Jure-moi donc de respecter notre vie, je te fais grâce et te délivre de tes liens.
– Un serment à toi, vil serf ! souiller ma parole en te la donnant ? – s’écria Neroweg VI ; et il ajouta avec un éclat de rire sardonique : – Autant donner ma parole de catholique et de chevalier à l’âne de bât ou au bœuf de labour !
– Ah ! c’en est trop ! – s’écria Fergan exaspéré en courant ramasser son bâton, qu’il avait jeté loin de lui ; – par les os de mes pères ! tu vas mourir, Neroweg ! – Mais au moment où le serf se saisissait de sa massue, Jehanne se cramponnant à son bras lui dit avec épouvante : – Entends-tu ce bruit qui s’élève ?… il approche… il gronde comme le tonnerre.
– Père ! – s’écria Colombaïk non moins terrifié que Jehanne, – regarde donc ! le ciel est rouge comme du sang !

Le serf leva les yeux et, frappé d’un spectacle étrange, effrayant, il oublia Neroweg VI. L’orbe du soleil, déjà près de l’horizon, était énorme et d’un pourpre éclatant ; ses rayons disparaissaient de moment en moment au milieu d’une brume ardente qu’il illuminait d’un feu sombre, dont les reflets colorèrent soudain le désert et l’espace. On aurait cru voir cette scène terrible à travers la transparence d’une vitre tintée de rouge cuivré. Un vent furieux, encore lointain, balayant le désert, apportait avec ses mugissements sourds et prolongés une bise aussi brûlante que l’exhalaison d’une fournaise ; des volées de vautours fuyant à tire d’aile devant l’ouragan rasaient le sol, où bientôt ils s’abattaient et y restaient immobiles, palpitants, et poussant des glapissements plaintifs. Soudain, le soleil, de plus en plus obscurci, disparut sous un immense nuage de sable rougeâtre qui, voilant le désert et le ciel, s’avançait avec la rapidité de la foudre, chassant devant lui des chacals, des lions ; hurlant d’épouvante, ils passèrent effarés à quelques pas de Fergan et de sa famille. – Nous sommes perdus ! – s’écria le carrier ; – c’est une trombe ! – À peine le serf eut-il prononcé ces paroles désespérées qu’il se trouva enveloppé de ce tourbillon de sable, fin comme la cendre, épais comme le brouillard ; le sol mobile creusé, fouillé, bouleversé par la force irrésistible de la trombe, tournoya, s’abîma sous les pieds de Fergan, qui disparut avec sa femme et son fils sous une vague de sable, car l’ouragan sillonnait, labourait, soulevait les sables du désert comme la tempête sillonne, laboure, soulève les eaux de l’Océan !
*
* *
La ville de MARHALA, comme toutes les villes d’Orient, était traversée par des rues étroites, tortueuses, bordées d’habitations blanchies à la chaux et percées de rares petites fenêtres ; çà et là, le dôme d’une mosquée ou la cime d’un palmier, planté au milieu d’une cour intérieure, rompaient l’uniformité des lignes droites formées par les terrasses qui surmontaient toutes les maisons. Depuis quinze jours environ, la ville de Marhala, après un siège meurtrier, était tombée au pouvoir de l’armée des croisés, commandée par BOHÉMOND, prince de Tarente ; les remparts de la cité, à demi démantelés par les machines de guerre, n’offraient en plusieurs endroits que des monceaux de ruines, d’où s’échappait une odeur pestilentielle causée par la putréfaction des corps des Sarrasins héroïquement ensevelis sous les décombres de leurs murailles. La porte d’Agra avait été l’un des points les plus vivement attaqués par une colonne de croisés, sous les ordres de Wilhelm IX, duc d’Aquitaine, et le plus vaillamment défendu par la garnison ; non loin de cette porte s’élevait le palais de l’émir de Marhala, tué lors du siège de la ville. Wilhelm IX, selon la coutume des croisades, avait, après la victoire, fait arborer sa bannière au-dessus de la porte de ce palais, dont il prit ainsi possession.
Le jour allait bientôt toucher à sa fin ; assise dans une des salles basses du palais de l’émir, Gertrude, grande vieille femme ridée, au nez crochu, au menton saillant, vêtue d’une longue pelisse sarrasine provenant du pillage, se tenait accroupie sur une sorte de divan très-bas garni de coussins. Elle venait de dire à une personne invisible : – Fais entrer cette créature.
La créature entra ; c’était Perrette-la-Ribaude, la maîtresse de Corentin-nargue-Gibet, en compagnie de qui elle avait quitté la Gaule pour venir en Palestine. Le teint de la jeune fille, brûlé par le soleil, rendait plus éclatante encore la blancheur de ses dents, le corail de ses lèvres, le feu de ses regards ; l’expression de sa jolie mine était toujours d’une joyeuse effronterie, son costume dépenaillé tenait à la fois du masculin et du féminin ; un turban de vieille étoffe jaune et rouge couvrait à demi ses cheveux noirs, épais et frisés, une longue veste ou cafetan de soie vert pâle à broderies éraillées, dépouille d’un Sarrasin, et deux fois trop large pour elle, lui servait de robe ; serré à sa taille par un lambeau d’étoffe, ce vêtement laissait voir les jambes nues de la Ribaude et ses pieds poudreux, chaussés de mauvaises sandales ; elle portait au bout d’un bâton un petit paquet de hardes. À son entrée dans la salle, Perrette dit à la vieille d’un ton délibéré : – Je me trouvais sur la place, où l’on faisait une vente de butin à la criée ; une vieille femme, après m’avoir longtemps regardée, m’a dit : « – Tu me parais une bonne fille… veux-tu changer tes guenilles pour de beaux habits et mener joyeuse vie dans un palais ? viens avec moi. » – J’ai répondu à la vieille : Marche, je te suis… et me voilà ?
– Tu me parais une délurée commère ?
– J’ai dix-huit ans et je m’appelle Perrette-la-Ribaude.
– J’aurais deviné ton nom sur ta mine effrontée ; tu me plais, je te garde. Cependant, dis-moi ? es-tu bonne compagne ? point querelleuse ? point jalouse ?
– Ah ! j’aurais des compagnes ici ?
– Oui.
– J’entends… Mais plus je vous regarde, honnête matrone, plus il me semble vous avoir déjà vue… Est-ce que vous ne teniez pas à Antioche la taverne de la Croix-du-Salut ?
– Tu ne te trompes pas.
– Ah ! vous avez dû gagner là des sacs de besans d’or ? Quelle vie menaient dans votre maison les seigneurs croisés avec vos jolies pupilles, vénérable patronne !
– Et toi, quelle vie menais-tu à Antioche ?
– Moi ?… j’étais amoureuse.
– Cela va de soi ; mais de qui ?
– D’un roi !
– Tu plaisantes, ma mie ; il n’y a point de roi à la croisade.
– Vous oubliez le Roi des Truands.
– Quoi ! le chef de ces bandits ? de ces écorcheurs ? de ces mangeurs de chair humaine ?
– Lui-même ; mais avant qu’il fût Roi des truands, je l’aimais déjà sous le modeste nom de Corentin-nargue-Gibet. Hélas ! qu’est-il devenu ?
– Tu l’as donc quitté ?
– Un jour j’ai dérogé… Oui, moi, Reine des ribaudes, j’ai délaissé le roi des truands pour un duc.
– Un duc des gueux ?
– Non, non, un vrai duc, le plus beau des ducs, Wilhelm IX !
– Le duc d’Aquitaine ?
– Oui. C’était à Antioche, après le siège, Wilhelm IX passait à cheval sur la place ; il m’a souri en me tendant la main, j’ai mis mon pied sur le bout de sa bottine, d’un saut, je me suis assise sur le devant de sa selle, il m’a emmenée dans son palais ; et là… vive l’amour et le vin de Chypre ! – Puis, semblant se rappeler un souvenir, Perrette se mit à rire aux éclats.
– De quoi ris-tu ? – lui dit la mégère ; – quelque bon tour ?
– Jugez-en. Vous savez l’horreur du duc d’Aquitaine pour les juives ?
– À qui le dis-tu ! Un jour, à Édesse, croyant au goût de Wilhelm IX pour le fruit défendu, je lui parlais d’une petite juive de quinze ans que je gardais dans un réduit secret, car si elle eût été connue comme juive on me l’aurait brûlée ; imagine-toi qu’à ma proposition de juiverie le duc a failli m’étrangler !
– L’histoire a couru dans Édesse ; c’est ainsi que j’ai su l’horreur de Wilhelm IX pour les filles d’Israël… Or donc, ce jour-là même où il m’emmenait sur son cheval, vient à passer en litière une très-belle femme ; à sa vue, mon débauché, oubliant qu’il m’emmène, tourne bride et suit la litière ; moi, craignant qu’il me plante en chemin pour l’autre femme, je dis à Wilhelm IX : « – Quel trésor de beauté que cette Rebecca, la juive qui vient de passer en litière ! » – Ah ! ah ! ah ! matrone ! – ajouta Perrette en recommençant de rire aux éclats, – grâce à cet heureux mensonge, mon débauché a de nouveau tourné bride et pris le galop vers son palais en fuyant la litière, non moins effrayé que s’il eût vu le diable ; et voilà comment, ce jour-là du moins, j’ai gardé mon duc !
– Le tour était bon, petite ribaude. Ah çà, et ton roi ?
– Le soir même de cette aventure, il est parti d’Antioche avec ses truands pour une expédition ; depuis je ne l’ai plus revu.
– Hé ! hé ! ma mie ! à défaut de ton roi, tu retrouveras ton duc ! tu es ici chez lui.
– Chez le duc d’Aquitaine ?
– Ce palais est celui de l’émir de Marhala ; après le siège de la ville, Wilhelm IX s’est emparé de ce logis, il donne ce soir une fête à plusieurs seigneurs, la fine fleur de la croisade ; presque tous sont d’anciens commensaux de ma taverne d’Antioche : Robert-courte-Hense, DUC DE NORMANDIE ; Héracle, SEIGNEUR DE POLIGNAC ; Bohémond, PRINCE DE TARENTE ; Gerhard, COMTE DE ROUSSILLON ; Burchard, SEIGNEUR DE MONTMORENCY ; Vilhem, SIRE DE SABRAN ; Radulf, SEIGNEUR DE BEAUGENCY ; Heberhard, SEIGNEUR DE HAUT-POUL, et tant d’autres joyeux compères, non moins amoureux du cotillon que du vin de Chypre et des dés. Aussi, pour plaire à ses hôtes, le duc d’Aquitaine m’a-t-il chargé de rassembler ici le plus grand nombre possible de jolies filles de bonne volonté.
– Hélas ! c’est donc pour cette nuit seulement que tu m’engages ? vénérable matrone !
– Non, non ; toi et les autres, vous resterez dans ce palais jusqu’au départ de l’armée pour Jérusalem.
– Mais la maîtresse de Wilhelm, Azénor-la-Pâle, que dira-t-elle ?
– Azénor ne sort pas de son appartement ; elle ignorera ou feindra d’ignorer la chose.
– Ainsi le duc veut avoir un sérail comme les émirs sarrasins ?
– Ce cher et honoré seigneur caressait cette bienheureuse idée même en Gaule ; hé ! hé ! il voulait fonder à Poitiers une nombreuse communauté de courtisanes, dont l’abbesse eût été la plus grande impudique du pays !
– Et dont Wilhelm IX eût été l’abbé ?
– Pardieu !
– Digne patronne, si je reviens jamais en Gaule, foi de reine des ribaudes ! je demanderai au duc d’Aquitaine d’être l’abbesse de sa communauté !
L’entrée d’une troisième femme interrompit l’entretien de Gertrude et de Perrette, qui s’écria en courant au devant d’une jeune fille misérablement vêtue et que l’on venait d’introduire dans la salle basse : – Toi ici, Yolande ! toutes les anciennes maîtresses du duc d’Aquitaine se sont donc donné rendez-vous à Marhala ?
Yolande était toujours belle, mais sa physionomie avait depuis longtemps perdu ce charme ingénu qui la rendait si touchante, alors qu’elle et sa mère suppliaient Neroweg VI de ne pas les dépouiller de leurs biens ; le regard d’Yolande, tour à tour hardi ou sombre, selon qu’elle s’étourdissait sur sa dégradante condition ou qu’elle en rougissait, témoignait du moins la conscience de son avilissement. À la vue de Perrette qui accourait vers elle avec un empressement amical, Yolande s’arrêta interdite, honteuse de cette rencontre avec la reine des ribaudes ; celle-ci, lisant sur les traits de la noble damoiselle un mélange d’embarras et de dédain, lui dit d’un ton de reproche : – Tu n’étais pas si fière lorsqu’à dix lieues d’Antioche je t’ai empêchée de mourir de soif et de faim ! Ah ! tu fais la glorieuse et tu viens ici comme moi en fille de bonne volonté !
– Oh ! pourquoi ai-je quitté la Gaule ? – reprit Yolande avec un douloureux abattement. – Réduite à vivre dans la misère avec ma mère, je n’aurais pas du moins connu l’ignominie ; je ne serais pas devenue courtisane ! Maudis sois-tu, Neroweg ! en me dépouillant de l’héritage de mon père, tu as causé mes malheurs et ma honte !
Et la damoiselle ne pouvant retenir ses larmes cacha sa figure dans ses mains, tandis que Gertrude, qui l’avait attentivement examinée, dit tout bas à Perrette : – C’est une belle fille, cette Yolande, une fort belle fille ; elle me fera honneur lorsqu’elle aura de riches habits, car elle est vêtue comme une mendiante. Tu la connais donc ?
– Nous sommes parties de Gaule ensemble : moi au bras de Nargue-Gibet, Yolande en croupe de son amant Eucher. En Bohême, lors d’une pillerie des croisés, Eucher a été tué par des Bohémiens qui se regimbaient. Voici donc Yolande veuve et esseulée ; une femme n’achève pas seule et en veuvage, surtout lorsqu’elle est jolie, un voyage aussi périlleux que le nôtre ; mais les hommes mettent à prix leur protection, et elle dure tant que la femme plaît. De protecteurs en protecteurs, Yolande est ainsi tombée sous la protection du beau duc d’Aquitaine ; c’était à Bereyte, en Syrie. Miracle inouï et digne de la Terre-Sainte ! le croiriez-vous, patronne ? Wilhelm IX est demeuré durant huit grands jours fidèle à Yolande !
– Hum ! hum !… absolument fidèle ?
– Absolument ! il n’avait en même temps pour maîtresses qu’Azénor-la-Pâle, Irène-la-Byzantine et Fathmé-l’Éthiopienne !
– Et c’est là ce que tu appelles une fidélité absolue ? petite ribaude !
– Certes, pour Wilhelm c’est de la continence ! Mais tout a un terme, et surtout la fidélité du duc d’Aquitaine ; aussi un jour a-t-il dit à Yolande comme à tant d’autres : « – Adieu, ma belle, fais beaucoup d’heureux ! » – A-t-elle suivi ce conseil charitable ? je l’espère ; mais ce que je sais, c’est que plus tard, chevauchant sur la route de Tripoli en croupe d’un gros chanoine de Lyon, j’ai rencontré Yolande mourant de faim, de soif, de fatigue, et près de rendre l’âme…
– Alors tu es généreusement venue à mon secours, Perrette, – reprit Yolande, qui, ses larmes séchées, avait écouté les paroles de la reine des ribaudes ; – tu m’as donné de quoi apaiser ma faim et ma soif.
– Rien de plus facile : mon chanoine était de ces saints hommes de Dieu, gens de sapience et de prévoyance, qui, en voyage, ont toujours outre de vin et jambon à l’arçon de leur selle, et jolie fille en croupe…
– Perrette, mes pieds saignants ne pouvaient plus me porter…
– Aussi t’ai-je donné ma place derrière mon chanoine ; ne m’en sais pas trop de gré, Yolande, j’étais lasse de chevaucher, les jambes me démangeaient d’autant plus fort que, depuis le matin, je lorgnais dans notre escorte un grand coquin d’arbalétrier ; il me rappelait mon pauvre Nargue-Gibet ! L’arbalétrier a été tué au siège de Tripoli ; c’était un fier amoureux ! Mais j’y songe, que diable as-tu fait de mon chanoine ?
– Il est mort enseveli dans le sable lors de la grande trombe qui a passé, il y a quinze jours, sur le désert au moment où nous y entrions ; les trois quarts de notre monde ont péri dans ce désastre. – Et Yolande ajouta en soupirant : – Ah ! je regrette de n’être pas aussi restée sous les sables !
– Quoi ? Par amour pour notre défunt chanoine ?
– Non, Perrette, par dégoût de la vie.
– Foin de pareilles idées ! Yolande ! une folle nuit d’orgie nous attend ! nous allons troquer nos guenilles pour de belles robes ! les parfums vont fumer ! le vin de Chypre couler ! l’or pétiller sous nos doigts ! Au diable la tristesse ! et gai, ma damoiselle !
– Tu as raison, Perrette, sottes sont les repenties ; pudeur, remords, foulons tout aux pieds, ma bonne fille ! Sommes-nous les seules, après tout ? Ah ! combien de chastes femmes, de timides jeunes filles ayant suivi leur père ou leur époux à la croisade, et plus tard séparées d’eux par les hasards de ce périlleux voyage, en sont venues, misère ou débauche, à appeler les passants par la fenêtre des tavernes !
– Certes, et des plus nobles dames rivalisant ainsi avec nous autres pauvres filles nous enlevaient le pain de la bouche, – reprit Perrette en riant aux éclats ; – demande à notre matrone quelles fières pupilles elle avait dans son lupanar de la Croix-du-Salut ! Foi de reine des ribaudes, j’étais toute glorieuse d’avoir ces princesses pour sujettes, en mes états de ribauderie ! Nous autres serves et vilaines, soit, c’est notre sort d’être folles de notre corps. Moi, par exemple, à treize ans le seigneur de Castel-Redon m’a violentée. En ces temps-là mon pauvre Corentin n’avait pas encore nargué le gibet ; alors serf des écuries du château, ce joyeux garçon me plut davantage que notre commun seigneur ; aussi, fuyant le manoir par une belle nuit de mai, nous avons rejoint une bande de serfs, rôdeurs de nuit ; ces bons amis de la lune nichaient le jour, par horreur du soleil, au fond des bois et des cavernes, volant et tuant pour vivre, ni plus ni moins, pardieu, que nos seigneurs ! dès lors Corentin, malgré ses peccadilles, a commencé de narguer le gibet, tant et tant il l’a nargué, que le nom lui en est resté, jusqu’au jour où il fut élu roi des truands et moi reine des ribaudes. Maintenant où es-tu ? ô mon roi, ô mon Corentin !
– Tu l’aimes toujours ?
– Est-ce qu’on n’aime pas toujours son premier amant ?
– Tu dis vrai. – répondit Yolande dont les yeux se remplirent de larmes. – Pauvre Eucher… Ah ! qu’ils étaient beaux nos premiers jours d’amour et de liberté !
– Allons, mes filles ! point de chagrin, – reprit la matrone, – les pleurs enlaidissent ; on va, mes colombes amoureuses, vous conduire aux bains de l’émir ; là sont réunies vos compagnes et quelques-unes des plus belles esclaves sarrasines de ce chien d’infidèle. Mon seigneur le duc d’Aquitaine, dans sa part du pillage de la ville, s’est réservé tous les riches vêtements de femme et tous les parfums de Marhala ; faites-vous donc belles, mes filles, et vive l’amour !
À ce moment une vieille femme, qui avait déjà introduit dans la salle basse Perrette et Yolande, entra en riant aux éclats et dit à l’autre mégère : – Ah ! Gertrude, la bonne trouvaille !
– Qu’as-tu à rire ainsi ?
– Tout à l’heure, après vous avoir amené cette belle fille, – elle désigna du geste Yolande, – je suis retournée jeter mon hameçon sur la place du marché, – puis elle ajouta en se remettant à rire, – et j’ai trouvé là… et j’ai trouvé là…
– Achève donc.
Mais la vieille, au lieu de répondre, disparut un instant derrière le rideau qui masquait la porte et revint bientôt riant toujours, traînant après elle Jehanne-la-Bossue, qui, pouvant à peine marcher, tenait par la main le petit Colombaïk, non moins épuisé que sa mère par les privations et par la fatigue. Pour tout cœur impitoyable, la pauvre femme avait en effet un aspect risible ; ses longs cheveux emmêlés, cachant à demi sa figure, tombaient sur ses épaules nues, poudreuses comme son sein, ses bras et ses jambes ; elle n’avait pour vêtement que des lambeaux déguenillés, attachés autour de sa taille avec un lien de roseaux tressés, de sorte que sa triste difformité apparaissait dans sa nudité. Jehanne s’était dépouillée des guenilles qui formaient l’espèce de corsage de sa robe, pour envelopper les pieds de Colombaïk, écorchés à vif par sa longue marche à travers les sables brûlants. La femme du carrier, suivant toujours la mégère qui continuait de rire aux éclats, n’osait lever les yeux.
– Quelle créature m’amènes-tu là ! – s’écria l’entremetteuse ; – je n’ai de ma vie rien vu de plus hideux ! Que veux-tu faire de ce monstre ?
– Une excellente bouffonnerie, – reprit l’autre vieille en calmant enfin son hilarité ; – nous attiferons grotesquement cette vilaine bête, en laissant surtout sa bosse bien à nu, et nous présenterons cet astre de beauté à ces nobles seigneurs qui veulent passer une folle nuit, ils crèveront de rire… Vois-tu d’ici cette pouponne au milieu de notre bande de jolies filles ?…
– Ah ! ah ! ah ! excellent projet ! – reprit la matrone en riant non moins bruyamment que sa compagne. – Nous coifferons ce monstre d’un turban démesuré, orné de plumes de paon ; nous ornerons sa bosse de toutes sortes de petits affiquets… Elle n’aura pas d’autre vêtement… Ah ! ah ! combien ces chers seigneurs vont se divertir !
– Ce n’est pas tout, Gertrude, ma trouvaille est doublement excellente ; regarde un peu ce marmot, vois ces beaux yeux bleus, cette gentille figure…
– Il est vrai… Malgré sa maigreur et la poussière dont ses traits sont couverts, sa petite mine est avenante.
– Aussi ai-je pensé que… – et l’horrible vieille, baissant la voix, approcha ses lèvres de l’oreille de la matrone et toutes deux parlèrent à demi-voix.
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