient les oiseaux d’Arabie les plus rares ; le chatoiement du rubis, de l’émeraude et du saphir azuré, miroitait sur leur plumage ; au centre de la cour un jet d’eau s’élançant d’une large vasque de porphyre y retombait en pluie brillante, et faisait incessamment bruire et déborder l’eau limpide de la vasque dans un grand bassin, dont le revêtement de marbre servait de socle à de grands candélabres dorés pareils à ceux des vases des galeries ; cette fraîche fontaine, étincelante de lumière, servait d’ornement central à une table ronde et basse disposée autour du bassin et recouverte d’une nappe de soie brodée ; là, brillait au feu des flambeaux la splendide vaisselle d’or et d’argent apportée de Gaule par le duc d’Aquitaine, et augmentée de toutes les richesses larronnées par lui aux Sarrasins ; coupes et hanaps ornés de pierreries, grandes amphores de vermeil remplies du nectar vermeil de Chypre ou de Grèce : vastes plats d’or où s’étalaient l’or, la pourpre et l’azur du plumage des paons de Phénicie et des faisans d’Asie, les serfs cuisiniers de Wilhelm IX, après la cuisson de ces oiseaux, les ayant ornés de leurs têtes, de leurs ailes et de leurs queues diaprées ; çà et là l’on voyait aussi des mets plus substantiels que ces volatiles : quartiers d’antilopes et de moutons de Syrie, jambons de Byzance, hures de sangliers de Sion ; de loin en loin de hautes pyramides des fruits de ces climats s’élevaient du fond de grands bassins d’argent. Telle était la salle du festin. Pour dôme elle avait la nuit étoilée ; nuit si calme, si sereine, que pas un souffle de vent n’agitait la flamme des flambeaux. Pendant que le calme et la sérénité régnaient au ciel, le tumulte de l’orgie éclatait à cette table somptueuse, autour de laquelle festoyaient, assis ou couchés sur des lits de repos, les convives de Wilhelm IX ; ils se trouvaient là réunis ces pieux soldats du Christ, innocentés d’avance de tous les débordements de l’ivresse, de la débauche et du jeu, par la présence du légat du pape, Bohémond, prince de Tarente, Tancrède, Robert-courte-Hense, duc de Normandie, Héracle, seigneur de Polignac, Sigefried, seigneur de Sabran, Gerhard, duc de Roussillon, Arnulf, seigneur d’Oudenarde, Burchardt, sire de Montmorency, Raymond, seigneur de Hautpoul, Radulf, sire de Beaugency, et d’autres seigneurs d’origine franque, sans compter le chevalier Gauthier-sans-Avoir, complaisant de Wilhelm IX ; ces joyeux convives festinaient depuis la fin du jour, et plus de la moitié de la nuit s’était écoulée ; ces seigneurs, amollis déjà par les habitudes orientales, au lieu de rester armés de l’aube au soir, comme en Gaule, avaient quitté leurs harnais de guerre pour de longues robes de soie ; le duc d’Aquitaine, dont les cheveux flottaient sur une tunique de drap d’or, portait, selon la mode antique, une couronne de roses et de violettes déjà fanées par les vapeurs du festin ; Azénor-la-Pâle, toujours pâle, mais dont les lèvres, non plus blanches, comme son masque de marbre, brillaient alors d’un vif incarnat, était assise à côté de Wilhelm IX et superbement parée ; les pierreries de ses bracelets et de ses colliers étincelaient à son cou et à ses bras : sombre, pensive, abattue au milieu de cette bruyante orgie, son regard, tantôt sinistre, tantôt distrait, errait çà et là, comme si ce qui se passait autour d’elle lui eût été étranger ; Wilhelm IX, échauffé par le vin, ne remarquait pas l’accablement d’Azénor ; elle avait à sa gauche Antonelli, légat du pape, prélat connu par ses goûts infâmes, particuliers aux prêtres romains ; frisé comme une femme, vêtu d’une robe de soie pourpre bordée d’hermine, ce prince de l’Église avait au cou une croix ornée d’escarboucles, suspendue par une chaîne d’or ; derrière lui, prêt à le servir, se tenait un jeune esclave noir, habillé d’une courte jupe de soie blanche, et portant bracelets et collier d’argent ornés de corail ; les échansons, les écuyers des autres seigneurs faisaient pareillement le service de la table ; les vins de Chypre et de Samos avaient coulé à torrents des amphores de vermeil depuis le commencement du festin, et ils coulaient encore, noyant, emportant dans leurs flots parfumés la raison des convives. Le duc d’Aquitaine, entourant de l’un de ses bras la taille souple d’Azénor-la-Pâle, et levant vers le ciel le hanap d’or où sa maîtresse venait de tremper ses lèvres, s’écria : – Je bois à vous, mes hôtes ! que Bacchus le divin et Vénus la divine vous soient propices !

– Païen ! – s’écria le légat du pape en riant aux éclats, – oser invoquer les dieux de l’Olympe ! Oublies-tu la croix que tu portes à l’épaule !

– Allons, saint homme, ne te courrouce point, – reprit gaiement Wilhelm IX ; – après avoir invoqué Vénus et Bacchus, j’invoquerai Ganymède… le doux ami de Jupin !

Cette allusion satirique aux mœurs infâmes d’Antonelli fut accueillie par les joyeuses clameurs des croisés ; puis l’un d’eux, Héracle, seigneur de Polignac, leva sa coupe à son tour et répondit : – Wilhelm, duc d’Aquitaine, nous buvons, nous tes hôtes, à ta courtoisie et à ton splendide régal !

– Oui ! oui ! – crièrent les croisés, – buvons au régal de Wilhelm IX !

– J’y bois de grand cœur, – dit Radulf, seigneur de Beaugency, déjà ivre ; et, secouant la tête, il ajouta d’un air méditatif ces mots déjà vingt fois répétés par lui durant le repas avec la ténacité des ivrognes. – Je bois… mais je voudrais bien savoir ce que fait à cette heure ma femme… la noble dame Capeluche ?

– Tais-toi donc, Radulf, rien de plus fastidieux que cette sempiternelle antienne conjugale ! – dit le seigneur de Hautpoul en haussant les épaules. – Ma foi, mes seigneurs, aussi vrai que pendant la disette du siège d’Antioche on payait une tête d’âne dix deniers, je n’ai de ma vie festiné comme cette nuit…

– Parlons de ces disettes, – reprit Bohémond, prince de Tarente, – peut-être ces souvenirs réveilleront-ils notre appétit trop tôt satisfait.

– Moi, – dit le sire de Montmorency, – j’ai mangé mes chaussures, et quoique détrempées dans l’eau et accommodées avec force aromates, elles étaient, je l’avoue, coriaces !

– Savez-vous, mes nobles seigneurs, – dit Gauthier-sans-Avoir, – quels sont les judicieux compères qui n’ont jamais souffert de la famine en Terre-Sainte ?

– Quels sont ceux-là ?

– Le roi des truands et sa bande.

– Pardieu ! ils se nourrissent de Sarrasins, le gibier ne leur manque point !

– Mes seigneurs, – reprit Robert-courte-Hense, duc de Normandie, – il ne faut pas médire de la chair de Sarrasins ; c’est une ressource, j’en ai mangé.

– Moi aussi, sur la route d’Édesse.

– Moi aussi, lors du siège de Tripoli, et l’on s’habitue assez à cette sarrasinade.

– Quant à moi, – dit le sire de Beaugency, – quant à moi, mes seigneurs, je ne m’habitue point à ignorer ce que fait à cette heure ma femme Capeluche.

– Brave Radulf, – lui dit Wilhelm IX, – lui as-tu laissé un page et un chapelain, à ta femme Capeluche ?

– Oui, oui, – répondit gravement l’ivrogne, – ma noble dame a pour page le petit Joliet-brin-de-Muguet, et pour chapelain, le père Samson-chaude-Oreille.

– Alors, cuve ton vin en paix, bon sire de Beaugency, et ne prends point souci de ce que fait dame Capeluche !

– Mes seigneurs, – reprit le seigneur de Sabran, – pour en revenir à ces mangeries de chair humaine, elles n’ont rien de surprenant ; mon grand-père m’a dit que pendant la fameuse disette de l’année 1033, le populaire vivait sur lui-même et s’entre-dévorait.

– Je me rappellerai toujours qu’un soir, – dit Gauthier-sans-Avoir, – moi et mon compère Coucou-Piètre…

– Et à propos, où est-il donc ce Pierre-l’Ermite ? – reprit Gerhard, duc de Roussillon, en interrompant l’aventurier gascon ; – depuis un mois il nous a quittés.

– Il est allé rejoindre le corps d’armée de Godefroid, duc de Bouillon, que nous devons rallier devant Jérusalem, – reprit Gauthier ; – mais permettez, nobles seigneurs, que j’achève mon histoire. Donc, un soir, au camp devant Édesse, Coucou-Piètre et moi, attirés par une délicieuse odeur de cuisine qui s’épandait du quartier du roi des truands, nous entrâmes dans cette truanderie, et son digne monarque nous fit souper d’une certaine grillade de jeune Sarrasin mais si tendre, mais si gras, mais si congrûment assaisonné de sel, de safran, de laurier et de thym, que, je le jure par ma bonne épée, la Commère-de-la-foi ! Coucou-Piètre et moi, après le régal, nous nous sommes léché les babines !

– Saint homme ! – dit le duc d’Aquitaine au légat du pape, – Coucou-Piètre, un moine, a mangé son prochain en grillades congrûment assaisonnées : est-ce un péché ?

– Un péché ! – s’écria le prélat ; – loin de là, c’est une action méritoire, car je pense comme Baudry, archevêque de Dôle : – En mangeant les infidèles, on continue de leur faire la guerre avec les dents.(30)

– Saint légat, – reprit en riant Wilhelm IX, – le Christ, dont pardieu nous délivrerons le tombeau, aussi vrai que j’embrasse ma maîtresse, le Christ a dit, ce me semble : Aimez-vous les uns les autres, et voilà que toi, prêtre de ce Christ, tu nous dis : Mangez-vous en grillade les uns les autres ?

– Double païen, – répondit Antonelli, – oses-tu bien mêler le nom du Sauveur à tes impudicités !

– Quoi ! parce que j’embrasse Azénor ? L’Évangile ne dit-il pas : Faites à autrui ce que vous voudriez qu’il vous fît ? Donc, je fais à ma maîtresse ce que je voudrais qu’elle me fît ; donc, je suis plus chrétien que toi, Antonelli, qui, au rebours de l’Évangile, dis à tes frères de se manger les uns les autres !

– Wilhelm, tu n’es qu’un âne ! – s’écria le légat du pape avec impatience. – Réponds, mécréant, manges-tu du porc ?

– Oui, le matin avant de partir pour la chasse, j’aime fort une tranche de jambon arrosée de vin vieux.

– J’aime aussi beaucoup le porc, – dit dans son hébétement d’ivrogne le sire de Beaugency les coudes sur la table, son front dans ses mains ; – mais j’aimerais mieux savoir ce que fait à cette heure ma femme Capeluche !

– Ce Radulf est ivre comme grive en automne, – dit le légat du pape en haussant les épaules ; – mais réponds, Wilhelm ; ainsi, tu manges du porc ? Eh bien ! l’infidèle, le Sarrasin, l’hérétique, le juif, tous mécréants en dehors de la communion catholique, n’ont pas plus d’âme que le porc, ne sont pas plus nos prochains que le porc ; donc, en les mangeant, ce n’est point son prochain que l’on mange ; mais une manière de porcs, de bêtes immondes et ensabattées sous figure humaine… Et là-dessus remplis ma coupe, mon mignon, – ajouta le légat du pape en se tournant vers son jeune esclave noir, auquel il pinça les joues. – Et toi, Wilhelm, oseras-tu soutenir maintenant que le Sarrasin, l’hérétique, le juif sont nos semblables ?

– Pardieu ! en ce qui touche la juiverie, tu prêches un converti, – reprit Wilhelm, tandis qu’Azénor, attentive et de plus en plus sombre, ne quittait pas son amant du regard ; – je crois cette immonde race juive si peu semblable à la nôtre, que tout débauché que je suis, n’y eût-il au monde qu’une femme, et cette femme fût-elle belle… tiens, belle comme Azénor, si elle était juive, elle me rendrait chaste !

– Je pense comme toi, Wilhelm, – reprit le seigneur de Hautpoul, tandis qu’Azénor souriait avec une sinistre amertume aux paroles de Wilhelm. – Prendre une juive pour maîtresse, c’est commettre un acte de monstrueuse bestialité.

– Bah ! si la bête est jolie, – dit le sire de Sabran en vidant sa coupe ; – et puis, si l’on ignore qu’elle est juive ?

– Si on l’ignore, – reprit gravement le légat du pape, – on peut à la rigueur sauver son âme par la plus austère pénitence ! Mais si l’on commet sciemment cette énormité charnelle, les flammes du bûcher en ce monde, dans l’autre les flammes éternelles, voilà ce qui vous attend !

– Une juive ! – s’écria Wilhelm IX, encore excité par les fumées du vin, dans sa stupide et superstitieuse aversion des filles d’Israël, – une juive ! une bête immonde, la trouver jolie !

– Mais, par le diable ! reprit le sire de Sabran, – les juives n’ont ni queue, ni griffes, ni cornes, ni écailles : elles ont comme d’autres un cœur et…

– Mais elles sont juives ! – répéta Wilhelm IX avec emportement et interrompant le croisé. – Juive… cela dit tout… Juive ! juive !

– Et moi, – reprit le sire de Sabran en haussant les épaules, – je te dis, Wilhelm, que toi, qui ne crois ni à Dieu ni au diable, que toi, homme de gai savoir, dont on chante les vers érotiques et impies, tu parles en fou, quand tu dis qu’une jolie juive n’est pas une jolie femme !

– Sire de Sabran ! – s’écria Wilhelm IX les joues enflammées de colère, – tu es ici mon hôte ; mais je te répondrai, moi, que celui-là qui ose soutenir qu’une juive est une femme… celui-là est un chien !

Le sire de Sabran, à cette offense, se leva brusquement, saisit une amphore pour la lancer à la tête de Wilhelm ; mais contenu par ses voisins de table, il s’écria les dents serrées de rage : – Duc d’Aquitaine, demain sur les remparts de Marhala, je te défie à l’épée et au poignard ; voilà mon gage. – Puis, prenant l’un de ses gants à sa ceinture, il le jeta au duc, qui le ramassa en disant : – J’accepte le défi.

Ces combats singuliers, fréquents entre les croisés, ne causèrent aucune émotion parmi les convives de Wilhelm IX ; Azénor-la-Pâle seule parut prendre à cette dispute un intérêt poignant ; et malgré ses efforts, deux larmes brillèrent dans ses yeux, lorsqu’elle entendit les outrageantes paroles de son amant au sire de Sabran. Le léger tumulte causé par cet incident s’apaisa bientôt, et le légat du pape dit au duc d’Aquitaine :

– Tu es un grand pécheur, mais ta sainte horreur des juifs, ces exécrables meurtriers de Notre Seigneur Jésus-Christ, t’absoudra de beaucoup de tes impudiques scélératesses ; aussi, demain avant ton combat, d’où sortira véritablement le jugement de Dieu, je bénirai tes armes ; seulement, mes fils, – ajouta le légat en élevant la voix, – je vous adjure de retarder l’heure de votre champ clos, jusque après le miracle de demain matin ; si l’un de vous deux doit mourir, il aura du moins assisté à un incomparable et divin spectacle !

– Quel miracle, saint homme ? – demandèrent les croisés. – Quel miracle ?

– Un prodigieux miracle, mes fils, qui sera l’un des plus éclatants triomphes de la chrétienté. Pierre Barthelmy, diacre de Marseille, eut une vision après la prise d’Antioche ; saint André lui apparut et lui dit : « Va dans l’église de mon frère saint Pierre, située aux portes de la ville, tu creuseras la terre au pied du maître-autel, et tu trouveras le fer de la lance qui perça le flanc du Rédempteur du monde ; ce fer mystique, porté à la tête de l’armée, assurera la victoire des chrétiens et percera le cœur des infidèles. » Pierre Barthelmy me fait part de cette miraculeuse vision ; je rassemble six évêques et six seigneurs, nous nous rendons dans l’église, on creuse en notre présence au pied du maître-autel, et…

– Et l’on trouve le fer de la sainte lance ! – dit Wilhelm IX en riant aux éclats et revenant à ses habitudes d’incrédulité railleuse, étrange contradiction chez cet homme, qui poursuivait les juifs d’une haine fanatique et insensée. – Pardieu !… ce fer de lance était caché là d’avance ! je connais vos tours d’adresse, mes saints compères !

– Tu te trompes, mécréant, – répondit Antonelli : – Pierre Barthelmy ne trouva rien du tout dans le trou…

– Miracle ! – s’écria Wilhelm IX en redoublant d’éclats de rire. – Ah ! voilà le miracle ! trouver la lance n’aurait eu rien de surnaturel !

– Quel malheur qu’un homme qui hait si catholiquement les juifs se montre à ce point mécréant ! Mais tôt ou tard la grâce d’en haut descendra sur lui, – dit le légat du pape d’un ton solennel ; puis il ajouta : – Je vais confondre ton incrédulité, Wilhelm. On ne trouva donc point d’abord, il est vrai, le fer de lance dans le trou ; mais Pierre Barthelmy, poussé par une nouvelle inspiration de saint André, se jette dans le trou, le creuse plus profondément encore avec ses ongles, et découvre enfin le fer de la sainte lance…

– Pardieu ! – dit le duc d’Aquitaine en riant de nouveau, – il avait caché le fer dans sa manche !

– C’est ce que des païens comme toi, Wilhelm, osent soutenir, jaloux des riches offrandes que les fidèles apportent chaque jour en adoration de la sainte lance ; aussi demain matin, pour confondre la malignité, Pierre Barthelmy, afin de prouver à tous la merveilleuse efficacité de sa relique, se mettra tout nu, prendra en main la sainte lance, et traversera un bûcher enflammé sans ressentir la moindre brûlure ! Hein, païen ! qu’aurais-tu à dire lorsque tu seras témoin de ce miracle ?

Wilhelm IX allait répondre au prélat lorsque, remarquant enfin l’abattement et la sinistre expression des traits d’Azénor, il lui dit : – Qu’as-tu donc, ma charmante ? Est-ce mon combat de demain avec le sire de Sabran qui t’inquiète ? C’est folie, je ne crains nul chevalier.

– Je connais ta bravoure, Wilhelm, et pour toi je ne redoute aucun péril, – répondit Azénor d’un air contraint ; – mais je ne sais… tout ce bruit me pèse… je souffre.

– Veux-tu te retirer chez toi ?

– Non, – reprit vivement Azénor en attachant sur Wilhelm un regard soupçonneux et pénétrant, – non, je veux rester ici jusqu’à la fin de cette fête…

Pendant que le duc d’Aquitaine et sa maîtresse échangeaient ces mots à voix basse, les croisés, moins incrédules que Wilhelm IX, dissertaient sur les mérites de la sainte lance. – Je n’ai point besoin de voir Pierre Barthelmy traverser un bûcher sans brûlure, pour croire à l’efficacité de la sainte lance, – disait le sire de Sabran ; – et pourtant je maintiens qu’une jolie juive est une jolie femme !

– Je ne prononce pas là-dessus, – reprenait Héracle, seigneur de Polignac ; – mais, foi de chevalier et de chrétien, je crois que le fer qui a percé le flanc du Sauveur doit être doué d’une vertu miraculeuse…

– Moi, – dit avec le balbutiement de l’ivresse Robert-Courte-Hense, duc de Normandie, descendant du vieux Rolf, – je voudrais fort, par la vertu de la sainte lance, trouver en Terre-Sainte les huit mille marcs d’argent pour lesquels j’ai engagé ma duché de Normandie à mon frère Guillaume-le-Roux ; foi de Normand, cela coûte fort cher, la délivrance du Saint-Sépulcre ! Ouais, je ne serais point fâché de recouvrer mon argent avec un gros gain, par la vertu de la sainte lance !

– Et moi, grâce à la vertu de la sainte lance, – reprit le sire de Beaugency, – je voudrais bien savoir ce que fait à cette heure ma femme Capeluche ?

– Ce qu’elle fait, bon sire ? – reprit joyeusement Wilhelm IX fort peu soucieux de la sombre tristesse d’Azénor, – ce qu’elle fait, la noble dame Capeluche ? Puisque tu t’obstines à le savoir, je vais te le dire, moi… Réponds : où est la chambre de ta femme ?

– Au plus haut étage de ma tour de Beaugency, d’où l’on découvre la Loire, depuis Orléans jusqu’à Blois, – répondit Radulf avec un hoquet et pouvant à peine soutenir sa tête de plus en plus appesantie par les fumées du vin. – Mon donjon est le plus fier donjon de tout l’Orléanais !

– Ah ! dame Capeluche ! – s’écria Wilhelm IX en abritant sa vue sous sa main et feignant de regarder au loin. – Ah ! fripon de page ! fripon de Joliet-brin-de-Muguet !

– Quoi ?… que vois-tu ? – dit Radulf en écarquillant ses paupières alourdies par l’ivresse. – Que vois-tu donc ?

– Ferme les yeux, bon sire de Beaugency, ferme les yeux !

– Pourquoi ? – dit Radulf avec un nouveau hoquet. – Pourquoi… fermer les yeux ?

– Bon sire, veux-tu donc voir le petit Brin-de-Muguet se gourmer avec ton chapelain, ce grand coquin de Samson-chaude-Oreille ?

– Ah ! ah ! ah ! ils se gourment… et pourquoi ?

– Le page venait d’apporter un chaudeau à dame Capeluche ; arrive le chapelain apportant ses patenôtres ; aussi mes deux champions, en jaloux serviteurs de leur maîtresse, se sont pris aux cheveux. Mais que vois-je ?… Ô mes hôtes, buvons à la charité de dame Capeluche ! elle met d’accord le page et le chapelain !

– Buvons à dame Capeluche ! – crièrent les croisés en riant aux éclats, tandis que le sire de Beaugency, complètement ivre, s’endormait sur la table en balbutiant : – J’aurais bien voulu savoir ce que… faisait… à… cette heure… ma… femme… Capeluche ?

– Pardieu, mes seigneurs ! – reprit en riant le duc d’Aquitaine, – l’histoire de dame Capeluche est celle de nos femmes laissées seulettes en nos manoirs ; bien sots sont les jaloux, ou les curieux indiscrets qui se disent, comme le bon sire de Beaugency : Je voudrais savoir ce que fait ma femme à cette heure ! Par Vénus et Bacchus ! ce que je souhaite à nos Capeluches, c’est de se gaudir et de s’ébaudir autant que nous. Holà ! échansons ! écuyers, apportez les dés, les échecs, ma cassette d’or ; sortez ensuite, et dites aux femmes d’entrer ; rien de tel après le festin, que de tenir sa coupe d’une main, ses dés de l’autre et une jolie fille sur ses genoux ; allons, un beau baiser, mon amoureuse, – ajouta Wilhelm IX en se penchant vers Azénor, – ce me sera d’un bon présage, tout l’or de mes hôtes passera cette nuit dans mon coffre. Nous allons jouer un jeu d’enfer ; je veux les rendre tous aussi gueux que cette brute sauvage de Neroweg !

– Au jeu ! au jeu ! – crièrent les croisés. – Écuyers, apportez les dés et les échecs, faites entrer les femmes et retirez-vous !

Les ordres du duc d’Aquitaine furent exécutés ; les hommes de sa maison disposèrent sous les galeries, à proximité des divans, de petites tables sarrasines en ivoire sculpté, sur lesquelles ils placèrent des échecs et des dés ; les croisés, selon leurs habitudes de jeu effréné, s’étaient précautionnés de grosses bourses de besans d’or apportées par leurs écuyers. Pendant le tumulte, résultant des apprêts du jeu et du déplacement des seigneurs, qui quittèrent la table pour aller s’étendre sur les divans des galeries, Azénor, les traits bouleversés par les angoisses de la jalousie, saisissant d’une main convulsive le bras du duc d’Aquitaine qui ouvrait en ce moment une cassette remplie d’or, s’écria d’une voix sourde et altérée : – Wilhelm ! je t’ai entendu ordonner de faire entrer des femmes ?

– C’est vrai, ma charmante, et tu as entendu les reconnaissantes clameurs de mes hôtes ?

– Quelles sont ces femmes ?

– Des filles de bonne volonté… la joie des convives après le festin !

– D’où viennent-elles ?

– Du pays des baisers !

– Wilhelm ! ces femmes sont ici, dans ta demeure : tu l’as changée en un lieu de débauche… Ne mens pas… je sais tout !

– Si tu sais tout, chérie, pourquoi m’interroger ?

– Prends garde !… oh ! prends garde !… ne me pousse pas à bout, Wilhelm… j’ai l’enfer dans le cœur, c’est trop souffrir ! Misère de moi… ces créatures ici !… sous mes yeux !

– Tu ne verras rien, ma belle, je clorai tes paupières sous mes lèvres ! – À peine le duc d’Aquitaine avait-il ainsi répondu à sa maîtresse avec une insouciance railleuse, qu’il se fit une grande rumeur, causée par l’entrée des femmes. Wilhelm IX, échappant à l’étreinte d’Azénor, qui resta pétrifiée de tant d’audace, courut se mêler aux autres seigneurs, pressés à la porte de l’un des appartements intérieurs, d’où sortait une sorte de procession, conduite par la vieille Gertrude ; elles étaient là une vingtaine de femmes : plusieurs d’entre elles avaient appartenu à l’émir de Marhala, d’autres avaient été ramassées dans les tavernes ou sur la place du marché, comme Yolande et Perrette la ribaude. Grâce aux nombreux vêtements tenus en réserve par l’émir pour son sérail, les pupilles de l’entremetteuse étaient splendidement vêtues et parées ; parmi elles on remarquait surtout Perrette et Yolande ; la première, toujours effrontée, provocante ; la seconde, ne pouvant complètement vaincre la honte qui survivait à sa dégradation. Déjà les croisés, qu’enflammaient l’ivresse et la luxure, acclamaient ce cortège par des cris d’une licence grossière et se disposaient à choisir leur compagne d’orgie, lorsque Gertrude, élevant la voix, s’écria : – Un moment, mes nobles seigneurs, ne vous pressez point de faire votre choix ; tel de vous qui croirait posséder la plus belle de ces colombes amoureuses n’aurait qu’un laideron, en la comparant au diamant, à la perle, au trésor de jeunesse, de grâce et d’appas, que je tiens sous ce voile et qui doit éblouir vos yeux enchantés !

En disant ces mots, l’horrible mégère montra du geste une forme confuse, cachée sous un long voile blanc traînant à terre. La surprise et la curiosité calmèrent un moment l’ardeur impure des croisés ; un grand silence se fit ; tous les regards s’efforçaient de pénétrer à travers la demi-transparence du voile, lorsque soudain le duc d’Aquitaine s’écria : – Mes hôtes ! cet astre de beauté doit être, à mon avis, la récompense du chevalier qui a montré le plus de vaillance au siège de Marhala !

– Oui ! oui ! – crièrent les croisés, – c’est justice ! ce trésor doit être le prix du plus vaillant !

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– Or, je ne serai contredit par personne, – poursuivit Wilhelm IX, – en proclamant qu’Héracle, seigneur de Polignac, s’est montré le plus preux de nous tous au siège de cette ville ! – Des cris d’adhésion unanime accueillirent les paroles du duc d’Aquitaine, qui reprit : – Héracle, seigneur de Polignac, à toi donc ce trésor de beauté ! à toi seul le privilège de dévoiler cet astre rayonnant qui doit nous éblouir !

Le seigneur de Polignac fendit avec empressement le groupe des croisés, tandis que Perrette, la reine des ribaudes, que le seigneur de Polignac avait d’abord attirée à lui, disait, en feignant un désespoir railleur : – Hélas ! cruel, tu me délaisses, pauvrette que je suis, pour une beauté miraculeuse ! – Puis, avisant Wilhelm IX, elle fut d’un bond près de lui, et, l’enveloppant de ses deux bras, elle s’écria : – Mon beau duc, veux-tu me consoler ?

– Par Vénus ! toi ici ! – dit joyeusement Wilhelm IX. – Sois la bien-venue, ma ribaude ; ta mine effrontée me ragaillardit !

– Et ton Azénor ? elle va m’étrangler !

– Au diable Azénor ! et vive l’amour !… suis-moi…

Pendant le court entretien du duc d’Aquitaine et de la reine des ribaudes, le seigneur de Polignac s’était approché de la femme voilée, puis, promenant un instant sur ses compagnons d’armes un regard glorieux et brillant de convoitise, il enleva triomphalement le voile qui cachait le prix du plus vaillant. La surprise, la déconvenue des croisés se traduisirent pendant quelques instants par une muette stupeur ; ils voyaient apparaître à leurs yeux la pauvre Jehanne-la-Bossue coiffée d’un énorme turban rouge orné de plumes de paon, vêtue d’une courte jupe de même couleur qui, attachée à sa ceinture, laissait complètement à nu sa triste difformité et son sein maternel flétri par la misère. À ses côtés, se serrant près d’elle avec inquiétude, le petit Colombaïk vêtu d’une tunique flottante, les cheveux frisés et parfumés, mais les yeux et les oreilles cachés sous un bandeau… – « Je consens à vous servir de jouet, à endurer toutes les humiliations, parce que vous m’avez promis de prendre soin de mon fils et de ne pas me séparer de lui, – avait dit Jehanne à Gertrude avant de se prêter à cette cruelle bouffonnerie ; – mais je veux, au nom de ma dignité de mère, au nom de la pudeur de mon enfant, lui couvrir les yeux et les oreilles, afin qu’il ne soit pas témoin de l’avilissement de sa mère, afin qu’il ne voie rien, n’entende rien de l’orgie dont nous devrons être les jouets. Si vous me refusez la grâce que je vous demande, vous me traînerez malgré moi dans la salle du festin ; sinon j’endurerai patiemment tout ce qu’il vous plaira. » Gertrude aima mieux condescendre aux désirs de Jehanne que de compromettre le succès d’une plaisanterie qui devait égayer cette nuit de débauche. En effet, à l’aspect de Jehanne-la-Bossue, les croisés, d’abord stupéfaits de surprise, poussèrent bientôt des éclats de rire redoublés par le désappointement d’Héracle, seigneur de Polignac ; celui-ci, encore sous le coup de sa déconvenue, regardait Jehanne bouche béante ; mais bientôt, avisant Yolande et la prenant dans ses bras, il s’écria : – Viens, ma belle fille, tu me vengeras de ce monstre de laideur !…

À ce moment, Azénor, effarée, livide, les traits bouleversés par les fureurs d’une jalousie désespérée, courait de l’un à l’autre des croisés, leur demandant où était le duc d’Aquitaine ; mais ces seigneurs, ivres de vin ou de luxure, insoucieux des douleurs de cette infortunée, lui répondaient par le silence ou par des railleries. Les uns entraînaient les femmes sous les galeries, les autres criaient à tue tête en entourant la femme de Fergan-le-Carrier : – Il faut lui entonner du vin jusqu’à ce qu’elle en crève !

– Cet enfant avec son bandeau sur les yeux ressemble fort à l’Amour, – disait le légat du pape ; – je le prends pour en faire mon petit clerc, Gertrude me l’a promis… je me charge de lui…

– Dépouillons ce monstre de sa tunique ! – hurlait un autre croisé ; – nous porterons cette bossue en triomphe !

– Oui, oui ! – acclamèrent plusieurs voix mêlées d’éclats de rire assourdissants ; – portons la bossue en triomphe !

Jehanne pâlissait d’épouvante ; résignée d’avance à toutes les railleries, à toutes les humiliations, elle n’avait jamais pu prévoir un tel excès d’indignité. La malheureuse mère, tremblante, éperdue, tombant agenouillée, suppliante, enlaçait de ses bras son fils, que le légat du pape s’efforçait d’attirer à lui. Durant cette lutte, le bandeau qui couvrait les yeux de Colombaïk s’abaissa ; l’enfant, ébloui par la lumière, effrayé de ce tumulte, de ces cris, de ces huées, cacha sa figure dans le sein de sa mère, qui murmurait en sanglotant : – Mon pauvre enfant, pourquoi ne sommes-nous pas morts comme ton père dans les sables du désert ! – Déjà, malgré les pleurs de Jehanne, les mains brutales des croisés avinés la saisissaient, lorsqu’une grande rumeur s’éleva dans l’une des chambres qui s’ouvraient sur les galeries. Bientôt, traînant après lui quelques serviteurs cramponnés à ses membres et se défendant contre d’autres avec un énorme bâton noueux, sorte de massue redoutable entre ses mains vigoureuses, Fergan-le-Carrier, presque nu, ses misérables vêtements ayant été mis en lambeaux pendant sa lutte contre les serviteurs, Fergan menaçant, terrible, se précipita au milieu de l’orgie en criant : – Jehanne, Colombaïk, où êtes-vous ?

– Fergan ! mon père ! – crièrent à la fois la femme et l’enfant. À cet appel, qui fit bondir son cœur, le serf, par un effort désespéré, se débarrassa de ses derniers assaillants, s’élança au travers du groupe des croisés, faisant voltiger son lourd bâton et distribuant devant lui, à droite, à gauche, des coups si rudes que les seigneurs, abasourdis, effrayés, refluèrent devant le carrier ; celui-ci, se frayant un passage au milieu d’eux, rejoignit enfin sa femme et son fils, les serra contre sa poitrine dans une étreinte passionnée ; les serviteurs renversés, foulés aux pieds, à demi assommés par Fergan, se relevèrent haletants et dirent aux seigneurs : – Nous étions en dehors de la porte de la rue, jouant aux osselets ; ce furieux est accouru, venant de la place du marché ; il nous a demandé si l’on n’avait pas amené dans ce palais une femme bossue et un enfant ? – Oui, lui avons-nous répondu, – et à cette heure ils font la joie des nobles convives de notre seigneur le duc d’Aquitaine. – Alors ce forcené a, malgré nous, franchi la porte du palais ; nous avons voulu l’arrêter, il nous a frappés de son bâton ; et, guidé par le bruit des rires et des cris, il est arrivé ici.

– Il faut le pendre, et sur l’heure ! – s’écria le duc de Normandie ; – ces colonnes vaudront un gibet.

– Quoi ! ce bandit a osé nous menacer de son bâton !

– Nous menacer ? – s’écria le seigneur de Hautpoul, – il a fait mieux : j’ai, je crois, le bras cassé par le coup que j’ai reçu.

– À mort ce scélérat ! à mort ! – crièrent les croisés, revenus de leur première stupeur, – à mort !

– Où est donc le duc d’Aquitaine ? on ne peut pendre ici personne sans l’avertir.

– Il a disparu avec la reine des ribaudes ; mais qu’importe ! à son retour il trouvera ce truand pendu haut et court ; Wilhelm nous approuvera.

– Je donne, moi, ma ceinture ; elle servira de corde.

– Oui, oui, à mort le truand, à mort, et sur l’heure ! – crièrent les croisés.

Fergan, après avoir embrassé sa femme et son enfant, jugea d’un coup d’œil le péril, et remarqua que les seigneurs, venus en ce palais pour une nuit d’orgie, n’étaient pas armés.